Aujourd’hui, nous nous retrouvons dans ce café accueillant qui a abrité nos premiers mots. La musique en sourdine permet à tous les clients de se parler et l’air entraînant, un peu cubain, un peu antillais incite chacun à sourire. Cette fois encore, nous parlons peu, soucieux de ne dire que des choses qui ont un sens, non que nos paroles soient d’or, mais dans nos têtes se trient tous les paradoxes et les envies que combattent nos surmoi et c’est un travail qui requiert toute notre attention et que nous faisons avec application, conscients de l’importance d’un moment volé à la conformité de la vie quotidienne et à ce titre, inoubliable. Tu as commandé un deuxième alcool, léger certes mais qui nimbera doucement ta volonté contrariante de laisser entre nous ce qu’il faut d’espace pour ne pas prendre de risques. Tu sais bien que tu n’as pas besoin de ce breuvage, tu sais que ta lucidité et ton intelligence t’autorise à voir la situation que nous vivons comme une expérience pleine de vie. Nous nous sommes assis du même côté de la table. Le whisky que je sirote n’est pas très bon, mais cela n’a pas d’importance, ce qui compte c’est de pouvoir passer un moment ensemble, sans rien se demander, sans rien quémander, un moment plein de ce que peuvent s’offrir deux grandes personnes qui adorent redevenir des enfants et s’extasier sur la permanence du plaisir qui constitue ou qui devrait constituer l’essentiel d’une vie.
Et puis, naturellement, nous nous sommes tournés l’un vers l’autre, nous faisant face. Une façon de nous dire que nous n’avions pas peur de nous regarder et de découvrir dans nos regards libérés la lueur qu’entretient notre envie.
À ce moment-là, j’ai posé mes mains sur tes genoux. Un drôle de geste, franc et curieusement pas agressif du tout, pas emprisonnant non plus, un peu comme si mes mains prenaient la place des tiennes pour trouver une pose plus confortable. Mais à la réflexion, c’était un geste incroyable, riche de signification. Paré de promesses. Et ta peau l’a bien senti qui s’est immédiatement mise à onduler, transportant un peu de l’électricité qui se fabriquait. Mes mains sur tes genoux s’étaient placées à égale distance de tes chevilles et de ton ventre, sur les proéminences les plus accessibles. Évidemment, ce ne pouvait être les chevilles, tu n’aurais pas aimé que j’y pose mes mains à cet instant, notre intimité ne permet pas encore que je surmonte la barrière que tu mets entres tes chevilles et le regard des autres ; ce ne pouvait être plus ton ventre, même si sa rondeur accueillante attire toujours les mains et les regards sans que s’y posent l’un et l’autre, sinon fugacement… C’étaient donc les genoux qui recueillaient mes mains, que tu aurais pu prendre d’ailleurs pour les y installer tellement ce contact devenait nécessaire pour que les mots que nous échangions soient mieux assurés de rentrer dans le corps et dans l’esprit de l’autre. Ta peau donc frissonnait, un peu réchauffée par le jupon qui dépassait de ta jupe et recouvrait innocemment le bout de mes doigts. Tes muscles se convulsaient par intermittence, trahissant l’emprise de tes nerfs. Je luttais de toutes mes forces pour ne pas laisser mes mains te serrer davantage, je ne voulais pas t’envoyer de message que je n’aurais pas dit avant ou du moins que je n’aurais pas été capable de te dire avant. Il me semble que le moment ou une femme et un homme se touchent est un moment où la chair doit être dépossédée de toute sa puissance évocatrice pour laisser les esprits formuler le désir qui la conduit. Et dans cet espace délimité par la volonté de chacun, peut alors s’ébrouer, se développer, s’envoler la promesse d’une jouissance infinie, parce que la chair, justement, n’a pas les moyens de dire ce qui est fini et ce qui ne l’est pas.
Tu sentais exactement la chaleur de mes paumes, je savais que le long de tes cuisses pleines et blanches courait ce frisson qui reliait directement mes doigts à ton sexe, comme un prolongement de ceux-ci et qui te pénétrait avec la délicatesse que tu voulais et qui te permettait de continuer à me sourire, sans cette violence qui aurait déformé ton visage et agité l’ensemble de ton corps. Nos paroles, adoucies à cet instant, comme si nous avions craint d’exposer notre envie que nous laissions transparaître trop facilement, nos paroles contenaient l’offrande de notre geste. Tu as posé tes mains sur les miennes, et dans un geste très doux tu as remonté ces quatre mains sur tes cuisses, légèrement vers l’intérieur, comme si je devais les écarter pour agrandir encore ton sourire humide. Tu étais fière de toi, tu étais contente aussi, je crois que tu aurais été heureuse si tu avais accepté que ce mot eût un sens dans cette situation. Moi je l’étais, je laissais tes yeux fouineurs deviner ce que mon sexe avait envie de dire. Nous étions en train de nous dire « Nous ne sommes pas des êtres humains extraordinaires » et nous avions raison. Nous puisions dans notre rigueur la force de penser que nous étions aussi agis par des pulsions animales, mais nous savions en même temps que nous construisions le plaisir qui les accompagnait, que nous l’avions modelé depuis longtemps, chacun de notre côté et que nous attendions le moment de nous trouver, nous deux ou d’autres qui auraient fait ce travail, pour juxtaposer les bons éléments du puzzle qui résultait de toute notre vie.
Tout cela a bien duré cinq minutes. Quand tu as libéré mes mains, je les ai retirées doucement en soulevant involontairement ton jupon qui est retombé au milieu de ton giron et j’ai caressé tes jambes jusqu’à tes chevilles. Tes défenses sont tombées, tu as même pensé qu’elles étaient belles ces chevilles qui se faisaient caresser.
Le brouhaha du café nous a rappelé brusquement que nous étions d’abord des clients, et nous avons levé nos verres pour trinquer. Plus un seul mot ne sortait de nos bouches, nous ne pouvions pas prononcer un toast incomplet alors nous n’avons rien dit. Mais le temps que nos verres allaient à leur rencontre, nous inspirions profondément et n’expirions que doucement pour permettre à nos souffles de se marier dans chacun de nos sourires. Nos visages se sont approchés de très près et je crois bien que la chair avait repris ses droits, nous avons échangés une promesse que nous ne sommes pas près d’oublier.
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