Maintenant voyageur,
il te faut me laisser reprendre mon souffle, car la planète où le trou de ver va déposer l’onde lumineuse est celle qui me laisse le plus de regrets. Je n’ai pas eu d’enfance... Du moins pas au sens que ce mot portait en d’autres temps. J’aurais aimé entendre battre le ventre d’une mère, puis sa voix traverser les chairs, me rejoindre chaque soir au fond d’une couche douillette pour me conter des récits d’autrefois. ce ne fut pas le cas. Je n’ai connu que les stridences de la surveillance électronique des incubatoria.
Ma vie fut triste et grise. Mais ce qui me fut transmis sans âme et sans amour, comme on passe le relais, je l’ai appris par cœur pour ne rien laisser perdre de cette aventure.
La deuxième étape de nos quatre voyageurs fut la planète des personnages oubliés.
Cette planète échappe à l’œil des télescopes et des radars. Elle n’existe que pour qui a su garder naïveté d’enfant. Et à qui veut lui donner chair, elle répond avec fantaisie.
...
Le trou de ver ralentit sa course aux abords d’une planète bosselée, d’où par endroits s’échappaient les fumerolles de volcans encore actifs.
L’onde fut éjectée avec à peu près autant de précautions que la première fois et très curieusement, ses constituants retrouvèrent immédiatement leur forme originelle. Leur premier mouvement fut de s’embrasser, comme pour vérifier leur chaleur corporelle, puis ils reculèrent devant le paysage qui s’étendait à l’infini sous leurs yeux.
Des montagnes de schiste rouge, de quartz et de granite tranchaient l’horizon de leurs dents aigues, surgissant du tissu serré d’une forêt de hêtres, de bouleaux et de chênes immenses.
Par un chemin caillouteux qui se dévoilait sous leurs pas au fur et à mesure de leur avancée ils gagnèrent les profondeurs des bois.
Les fûts presque noirs montaient avec impertinence d’un sol adouci de mousse. Par moments, un sentier espiègle apparaissait puis disparaissait, coulant d’un arbre comme l’aurait fait un animal malicieux. On n’entendait âme qui vive. Seuls les parfums de la terre humide tissés à la fraîcheur de la brise disaient que cette vie était toute proche, palpitante, en attente d’être découverte.
Le bruit d’un cours d’eau roulant sur des galets se glissa dans la pénombre, se fit plus puissant et guida leur marche. Dans une clairière parsemée d’éboulis rocheux charnus comme des fruits ou plats comme des tables, ils découvrirent enfin cette rivière qui leur faisait signe. Le flux en était très irrégulièrement lent. L’eau vive par endroits freinait subitement dans des morts à peine habillés de lentisques avant de se laisser chuter sur les rapides, hésitant, contournant, revenant parfois en arrière, badant ici ou là comme pour mieux apprécier les embûches du trajet.
Elle se raidit et stoppa net son cours alors qu’ils allaient rafraîchir leurs mains et leurs bras, puis reprit sa promenade joueuse et sans but apparent entre les récifs et les plantes.
Remontant son lit, ils parvinrent à une sorte de chaudron naturel d’où s’échappait une vapeur opaque porteuse de pigments bruns. Les embruns qui leur parvenaient portés par la brise étaient glacés : la fontaine creusée dans la terre bouillait de froid.
Assis sur une large pierre, un homme se tenait.
-Vous avez réussi à traverser le Val sans retour pour parvenir jusqu’ici, vous avez donc perdu votre boussole !! Ou aussi bien la tête...
-Qui êtes -vous, vieil homme,
-Qui je suis ? Vous osez me demander qui je suis !
L’homme se leva apparemment décontenancé et furieux de leur méprise.
D’un age indéfini, il portait barbe blanche et cheveux aux épaules. Ses yeux étaient d’un bleu très clair dans lequel les verts multiples et la géométrie fantasque de la forêt se noyaient.
« Regard , miroir de l’âme » se dit Ukraine, sans savoir vraiment d’où elle tenait cette vieille phrase. Cet homme faisait partie de la forêt, probablement en était-il le roi. Des sourcils en accents circonflexes lui donnaient tour à tour un air sévère ou étonné. Sa longue robe blanche éclairait légèrement l’ourlet d’une houppelande bleu nuit dont les trois cols superposés étaient brodés de constellations dorées.
- Vous osez ! Je suis Merlin ! L’enchanteur Merlin !
