Je me rappelle qu’il y a quelques années, j’avais écrit un texte en commençant par cette phrase. A l’époque, je blamais l’université et la formation médicale de réduire notre perspective à une pensée étriquée et uniforme, sans laisser place aux doutes, aux questionnements et à la fantaisie. Je n’ai plus jamais eu ce sentiment, et souvent je me pose la question de savoir si c’est parce que ma pensée est déjà réduite ou parce que j’ai changé d’université et que le phénomène est moins marqué là où je suis actuellement.
Toujours est-il que ce qui me donne envie d’écrire ce soir n’est pas ce débat, mais plutôt le « caractère inhumain ». Aujourd’hui je rentre dans ma 6e année d’étude, et parfois je repense au moi d’il y a 6 ans disant « mais si, de toute manière le plus difficile c’est la première ». Ah-ah.
A l’époque, quand je rencontrais un jeune m’affirmant vouloir faire la médecine, je l’encourageais. Je lui disais « oui, tu vas voir c’est dur, mais maintenant je suis en 2e/3e, ça devient intéressant, tu vas voir, ça en vaut la peine ». Je lui disais de s’accrocher. Que c’était "]le plus beau métier du monde".
Aujourd’hui je lui dis de changer de choix.
Je pense que la vérité, c’est que oui la médecine est inhumaine mais surtout parce qu’elle a gommé le caractère humain de ses études. Je pense profondément que pour réussir à survivre à ces années sans jamais fléchir ni abandonner, il faut posséder quelque chose d’inhumain en soi. Certains de mes amis ont décidé d’arrêter les études cette année. Cette année ! Alors qu’il ne leur reste que deux ans à tirer ! Quand je raconte ça aux gens, ils s’indignent en disant qu’il suffit de se forcer un petit peu et que ce n’est que deux ans.
Mais ils ne comprennent pas : il y a un stade dans le dépassement de soi où on se rend compte que ce qui est en balance n’est pas simplement se priver pendant deux ans, mais c’est sa propre santé, physique et mentale.
C’est cela qui me dépasse. Comment des études peuvent-elles être si dures qu’elles conduisent la moitié des étudiants à avaler des amphétamines ou des anti-dépresseurs pour tenir le coup lors des sessions d’examens et l’autre moitié à entrer en burn-out total ? Comment peut on pousser le stress à un niveau si intense que beaucoup d’entre nous cessent de manger et de dormir, durant plusieurs semaines d’affilée ? Et je ne parle pas d’arrêter de manger ou de dormir parce qu’on n’a plus le temps (on a renoncé il y a déjà longtemps à réussir à étudier toute la matière) mais plutôt parce que le stress est si intense qu’on ne peut simplement plus rien avaler sous peine d’aller le vomir directement. Comment peut on faire en sorte que des étudiants arrêtent au milieu de leur cinquième année d’étude ?
Et comment peut on faire en sorte que ceux qui restent finissent par haïr la médecine au point de tous regretter leur choix d’études ?
Evidemment, ce n’est pas le cas de tout le monde. Certains d’entre nous ont pris le parti de travailler tous les jours un petit peu pour réussir à avaler la quantité invraisemblable de matière du programme de cette année dans les temps qui nous sont impartis. Je pense à une de mes amies, par exemple. Une fille appliquée et intelligente, que je voyais beaucoup lors de ma deuxième et de ma troisième. Elle aimait beaucoup rire et sortir avec nous. Elle m’avait organisé un anniversaire surprise, une fois.
Au cours du premier quadrimestre, elle allait à tous les cours, qui commençaient à 8h du matin pour s’achever à 18h. Là, elle rentrait chez elle, mangeait rapidement quelque chose, puis se remettait à travailler à 19h30 jusqu’à 23h30. Puis elle allait dormir.
Entre la fin des cours (le 15 décembre) et la fin de la session d’examen (31 janvier), elle travaillait de 8h du matin à 21h tous les jours, puis s’autorisait un épisode d’une série le soir avant d’aller dormir.
Lors des stages commençant le 2 février et s’achevant le 15 avril, elle fit ce que nous fîmes tous : courir toute la journée en hopital de 8h à une heure indéterminée se situant entre 18h et 22h, étudiant sur sa pause de midi car les rares soirs où elle terminait à 18h étaient consacrés à récupérer de ses gardes.
Ainsi, quand la session d’examen a commencé, le 16 avril, elle avait eu le temps de bien connaitre la matière, ce qui lui permit d’avoir des horaires de seulement 10h d’étude chaque jour durant deux mois et demi. Ainsi, elle eut la chance de réussir les 20 matières de cette année en première session, d’avoir son premier mois de vacances depuis plus d’un an, puis d’enchaîner deux nouveaux mois de stage, dont le deuxième se termine 4 jours avant la rentrée académique de cette année.
Moi, ça fait un an que je ne l’ai plus vue en dehors des cours et des examens que nous passions en même temps.
Etonnez vous dès lors d’avoir des médecins inhumains !
Quelle humanité, dites moi, nous est-il encore donné le temps d’avoir ?