A peine avait-elle hurlé qu’Ukraine le regrettait déjà.
Les parois de son appartement entamaient leur tiédissement inexorable, nourries des harmoniques de son cri qui, quoique étouffé, roulait comme une vague d’une cloison à l’autre, descendait l’accessorium, déboulait dans la rue.
Depuis des années les bâtiments étaient saturés de capteurs d’affect. Lorsque les locataires étaient submergés d’émotion, quelle qu’en soit la nature, les murs s’incendiaient de lumières très codifiées, signalant aux multitudes et surtout aux vigiles la présence de débordements.
La plupart du temps, il s’agissait de couples qui avaient contrevenu aux consignes d’abstinence. La loi était très claire : les deux sexes devaient éviter tout contact charnel. L’amour était devenu objet de consommation virtuelle. On s’épanchait en sentiments sur les écrans de plasma, on se pelotait par mots ou photos interposées, on s’embrassait dans le vide numérisé. Et encore, le respect de la distance verbale y était-il très strictement réglementé. Mais parfois, retombant dans les puits vertigineux de l’animalité, des « jeunes » comme on disait alors, des jeunes passaient à l’acte. C’était la garde-à-vue assurée et parfois, si plainte du voisinage il y avait, la mise au frais quelque temps. La récidive entraînait le plus souvent la mise à mort.
-Qu’ai-je fait qu’ai-je fait ... balbutiait-elle, la main posée sur les lèvres pour étouffer d’autres cris qui se bousculaient, cris de détresse, cris de lassitude et de peur, cris de haine pour ce monde qui la conduisait à chaque fois plus fermement vers le plus haut étage de sa tour où elle rendrait enfin leur liberté à ses aspirations d’oiseau.
-Qu’ai-je fait...?
Elle se regarda dans le miroir esprité. Un des seuls appareils de la maison à se comporter avec empathie. Ukraine avait été très jolie femme. Petite et mince, le visage fin, pommettes hautes et grands yeux noirs en amandes bridées, lèvres charnues autour desquelles se dessinaient avec le temps les reliques de sourires interminables, elle cultivait un style androgyne. Les cheveux très noirs à peine grisonnants sur le haut des golfes temporaux étaient coupés court à la nuque et quasi en brosse. Vêtue à longueur d’année de noir ou de noir et blanc, comme un jeune garçon, elle cachait un dos et des bras d’une musculature exceptionnelle, entraînés au tir à l’arc et aux sports nautiques, du moins tant qu’il y avait eu de l’eau.
Pourtant, les deuils, les nuits passées à décortiquer le monde de renégats qu’on leur fabriquait avaient émacié ses traits et brisé la joie intérieure de son regard. Le miroir savait cela et s’attachait, les jours où il la sentait au bord de la brisure, à lui renvoyer un reflet souriant, relevant artificiellement la courbe amère et inquiète de sa bouche et lissant ses traits.
Elle se concentra pour maintenir à distance ces robots dont elle voyait maintenant très clairement les yeux synthétiques briller d’attention. Ne pas les laisser reprendre le dessus. Son esprit fusait dans leurs circuits, y détectant quelques failles qu’il lui serait facile en temps voulu d’élargir ou shunter. Mais déjà les sirènes se hâtaient, elle eut à peine le temps de se recoucher que les robots vigiles défonçaient sa porte.
-UJeJ yure matebsdned ?
-Je... je... j’ai fait un cauchemar.
-bned trasf tout sdenrdit !! oblsdtoire szma !! hreeuux !
-Je ne recommencerai plus, je ferai de mon mieux pour maîtriser mes rêves.
—Bnze, UjeJ, azuiopdjn ujddfhg 32.
-Mais c’est absurde, je n’ai rien fait d’autre qu’un cauchemar, c’est absurde...
Ils semblaient décontenancés. Habituellement, les humains se rendaient immédiatement à leurs injonctions, formatés qu’ils étaient depuis des siècles à la notion que les robots ne souhaitent que leur bien et ont été conçus à cette seule fin : les servir.
On ne manquait d’ailleurs pas d’exemples.
Combien de malades traités de plus en plus fréquemment à distance par des robots télécommandés ? Combien de fois les policiers de Los Angeles avaient-ils utilisés leur fidèle Andros dans des missions délicates ?
Ceci sans parler des missions interstellaires.
