Il m’arrive quelque chose. D’habitude on ajoute, extraordinaire ou incroyable ou simplement un mot qui ment par avance, mais cinéma oblige, qui pique la curiosité de l’interlocuteur. Ce qui m’arrive, j’aimerais tellement dire que c’est banal, j’aimerais tellement savoir que c’est normal que je vais simplement le raconter, comme on arrive à raconter que « hier il a un peu plu, mais quand même le soleil est apparu au moment où on a sorti le barbecue ». Raconter ce qui m’arrive comme tout ce qui me fait horreur, les boucles discursives qui servent à réfléchir quand on ne sait pas quoi dire à quelqu’un à qui, de toute façon, on n’a pas envie de parler, les poncifs qui balisent les conversations des gens qui ne pensent pas ou en tout cas pas à ce moment-là, les phrases molles qui servent de barrières aux pusillanimes ou aux accidentés de la communication. Raconter ce qui fait la vie, l’état des choses qui s’articulent quand on sait que l’on vit, quand toutes les histoires passées se retrouvent à chaque moment du présent, quand on peut s’exposer tel que l’on est. Ce n’est pas une histoire d’amour, encore que… mais on verra cela plus tard. C’est l’histoire d’une amitié. Je dis on verra plus tard, parce que je ne fais pas vraiment de différence entre amour et amitié, ce n’est qu’une question de niveau, de qualité de dévoilement ou même de quantité. On en parlera plus tard. C’est l’histoire d’une amitié qui naît. Elle est belle comme toutes les naissances, et même un peu plus parce qu’on n’est pas obligé de s’extasier sur le nourrisson en s’empêchant de dégueuler sur place tellement il est fripé, rouge avec les os mal mis… Alors, voilà. Il m’arrive de lire, beaucoup, souvent et des livres qui m’apportent quelque chose, des livres qui me font réfléchir, et puis il m’arrive de lire des textes sur des sites littéraires et ce que cela m’apporte, n’a rien à voir avec un mécanisme d’enrichissement intellectuel, encore que…
Sur un site, bordé par l’adjectif virtuel qui le dématérialise plus sûrement que n’importe quel artifice, la lecture se fait rapide, l’oubli aussi, et il faut pour garder une trace forte se représenter l’auteur, trouver derrière des mots une personne bien vivante, pour que ce jeu d’écriture et de lecture ne soit pas complètement robotisé, pour que le lecteur puisse faire jouer ce qui l’accompagne dans sa quête machinale, ses sentiments. Des fois on se trompe sur les sentiments nécessaires et on mélange un peu, on trouve avantage à parler d’amour, alors que ce qui convient est d’abord le fruit d’une émotion, n’importe laquelle et son ressenti, ce qui, bien traduit, donne le sentiment du lecteur. Donc, je lis des choses et de la même manière, je suis lu, comme une chose et représenté comme un sujet. Déjà, c’est encourageant, et bien souvent c’est parce qu’on anticipe cette représentation que l’on poste, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie… À cet endroit de mon récit, rien ne vient encore nouer les circonvolutions cérébrales comme des tripes pleines de lettres, et c’est plutôt bien, il ne s’est encore rien passé ou plus exactement, je n’en ai encore rien dit.
Voici ce qui s’est passé : j’ai reçu un message qui me demandait si je voulais participer à un travail en commun. Et cette question est arrivée, d’une manière on ne peut plus naturelle, en ponctuant quelques échanges précédents, en refermant des parenthèses, en exhumant des sensations assez intéressantes qui avaient pu s’épanouir au fil de mes lectures. Bien sûr, parce que rien n’est simple, cette question somme toute anodine en fait fleurir mille autres : quelle forme a cet engagement, que faut-il avoir vécu pour pouvoir écrire avec quelqu’un, comment se reconnaît-on capable de le faire, mais jamais la question « qui est-il ? » ne s’est écrite. Alors là, je sais d’un seul coup que je me suis remis au boulot, que j’ai envie d’avancer vers de la compréhension, que je me sens un peu plus fort qu’avant et que je peux parler en mariant mon expérience et mon désir (je vous disais qu’entre amour et amitié…).
Bien, et maintenant ?
