Il faut donc que je vous parle de ce monde que j’ai quitté et du peu de souvenirs que j’ai pu glaner ici ou là ...
Ma très lointaine ancêtre, Ukraine, vivait dans un coin reculé de province et provinciale elle l’était par ses habitudes, son attachement un peu naïf aux petites choses qui empêchent le quotidien de sombrer dans le banal, le récuré ou le sordide, toutes choses trop précises et assurées pour son regard de myope.
Elle avait réussi à mettre au monde trois enfants avant qu’ un décret international n’interdise la procréation autre qu’assistée, suivie d’une gestation en laboratoire, ceci afin que les femelles humaines ne prennent goût aux plaisirs physiques de la grossesse .
Il faut dire que les gouvernements des pays dits industriels avaient été bien en peine de résoudre les difficultés auxquelles étaient quotidiennement confrontées les cultures industrieuses. On n’avait trouvé que le bâton du gendarme pour réfréner les envies de perpétuation de l’espèce.
Le seuil de pollution était tel, cachant quasiment la lumière du jour, que les gouvernements avaient posé là un argument imparable : il fallait diminuer la population mondiale afin de diminuer la pollution. Les humains avaient accepté de prendre le risque de voir leur lignée s’éteindre pour qu’elle ne s’éteigne pas.
Dans ce monde de grisaille essentiellement voué à la communication virtuelle, hommes et femmes avaient fini par oublier la saveur d’un baiser, la douceur de lèvres ou de langues se cherchant dans l’ombre, la fraicheur d’une peau dans la nuit ou l’odeur musquée de l’amour.
Les couples ne convolaient en justes noces qu’exceptionnellement, après avoir subi un véritable parcours dissuasif qui mettait à l’épreuve la sincérité de leurs sentiments.
Ukraine avait perdu son mari dans un magasin où il s’était insurgé contre l’étalage pléthorique des publicités qui mangeaient les vitrines .
Ukraine ne rêvait
Que de maisons aux façades bigarrées,
alanguies au-dessus de leurs ruelles,
du chant de l’eau
coulant dans les fontaines,
de la chaux qui explose de joie au soleil
et de patios ventrus aux siestes paresseuses,
de chairs se rencontrant
autrement
qu’au travers d’un écran.
Elle prit, la première, la tête d’un mouvement de révolte souterraine contre les trois gouvernement mondiaux.
Nul ne savait où se trouvait le siège de ces puissances à la fois occultes et très présentes au quotidien. On ne connaissait que leur nom, sans connaître leur visage. Communicaction, Informaction , Médiaction.
Média semblait être le plus haut placé dans l’échelle hiérarchique mais nul ne pouvait en jurer. On sait simplement qu’il brassait des milliards de centavos, régnait sur toute la technologie de pointe et encourageait tous les citoyens du monde à embarquer sans question préalable dans le navire virtualité.
Communicaction était présente dans la moindre vitrine, et se précipitait sur tout consommateur un peu critique, l’étouffant de ses bras ectoplasmiques jusqu’à ce que mort s’ensuive. On comptait par millions les disparus de la Consommation et de publicité.
Mais ce ne suffisait pas à résoudre les problèmes de population excédentaire. Il faut vous dire qu’à cette époque, il n’y avait pratiquement plus d’eau sur terre, et que la surface habitable se réduisait jour après jour et heure par heure en certains endroits comme... comment disait-on ? Comme peau de chagrin.
Information était encore plus détestable. On le nommait le trafiquant de rêves. Voleur eut été plus approprié... Oui, voleur. Il s’immisçait dans la pensée des gens, la découpait en tranches fines, si fines qu’ils n’en avaient conscience, et remplaçait le vide ainsi créé par une sorte de magma dont un chien n’aurait pas voulu pour pâtée.
On modela ainsi des milliards d’êtres humains, ce que l’on appelait... comment disait-on ? la pensée unique ? C’est bien cela ? Oui. La Pensée unique.
Le pire est que tout semblait aller pour le mieux. Le génocide silencieux et discret des consommateurs critiques et l’interdiction de procréation finirent par rendre à peu près respirable la planète. Et chacun d’y manger à peu près à sa faim.
Jusqu’au jour où Ukraine se rendit compte que son cerveau était visité chaque nuit par de curieuses ombres...