A vos yeux étonnés, je vois que cela n’évoque rien pour vous... Mais diantre, que faites- vous ici ?
Il tournait autour d’eux agitant son bâton de marche, inspectant le moindre détail de leur accoutrement.
-Serait-ce encore une des espiègleries quotidiennes de ma fée ?
-Quelle fée ?
-Vous, vous n’êtes pas d’ici. Est-ce que vous savez au moins d’où vous venez ?
-De la Terre...
-Ah... sans blague...
Il parut tout à coup attristé. Ses yeux virèrent au gris puis au noir. Ses mains longues et nerveuses fauchèrent quelques graminées poussées à la diable entre les roches qu’il respira longuement avant de les enfouir sous sa cape.
-La Terre... fâcheuse histoire, la Terre. Ma planète d’origine. Je l’ai quittée après une invasion de grillons et de grenouilles provoquée par ma Mie. Elle m’a suivie bien sûr, je n’allais pas l’abandonner, mais vous savez, les fées...Vous avez naturellement entendu parler de Merlin et de Viviane ?
-Cela nous dit quelque chose, cette histoire mais...
-Je sais, autre époque. Suivez- moi, je vais vous présenter ma planète. J’y vis tranquille, donc inutile d’essayer d’y fiche la panique, vous disparaîtriez en un tournemain.
-Nous avons juste envie que vous nous racontiez ce que la Terre a perdu en dilapidant le goût des contes et des légendes.
-Tout ! Absolument tout ! Elle a tout perdu. Pas mon problème. Plus mon problème.
Il s’éloignait maintenant à grands pas du rocher de méditation, éclairant la nuit qui tombait en allumant sur les troncs d’arbre des torches aux muscles noueux et mobiles. Ukraine fit un bond quand l’une d’elles, plus curieuse que les autres, se pencha vers elle pour lécher ses cheveux et ses joues.
Le feu était froid lui aussi et explorait sa peau, ses yeux, caressait son cuir chevelu avec tant de douceur qu’elle se sentit gagner par une immense fatigue.
-Hé, belle Dame, le château est encore loin, il ne faut pas se laisser prendre aux pièges des flammes.
L’amour, c’est comme le feu,
Il convient
D’être assuré contre les deux.
Toi, la torchère trop curieuse, je te rends à ton sort, tu avais déjà été prévenue.
Merlin pointa un doigt menaçant vers la branche qui se ratatina derrière le tronc, puis dans un craquement de papier froissé tomba en cendres au sol.
Un grand éclat de rire courut d’écho en écho, inclinant les flammes bleutées qui commençaient à prendre sur les arbres bordant le sentier.
Donc vous vouliez savoir ce que la Terre a perdu ? Tout ce qui fait qu’un enfant peut se construire. C’est aussi simple que cela.
D’un temps à l’autre,
D’un age à l’autre
L’histoire embarque mélodies
Comme un bateau elle voyage
En pays de mélancolie
Ou de gaîté paysages
La vie n’est pas fleuve tranquille
L’enfant le sait, l’enfant
Le sent.
A lui faire croire le contraire
On lui enlève ses défenses
D’un temps à l’autre
D’un trouble à l’autre
L’enfant découvre les surprises
Les peurs, les nuits,
Les frères et sœurs, la jalousie
Et les combats contre soi -même.
La peur du Loup,
Ca fait du bien,
Parfois,
Croyez Merlin.
Quand on a peur d’être mangé
On lui donne un grand coup de pied
Au Loup,
Et on grandit.
C’est mieux que tuer le voisinage
Ou d’être un enfant trop sage
Quand au dedans,
Quand au dedans
On a des peurs, des cris, des voix...
Les contes portent des messages
On aimera tel personnage
Pour l’envie de lui ressembler !
Surtout, ne jamais rien leur expliquer...
-Pourquoi avons -nous perdu la magie des contes ? Se hasarda Ukraine .
-Et c’est à moi que vous demandez cela ? Parce que le monde s’est mis à se prendre au sérieux, voilà pourquoi. Le monde n’a plus écouté son cœur ou son âme, le monde n’a plus écouté ses rêves mais ses ambitions. L’or, voyez vous, l’or ou ce qui lui ressemble.
Vous reste-t-il encore, tout au fond de vous, le rêve caché d’un univers plus lumineux, plus coloré, plus poétique ? Venez. Je vais vous présenter les habitants de cette planète... Mais d’abord nous allons traverser le miroir aux fées.