Maintenant, je vais partager quelque chose. Je vais marcher jusqu’à la lisère des choses impalpables du cœur et de l’esprit, dans ces endroits où l’on est constamment en danger parce que ce qui est dit, ce qui est produit là s’exprime et a du sens à la condition expresse que toutes les défenses tombent. Je vais donc me mettre tout nu (je vous disais qu’entre…).
Elle va finir par être désagréable cette comparaison, par tout ce qu’elle engage comme instabilité. C’est vrai quoi, tout le monde sait bien que ce n’est pas pareil l’amour et l’amitié, surtout ceux qui ne se sont jamais posé la question au fond. Alors, ça veut dire quoi de semer le doute jusque dans son propre esprit ? N’est-ce pas seulement une façon de prouver qu’on réfléchit ? Est-ce vraiment nécessaire ? Oui et non, je suis peu de choses, parfois j’ai besoin que quelqu’un me regarde ou me lise ou me permette de lire des choses que j’avais appréhendées, j’ai besoin de savoir qu’ailleurs, autrement des gens disent la même chose, pensent la même chose. Et, complaisant, ou pleutre, ou lâche, ou veule, je me mets à apprécier ces gens. Il y a deux choses, là : peut-être que ces adjectifs sont mal choisis, peut-être est-ce le verbe, ou encore peut-être que ce n’est pas parce je reconnais des mots ou des idées que j’apprécie ceux qui les profèrent. Oui, je crois que c’est ça, c’est parce qu’on atteint un certain niveau d’expression, de capacité sensible ou d’évaluation qu’on s’estime, qu’on « s’entend », qu’on se « souffre ». Je ne suis donc pas complaisant ou pleutre ou lâche ou veule. C’est bien d’écrire, on peut dire le contraire de ce qu’on écrit deux minutes avant, ce n’est pas exactement la même chose avec la pensée. Cette amitié, comment se construit-elle ? Comment deux personnes qui ne se connaissent pas peuvent-elles devenir des amis ? Attention à ce que vous allez répondre, parce que la réponse conditionne trente ans de ma vie. Ce serait les trente ans à venir, je m’en moquerais un peu, j’ai appris chez les scouts à brouiller les pistes et chez les humains normaux à passer quelques compromis, avec les autres, avec moi-même et si l’on me dit intègre, c’est simplement que je dois en passer un peu moins que d’autres, mais je sais faire ; non, les trente années de ma vie concernées sont celles que je viens de passer, et si la réponse contrevient à des principes fondamentaux, ceux qui m’ont permis bon an, mal an d’être un peu joyeux, c’est toute une caisse de journaux intimes que je dois brûler, des années de labeur que je tords comme des canettes de bière, des milliers de regards dans la glace pour m’admirer que j’aurais perdus ! Si je peux chercher la réponse avec vous, ce n’est pas pour influencer votre décision, c’est simplement parce que je cherche encore comment se construit une amitié et que je cherche encore à savoir si j’ai raison quand je dis qu’amour et amitié et tralala et tralala…
Je crois que l’expérience de la vie est faite de deux expériences principales, une consciente, une autre inconsciente et qu’elles sont disjointes. Je crois aussi que tout le travail que l’on produit dans le laps de temps où on est conscient de son parcours consiste à joindre les deux expériences. Pour faire vite, l’expérience inconsciente cèle l’ensemble des promesses que se font les humains, le besoin de survivre, la volonté d’être ensemble et l’expérience consciente vise à plaquer plaisir et déplaisir sur ces manifestations des corps et des corps mentaux. Et pour que ce ne soit pas aussi simple, on fabrique des règles et des lois qui contredisent, laquelle le plaisir, laquelle le besoin d’être reconnu, ou telle autre la possibilité d’un bonheur illusoire. L’amitié, comme l’amour, comme l’indifférence est issue de cette expérience inconsciente, et la conscience permet de décider que ces pratiques ne sont pas identiques. Moi, j’ai décidé que ce serait la même chose. On peut s’entendre là-dessus ? Parce que de toute façon, même si on est d’accord sur le fait que ce n’est qu’une décision, cela ne nous dit pas pourquoi et comment elle intervient, ni comment naît cette chose décidée.
