Dans un coin perdu d’Afrique, une terre sauvage épouse l’océan dans le labyrinthe des bolongs engendrés par le fleuve Casamance.
C’est ainsi que se nomme ce vaste écheveau où la nature tisse entre elles une végétation luxuriante et les innombrables tentacules du fleuve. Mystérieuse union des éléments de la vie.
Sous un ciel blanchi par la chaleur, la pirogue de bois sombre glisse en un bruissement liquide dans le dédale de la mangrove.
Ici on est nulle part et proche du commencement.
La terre, l’eau, le soleil ardent et la vie cachée sont enlacés dans une noce secrète.
Les berges impénétrables de lianes et palétuviers entremélés se répètent à l’infini. Tout se ressemble, rien n’est identique.
Un ruban d’oiseaux blancs passe en silence à fleur d’eau.
Le miroir liquide reflète leur fugitive ondulation qui bien vite disparaît dans les méandres.
La quiétude des origines.
Elle est allongée dans les flancs de la pirogue, brûlant d’une fièvre des marais. A l’avant, son époux qui lui tourne le dos, force l’allure. Cela fait déjà des heures qu’il pagaie depuis le village situé en bord de mer, à l’orée du delta du fleuve.
En cet instant, lui seul sait où ils se trouvent, guidé par son sens un peu magique de cette nature qui ne se révèle qu’à ses enfants qui l’aiment et la respectent.
Le temps presse. Le féticheur solitaire demeure bien plus loin dans les bolongs alors que les esprits maléfiques qui la possèdent mènent inexorablement leur œuvre diabolique.
Elle est entre les griffes de cette fièvre depuis plusieurs jours. Son époux était à la pêche en mer et il a fallu attendre qu’il revienne au village.
La clairière où le sorcier guérisseur vit en ermite est encore située à deux heures de pirogue.
Le regard voilé de la possédée fixe les mouvements réguliers des épaules d’ébène ruisselantes qui se battent contre le temps. Les coups de pagaie tranchent l’eau en cadence et lui évoquent sa vie de femme de pêcheur. Une horloge à remonter l’existence.
La lutte pour arracher aux tripes de l’océan de quoi vivre un destin naturellement accepté.
Le village hétéroclite bordé par une mer exigeante. Son compagnon vigoureux et leurs enfants si gais. Ses frères et soeurs de larmes et de joies, la grande famille des pêcheurs, les vagues et les vents contraires chargés de mauvais esprits.
Lui reviennent aussi en mémoire les querelles et les cris, les soirées de palabres, de légendes ancestrales et d’histoires de sorcellerie. Les images des débauches de riz au poisson et de vin de palme lorsque la pêche a été bonne. Les nuits passées à s’enivrer de chants, de danses, de musiques, d’amour. Et aussi les deuils, les souffrances, parfois la misère, et la crainte de toutes ces forces inconnues qui rôdent.
La vie.
Elle file au rythme de la pagaie.
Son regard finissant se pose sur l’horizon où le couchant déploie ses couleurs. Tombées du ciel, elles l’enveloppent.
Instinctivement, le piroguier se retourne. Son épouse a les yeux fermés et sa tête oscille légèrement au gré des mouvements de la pirogue.
Il a la certitude qu’elle est endormie mais toujours là, avec lui. Il ne peut en être autrement.
Bien qu’exténué, il redouble d’efforts. Ils ne sont plus très loin.
Il reconnaît enfin l’étroit passage d’eau qui mène à la clairière du féticheur.
Il échoue la pirogue sur la minuscule plage et, sans perdre un instant, prend sa femme inconsciente dans ses bras et court sur le sentier détrempé qui mène à la case du sorcier.
Il est là, debout devant l’entrée, vêtu d’une sorte de longue tunique en haillons d’un bleu délavé. Il n’a pas d’âge avec sa barbe grise, son crâne rasé et un coquillage de nacre qui pend à son oreille gauche.
Sans dire un mot pour ne pas alerter les mauvais esprits, ils se rendent tous trois vers le sanctuaire tout proche.
Ce n’est qu’un espace ovale taillé au milieu de la végétation avec, en son centre, un grand cercle de pierres polies disposées au pied d’un arbre à noix de cajou dépouillé de toutes ses feuilles. A ses branches sont accrochés un crâne de pélican pourvu de son bec, une carapce de tortue, un chapelet de longues plumes noires, des lambeaux de vêtements ayant appartenus aux ancêtres, une sorte de grand collier fait d’algues rouges desséchées, de feuilles de palétuvier et d’amulettes, et, curieusement, une peinture naïve représentant des pêcheurs tenant un filet sur une plage.
Pour les animistes, toutes les choses de la nature ainsi que les morts et les vivants forment un tout indissociable.
Après avoir délicatement allongé sa femme au centre du cercle, le pêcheur se retire à l’écart. Le féticheur se penche à le toucher sur le visage de la femme pour essayer de percevoir sa respiration. Il se relève, le visage impassible. Impossible de deviner s’il pense qu’elle est encore en vie.
Il ramasse à terre une calebasse emplie de vin de palme et une demie noix de coco évidée qu’il remplit de vin. Il en boit une gorgée, fait boire le pêcheur puis verse le reste sur le front de la femme totalement immobile.
Le féticheur se tourne alors vers l’arbre sacré et commence à psalmodier les incantations qui lui permettent de communiquer avec les âmes bienveillantes des ancêtres et de tout ce qui constitue la nature. La puissance de leur union permettra de chasser le mal qui a envoûté la femme.
Le pêcheur, assis à l’écart sur ses talons, psalmodie avec le sorcier lorsqu’il se retourne vers la possédée.
Enfin, le féticheur met fin à l’exorcisme en vidant sur les pierres le vin de palme restant dans la calebasse.
C’est alors qu’elle ouvre les yeux, se lève lentement au centre du cercle, sourit à son mari et salue son guérisseur en se courbant devant lui.
Puis, sans prononcer une parole, elle s’avance vers son mari, lui prend la main et le conduit sur le sentier qui mène à la pirogue.
Il fait nuit. Qu’importe, ils vont rentrer au village.
Revenue à la vie, elle saura bien les guider dans le dédale des bolongs.
Ce qui effraie un peu son mari qui se demande si c’est bien sa femme qui est à ses côtés.