I L’arrivée
Nous y sommes, est ce un retour ou le début de quelque chose ?
Après quarante sept ans, revenir à Oran.
Pour ma mère un souhait, sans doute gardé longtemps muselé.
Pour moi, curiosité sur ce passé qui m’échappe, ces années absentes de ma mémoire.
Nous y sommes, à trois.
Il manque mon père – qui n’aurait pas fait ce voyage, certainement – et ma soeur ainée pour qui le temps n’a pas de prise, toujours dans la déchirure.
Il a fallut attendre le premier matin pour que ma mère s’étonne que là bas soit ici.
Empreinte de souvenirs mille fois racontés, elle y tourne en rond – butant sur la réalité face à elle.
Rue d’Arzew, un peu perdue, elle va à petits pas et cherche des repères. Quelques éclats.
Mais une question plane : est elle ici, là bas ou déjà ailleurs ?
Elle y est sans y être.
Peut être un peu trop tard..
II La ville
Le bus entre dans la ville.
Au quartier de la Marine, une montée d’adrénaline pour une femme qui saute de joie en apercevant le N° 9 d’une rue « c’est ma maison », elle nous le dit, nous le crie, pleure et rit.
Un brouhaha envahit le bus, interjections dans ce savant parlé oranais mélange hispano-français-arabe.
Délire contagieux, on a tous le sourire.
Etape à l’Hotel de Ville gardé par ses lions immuables,
Ils n’ont pas changé, le soleil non plus.
Tout le reste a vécu, muté, mué.
Comme nous.
Tout le reste foisonne de vie.
La ville a grandi dans un brouillon d’ugence et de nécessité ; mélange hétéroclite.
Les façades haussmaniennes criblées de paraboles, les enseignes de magasin alternent français et arabe, certaines désuètes et fanées vantent le chic parisien. Dans le hall de l’ancien cinéma Le Regent, un homme vend des cuvettes de wc. Derrière la porte cochère d’un immeuble bourgeois, un autre attend des clients, il y a installé son bureau.
Une plaque de rue émaillée bleu « rue Diderot » .. pourquoi celle là est elle restée ?
Présent et futur bousculent l’ architecture coloniale.
Entre rai et klaxons, le muezzin.
La foule dense et diverse, femmes portant le foulard ou les tenues européeenes, un homme agé soignant sa ressemblance avec Omar Shariff, des adolescents nous souhaitant la bienvenue, des groupes de chinois, des écolières en blouses roses....
Je pense à Cuba, que je ne connais pas. Je ne sais pourquoi.
Ma mère reconnaît des lieux par flash.
Il lui faut du temps, ce temps qu’elle ne maitrise plus, ce temps qui lui joue des tours, lui fait des croche-pattes.
Ce temps qui la trimballe de ses souvenirs de petite fille à sa vie d’arrière grand-mère mélant les époques, sans le lui dire !
Il lui faut du calme, tout va trop vite et trop fort.
Elle ne sera pas notre guide. Dans ce voyage vers l’enfance, elle ne peut nous donner la main.
Je lui tiens le bras, lui montre le chemin.. moi ! quelle étrange rôle, moi qui ne me souviens de rien !
Pourtant je sais la rue d’Arzew, pourtant je sais la grande Poste, la place de la Bastille et le front de mer, pourtant je sais Mme Latorre, le café Carsenti, les Cristobal ou les Foissy, pourtant je sais le Ravin Blanc, et Gambetta et St Eugène....
Tous leurs souvenirs engrangés par ma mémoire avide de se remplir.
Retour à l’hotel par la plage des Andalouses.
Je rage de ne pas avoir mon maillot de bains, l’eau est tellement bonne ! marcher dans les vagues .. j’ai les pieds enflés, et sous le regard du groupe ils ne sont pas assez noirs, mes pieds !
Identité : le cul entre deux chaises. Ni assez pied-noir, ni assez bretonne.
III Santa Cruz
Sur la route sinueuse qui mène à la basilique de Santa Cruz, le car s’arrête pour laisser descendre les courageux qui veulent finir le parcours à pied. C’est un lieu de pèlerinage.
A cette halte, des parfums , enfin ! les pins, l’origan ou le thym – je ne sais pas-
La ville n’exhale que des relents d’égouts, des vapeurs de pot d’échappement, et aussi parfois une sale odeur de poisson pourri..
La Vierge de Santa Cruz domine la baie.
Toute la dimension d’Oran nous apparaît alors. Deux millions d’habitants, toujours en expansion, un grand chantier.
De son promontoire la Vierge continue de protéger Oran, peu lui importe la valse des gouvernements, cela ne change rien à son destin.
Nous pique-niquons sur l’esplanade du cloître.
En dégustant la calentica et la mouna, l’évidence s’impose à moi : mon palais et mes papilles sont pied-noirs !
Chacun place son identité culturelle où il peut !
La brume matinale s’est levée, la baie d’Oran est magnifique.
IV Notre maison
Pour retrouver notre maison, le quartier, et l’école de mes soeurs, nous avons quitté le groupe.
Le taxi nous dépose devant la Grande poste, et nous passons le reste de la journée seuls en centre ville.
La rue, notre rue !, se trouve derrière la poste.
Immeubles cossus du centre, devant la grande porte de bois, des ouvriers nous accueillent.
Ils refont les appartements, nous demandons à visiter.
Ils ont du mal à comprendre que nous voulions aller sur la terrasse de l’immeuble.
Là, il n’y a pas d’appartement !
Non, bien sûr, seules deux pièces minables : c’est la loge de la concierge.
Oui, c’est bien là que nous allons ! c’est notre chez nous.
Les conciergeries se trouvaient sur les toits, construites à l’économie, elles avaient l’avantage de cuire en plein soleil sur les terrasses.
Mais ce fut un luxe... la terrasse aux tomettes rouges était tour à tour :
un terrain de jeux sans danger,
une piscine parfois quand ma mère remplissait d’eau un des carrés délimité par des bordures,
un continent pour nos tortues apprivoisées
un lieu d’échange avec les voisins
la place privilégiée pour les commérages entre concierges
un cinéma de plein air aussi : ma mère tendait un drap sur le mur de l’immeuble mitoyen et mon père projetait un film de Chaplin
une vue imprenable sur la ville, un bout de mer, et toujours Santa Cruz ...
et il faut bien le dire monter quatre étages pour chercher la concierge devait en rebuter plus d’un !
La cage d’escalier est toute défraichie, la rampe vermoulue, seuls les marches en marbre se moquent des pluies qui doivent se déverser par la verrière du toit qui n’a plus que son ossature.
Ma mère et ma soeur s’y retrouvent, se retrouvent, elles sont bien là chez elles .
Je me contente de découvrir et décide de faire une série de photos des sols : tomettes en terrasse, marbre de l’escalier, carreaux de ciment différents à chaque palier, carrelage blanc et noir de la pièce N° 1 de la loge – cette pièce servait de salle à manger, et de chambre parentale— mosaïque décorative du hall d’immeuble.
Impossible de m’arrêter, les sols me captivent - sujet d’’analyse psy à envisager-
Le jeune ouvrier habite là pendant les travaux, c’est sa cabane de chantier en quelque sorte. Il ne parle peu français, mais il a compris que nous n’étions pas « les riches colons » ..
Près de la buanderie, sur un tas d’ordures, le sommier du lit de mes parents, ce lit dans lequel je suis née.
Demain nous repartons.
octobre 2009