Il y a d’abord quelques mots, dont la sonorité et le sens se conjuguent assez simplement avec d’autres mots. Des mots que l’on reconnaît. Des mots qui disent simplement que l’on est en train de faire la même chose. C’est un premier temps. Bien sûr cela ne suffit pas parce que le monde serait peuplé d’amis et l’amitié le vent infernal qui ferait tourner toutes les têtes, tous les militaires seraient des amis, et les chauffeurs aussi et les banquiers…
Dans un deuxième temps, apparaissent d’autres mots ; des mots que l’on reconnaît mais que l’on ne connaissait pas, des mots qui indiquent plus sûrement que n’importe quoi d’autre, le chemin que l’on a dû faire pour les trouver, le parcours nécessaire à l’autre pour les écrire et ce qu’il a fallu construire ou détruire pour les débusquer. Ces mots, un peu différents, mais pas assez tout de même pour ne pas être déchiffrés sont comme des traces sur une argile meuble, il suffit de peu pour se tordre la cheville, mais ils ressemblent à de petits cailloux que l’on suit, persuadé de se trouver sur une piste, balisée par la question de ce que l’on cherche. Et quand on arrive à lire en même temps les mots semblables, confortables et les mots qui nous appellent tout près du précipice, quand on arrive à mesurer la distance entre les deux discours pas comme un éloignement mais comme un temps différent dans une histoire commune, quand on arrive à comprendre les paroles comme des passerelles entre deux angoisses fondamentales, l’amitié se concrétise, d’une manière presque impalpable, sans esbroufe, sans avertir. Et la difficulté, toujours entière d’un bout à l’autre de cette opération d’agrégation de deux esprits est justement de prendre conscience de l’intelligence qu’il a fallu à toute une société pour mettre en place les codes, les barrières, les schémas et les structures pour que se reconnaissent deux personnes, un peu, beaucoup, passionnément (je vous disais que…). Une autre difficulté est aussi d’accepter d’être le nourrisson de cette intelligence.
L’amitié est finalement un lien d’intelligence qui ressemble à un tissu de vérités.
Ces liens relient le lecteur à lui-même, le lecteur à celui qui écrit, celui qui écrit à lui-même, l’écrivain à celui qui le lit. Je dis lecteur et écrivain, parce que c’est plus simple, mais on peut parler d’homme et de femme, on peut parler d’humains, on peut parler de tous ceux qui ont conscience d’être ou tout simplement de faire quelque chose. Et tous ces liens ne sont que de la matière humaine, des envolées nuageuses de l’espoir permanent qui habite chacun. C’est l’espoir de trouver quelqu’un avec qui affronter plus facilement les questions qui nous hantent, c’est l’espoir de survivre à moindre frais, c’est l’espoir de sentir se poser sur soi un peu d’envie, comme une bouffée d’air frais, comme une ouverture supplémentaire dans la maison que l’on habite.
Maintenant, je vais me réfugier derrière un regard scientifique pour expliquer des choses, un peu compliquées pour moi, poser des comparaisons, même si elles sont fausses (les comparaisons sont toujours fausses, sinon on ne se permettrait pas d’en faire autant : c’est comme telle ou telle chose, c’est comme untel, c’est comme… si c’était « comme », on n’aurait pas besoin de le dire !). Bon, je me lance dans l’erreur. Il faut pour toute action, pour toute activité, une énergie qui la nourrisse, une transformation, une combustion.
