Ce jour-là avait été oppressant.
Ses enfants étaient grands et lui laissaient beaucoup de temps libre, mais elle ne pouvait s’empêcher d’être inquiète pour leur avenir. Des pensées grises rongeaient à petit feu la tranquillité qui aurait dû être sienne de les avoir mené à bon port, écarté des guerres tribales qui éclataient de temps à autre entre mégapoles .
Après une existence toute dévouée à sa famille elle s’était décidée à coucher sur le papier son temps de vie. Témoignage lourd et secret dont la découverte aurait pu lui valoir la peine capitale. Il était interdit d’écrire sur autre chose que sur ordinateur. Les trois pouvoirs réclamaient d’accéder à tout moment à l’intime de chacun.
Surveillance douce et écrasante à la fois, comme ces amours envahissantes qui vous empêchent de respirer à votre rythme.
Elle avait réussi à sauver quelques crayons de graphite de la scolarité de ses enfants, quelques vieux cahiers dont elle avait rempli son matelas et où elle consignait, jour après jour ses Non et ses Pourquoi.
Sa révolte était née un matin où « Ils » avait euthanasié ses chats pour les remplacer par des robots phototropiques. Les substituts en question nécessitaient autant si ce n’est davantage d’attention que des bêtes à sang. Elles avaient, disait-on, le mérite de ne se nourrir que de lumière, et devenaient affectueuses avec le temps.
Ukraine en regrettait presque l’odeur des boites de conserves animales éventrées chaque jour dans sa cuisine, cette odeur de vie déjà décomposée qui mettait tant ses chats en appétit.
Il lui semblait que depuis que les robots sensibles avaient fait leur apparition dans la communauté humaine, la lumière du soleil en était moins vive chaque jour... Et si ces curieuses bêtes en arrivaient à s’adapter et boire la lumière qui tombait des étoiles ?
Ukraine avait l’intuition que ces assemblages de métal et d’électronique devinaient la pensée et cultivaient jusqu’au sordide un certain art de l’inutile et du malfaisant, travaillant insidieusement sur ce que des psychologues de temps anciens appelaient le besoin d’objet transitionnel.
On leur avait supprimé l’enfantement, on leur supprimait la douceur des pelages, les obligeant à tisser dans la froideur immature de l’objet une histoire et des interactions.
Elle ne faisait que le strict minimum avec ses animaux de compagnie d’un genre nouveau pour ne pas être dénoncée. Mais ce qui l’effrayait le plus était l’attachement quasi infantile, la régression constatée chez certains de ses amis. Elle avait d’ailleurs rompu avec la plupart, convaincue que cela ne pouvait que conduire à un désastre de se laisser ainsi embarquer dans une sculpture de liens quasi fétichistes avec de l’inerte programmé à ressentir.
Il faut dire qu’Ukraine avait hérité lointains talents à communiquer avec d’autres contrées du temps ou de l’espace.
Le lendemain de la mort de son père, alors qu’elle se laissait flotter dans sa baignoire pour se laver des tracas qui survivent à toute disparition, elle s’était surprise à chantonner une vieille chanson qui ne lui plaisait pas particulièrement plus qu’une autre :
« Ouvrez, ouvrez la cage aux oiseaux
Regardez- les s’envoler, c’est beau... »
Sans que cela l’étonne vraiment, le bengali de sa salle de bain était spontanément sorti de sa cage, dont elle n’avait à aucun moment noté l’ouverture et était venu se poser sur la tringle à rideau. Elle avait immédiatement pensé « Mon père... ! ».
L’oiseau s’était laissé attraper sans résistance, aussi léger et soyeux qu’un pétale de coquelicot pleurant son vert de gris natal, et elle en avait, entre deux sanglots de chagrin et de froid, conclu que ce n’était qu’un signe de plus de sa complicité avec les multiples filins du monde. Un signe de plus dans une vie qui n’était qu’attachement aux signes.
Ukraine entretenait des relations bien étranges avec les objets. Elle savait déplacer à distance la matière, quel qu’en soit le poids moléculaire.
Cela lui coûtait grand effort et surtout une mise en condition de synchronicité avec d’autres canaux de l’espace temps . Elle le payait d’une peur d’être découverte qui l’amaigrissait chaque jour davantage. Car depuis peu, elle s’entraînait à reprendre la maîtrise de ces animaux artificiels, se concentrant de toutes ses forces à entrer dans leur programme mimético-émotionnel.
Cette nuit-là, elle avait été réveillée par d’étranges chuchotements autour d’elle et le sentiment... oui, le sentiment qu’on volait sa lumière intérieure...
De ses pupilles fenêtres
Les lueurs silences s’envolaient
Leurs mousselines claires
Avalées par la glace
Des faux semblant
Aux regards vides.
Non ! hurla-t-elle.
Et dans l’ombre qui se dissipait un peu, elle les vit reculer.