Du déminage de terrain les surlendemains de guerre, quand les mères se faisait louves face aux atroces mutilations d’enfants.
De la décontamination de sites nucléaires brinquebalants.
En fait tout avait basculé le jour où il avait été question que les robots acquièrent une sensibilité et s’inscrivent dans une histoire. Le jour où les hommes se prirent vraiment pour Dieu.
-Puis-je m’habiller ?
-Fg...mus faoid fast.
En passant à côté des bestioles, elle se retint de leur fiche un coup de pied. Il lui sembla que l’une d’elle lui fit un clin d’oeil ironique. Leur alarme interne avait bien fonctionné mais avant que les flics n’arrivent elle avait eu le temps de désamorcer le plus vindicatif de ses compagnons. Il dormait dans un coin, et cela plaiderait en sa faveur. Ils ne chercheraient pas à en savoir davantage, ils s’en tenaient toujours à la première information reçue, et ce caht roupillant au coin de la vidéo douche faisait partie de leurs premières informations , tellement contradictoires qu’ils éviteraient d’en déméler la logique.
Pendant qu’ils attendaient, tout en se débarbouillant légèrement, elle envoya un message mental à son voisin du dessous.
Communicaction, sous la pression de lobbies Ecologistes, qui craignaient la neuro-toxicité de certains relais, avait fini par supprimer les téléphones et tous les médias par lesquels un peu de souffle, de voix, de chair pouvaient encore passer. On faisait sans. D’encéphale à encéphale.
La phase de contact était assez longue, mais sûre et indécryptable. On ne pouvait hélas communiquer que de proche ne proche afin d’éviter toute perte du sens mais surtout que le message ne soit intercepté par les espions au service du pouvoir, qui étaient légions.
-Quand ses dehors avaient trop froid,
Et ses nostalgiques dedans
De l’avant
Echoué,
Tourneboulée
La Terre
S’est sauvée.
Oui à ce Non
Quand ses dehors avaient trop chaud
De trous percés interminables
De ses eaux, zones misérables
Tourneboulée
La Terre
S’est sauvée
Oui à ce Non.
Je répète...
-Je t’entends, Ukraine, qu’est-ce qu’il se passe ?
-On m’emmène au poste de décontamination émotionnelle.
J’ai déphasé le système d’alarme des cahts, je ne sais combien de temps cela va durer, prépare les autres, dès que je suis de retour on se réunit au troisième tunnel.
-Ok, message reçu, tu m’avertis quand tu seras de retour ?
-Si j’en ai la force. Je ne sais pas dans quel état ils vont me laisser. Souviens toi Jazabel. Elle est morte le lendemain. Tu entendras mes pas, tu entendras. Ils arrivent, je te laisse.
La patience des vigiles n’excédait jamais quelques minutes. Enfonçant du pied la porte de la salle bain, leur chef la saisit par le coude et la tira au -dehors. Elle n’était même pas chaussée mais quelle importance ? La ville était pleine de ces fantômes d’êtres humains que les gardes pourchassaient et qui sombraient dans la folie, pieds nus, parfois à peine vêtus, errant d’un interrogatoire à l’autre où de toute façon ils n’avaient plus depuis longtemps grand chose d’autre à dire que leur regret d’un monde où s’aimer librement et s’embrasser dans la rue était un cadeau pour les badauds.
Il coulait à travers les soupiraux des prodigieuses tours qui bouchaient le ciel à perte de vue une lumière souffrée et étouffante.
La sphère du jardin d’a-climataction, à deux pas de chez elle, était embuée de la respiraction des dernières plantes vertes encore en vie sur la planète. De loin, elle devina le losange irrégulier d’un papillon collé sur une des vitres. La turquoise de ses ocelles poudrées était comme assommée de la laideur extérieure.
« Je voudrais être papillon » pensa-t-elle le plus doucement possible, mâchoires détendues extérieurement et serrées intérieurement à s’exploser les dents.
Je voudrais être papillon.
Oser vivre ma morte saison
Epinglée vive
Mourir plutôt que vivre
Ici.
Les vigiles s’essayaient en vain à déchiffrer sur son visage trace d’émotion. Le cerveau d’Ukraine était au moins aussi musclé que ses deltoïdes. Elle ne laisserait filtrer aucune de ses craintes et encore moins de ses intentions.