Quelle est-elle dans la genèse d’une amitié ? Bien sûr, les choses se font naturellement, on l’a vu plus haut, les rapprochements, les interpellations ne se créent pas de toute pièce et s’inscrivent dans une mouvance générale, dans un déploiement de soi qui franchit allègrement l’espace qui sera réservé à cette amitié. C’est bien ce qui me permet de dire que la naissance d’une amitié est déjà inscrite dans toute activité humaine, et que l’on ne s’active que pour déboucher sur ces rapprochements qui donnent de l’air ou le sourire, ou qui entretiennent l’envie de vivre ou au moins l’envie de faire quelque chose pendant que l’on vit. Je parle d’amitié, mais n’est-ce pas l’idée d’amour qui s’impose tout de suite ? (Je vous le disais…). Bien. L’énergie. Elle est constituée de plusieurs éléments assez intangibles, elle relève de cette combinaison entre le conscient et l’inconscient, il y a le choix tout d’abord, expérience forcément consciente, ce que l’on choisit est ce que l’on pose comme émanant de soi, pas ce que l’on garde en soi. Par exemple, je ne choisis pas de faire battre mon cœur, ni même de respirer. Mais je peux choisir d’arrêter de respirer pour exprimer, pour expirer quelque chose. Le choix donc, et la prise de risque. Je choisis de faire telle ou telle chose, d’écrire avec des mots particuliers, de les publier, je vais donc prendre le risque de mettre ma personne à découvert, le risque que l’on me pille, que l’on me regarde, que l’on rentre dans mon intimité ou pire encore que l’on ne me regarde pas. Et ce risque ne peut pas être mesuré, il est donc total. Il ne peut être mesuré parce que aucuns des paramètres qui le composent ne sont connus. On ne connaît rien de notre expérience à venir, jamais. Parce que notre expérience est toujours inscrite dans ce que les autres font de nos choix et de notre prise de risque. Et les autres, si on savait par avance ce qu’ils vont faire de nous…. On se contente de l’imaginer et cela nous donne du courage. L’amitié naît de là. Dans la reconnaissance des mots figure la reconnaissance du risque. On peut le reconnaître parce qu’il est toujours circonscrit à cette idée d’invasion, de perte de soi ou de fantasme de perte de soi, et parce qu’on le reconnaît, on le rend identique. De là à dire qu’on fabrique du pareil pour se rassurer un peu, de là à dire qu’on fonctionne tous de la même façon, de là à dire qu’amour et amitié…
Le risque comme une énergie, n’est-ce pas la négation des impossibles ?
Et ce risque se transforme, c’est la combustion, c’est l’oxydation, c’est-à-dire l’ajout d’oxygène qui lui permet de brûler. Parfois quand l’on rencontre quelqu’un, on a l’impression d’avoir un peu d’oxygène en plus, à chaque goulée d’air, on a l’impression de brûler… sait-on à ce moment là que c’est de l’oxydation ? Amour, amitié inoxydable, curieux paradoxe fautif.
Donc, l’amitié est une consumation lente, une perte de soi, une destruction de son soi, un enrichissement ? Sans doute aucun et la boucle est bouclée : l’amitié est effectivement liée au risque que l’on prend et ce risque est forcément inconscient parce qu’il est sa tautologie. Il n’y a de vie que s’il y a amitié, amour, vous l’appelez comme vous voulez, je crois qu’à ce stade, cela n’a aucune importance. Il faut seulement souligner que dans l’amitié (ou l’amour) se rejoignent expérience consciente et inconsciente et qu’elle signe le travail que nous opérons sur nous. Elle aura la richesse des moyens que nous nous donnons, elle sera la somme des connaissances que nous offrons à l’autre et ceci est tout un art. Petite digression qui apporte son lot de questions : art, vient de « ars, artis » mot latin qui signifie façon de faire. Pour ce qui est de la participation de l’esprit dans la construction d’une œuvre, il y a un mot grec qui est « techné » étonnant glissement de sens qui a conduit « façon de faire » à désigner les œuvres de l’esprit et « technique » à désigner les processus mécaniques de fabrication. Et si on utilisait ce glissement de sens pour appréhender l’amitié ? Peut-elle n’être qu’une question de techniques, est-elle un art, de vivre, de créer, de penser, une façon de faire, un investissement spirituel ?
Bon, on va dire un art de vivre. Et maintenant je m’interroge : est-ce que je peux écrire sans prendre le risque de l’amitié ou de l’amour (vous savez bien, vous avez fini par admettre que c’était la même chose ou que cela n’avait pas de sens de les distinguer) ?
Je vous épargnerai la réponse, évidente, et je reviens sur l’idée d’art de vivre. En fait, l’amitié est la conjugaison de deux rythmes différents. La projection de ses propres besoins, de son désir et de ses attentes trouve sa lumière dans l’expression identique des besoins, désir et attentes de l’autre, en un autre temps, en un autre lieu et la correspondance inévitable entre deux affirmations souligne toujours la permanence des choses essentielles, c’est-à-dire la réalité vivante de l’humain. Quand on arrive à mesurer cela dans le domaine amoureux, on n’est pas très loin de la littérature. De là à penser que c’est la littérature qui permet de dire qu’il n’y a aucune différence entre amour et amitié…
Écrire, c’est vivre une amitié, forcément.
Alors, faites moi l’amitié d’écrire…
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