Je marche dans la brume, jusqu’à ce lac où tu m’es apparue. C’était il ya dix ans, ou bien l’année dernière, je ne sais plus ; c’était hier. Il y a du givre sur les arbres, mais je ne sens pas la morsure du froid. Je te cherche, mais tu n’es pas là, je t’appelle, tu ne réponds pas. De grands oiseaux noirs prennent leur envol et planent au dessus du lac. Ils ont ton visage et semblent me narguer.
Sur le lac, une barque s’éloigne, tu me fais signe et disparais.
Zoom arrière, le lac s’amenuise à une vitesse vertigineuse, happé par un tourbillon fantastique, je m’éloigne de lui.
Je suis dans un jardin et c’est le printemps. Une balançoire oscille doucement sous la branche d’un arbre. Tout est silencieux, il semble que je dérange. Je m’approche et tu es cette enfant qui se balance. Je m’approche plus près, encore plus près. Toujours ce silence, il devient oppressant. Tu ne semble pas me voir, ton regard me transperce, je n’existe pas, je tends ma main pour toucher ce visage suspendu dans les airs, face au mien, mais les contours s’estompent et tu disparais. Je suis seul dans le jardin, la balançoire a disparu, c’est l’automne, un vent s’est levé qui fait tourbillonner les feuilles, fait tourbillonner les arbres, tout tourne autour de moi, et le paysage aspiré, se disloque. Je suis seul, seul au milieu de nulle part, seul dans le noir et j’ai froid.
Libre de mes mouvements il me semble ne pouvoir me déplacer. Je n’ai aucun repère, rien ne m’entoure, pas la moindre lumière, rien. Un silence assourdissant, une angoisse m’étreint, j’étouffe, je me débats immobile… Je dois être mort, j’en ai accepté l’augure et paradoxalement je vais mieux, je me sens léger, je flotte dans le néant.
Quelque chose prend forme. Un dallage apparaît sous mes pieds, je le sens. Maintenant, je le vois, mon vide se remplit, des murs apparaissent éclairés par une lumière blanche qui filtre par une porte entrouverte, là bas, loin, très loin.
La porte se rapproche, doucement, un peu plus vite, de plus en plus vite. J’entends des voix. La porte s’efface devant moi. Je suis en blouse blanche, dans ce qui semble être un hôpital. Autour de moi, d’autres blouses blanches. De nouveau le silence. Sur une table, un drap, sous ce drap, une forme, c’est toi, je le sais, je dois t’opérer, de quoi, je n’en sais rien, ils vont me le dire, il faut leur faire confiance. Je ne vois de toi qu’un petit carré de peau au beau milieu d’un champ opératoire, champ opératoire, opératoire, opéra…
Nous sommes seuls dans la salle immense. Tu es à côté de moi à l’opéra, si proche et si distante. Sur la scène, une femme, un homme, je ne sais pas, l’image est floue. Tu me dis quelque chose que je ne comprends pas. Tu es sur la scène, tu esquisses un pas de danse, tu es applaudie, la salle, vide l’instant d’avant, s’est levée pour t’applaudir, je ne te vois plus. A côté de moi, une vieille femme en blanc, très laide et très vieille me dit d’une voix, qui doit être rauque, mais que je n’entends pas réellement :
L’opération docteur, l’opération.
Me voici de nouveau devant ce drap blanc, avec ce petit morceau de peau. Il faut inciser. Je dis :
Scalpel !
Et je tends la main. Les yeux fixés sur le petit morceau de peau, je sais tout ce qui se passe autour de moi. Les blouses blanches s’affairent à la recherche d’un scalpel, un flic en uniforme surgit et dit :
On a volé le scalpel !
Je surprends des conversations téléphoniques, il est question de scalpel, de mort, de folie. Je demande :
Clé de 12 !
On me tend un marteau. Je frappe un grand coup et le moteur démarre. Tu surgis comme un diable par la portière du passager, tu as l’air furieuse et tu cris :
Trop tard !
Tout semble se figer d’un seul coup, les blouses blanches, le décor, la vieille guimbarde, tout disparaît. Tu restes seule face à moi. Tu ne sembles plus en colère, tu t’approches de moi calmement. Ton corps frôle le mien. Maintenant, tu es nue, enfin je crois, car tes contours disparaissent. Il ne reste bientôt plus de toi que cette voix monocorde qui répète inlassablement :
Trop tard !
Je me redresse brutalement. Assis dans mon lit. Mon cœur me semble battre trop vite, trop fort. Je regarde à côté de moi et devine ton corps sous le drap. Tu dors. Je suis trempé de sueur. Doucement, pour ne pas te réveiller je dépose sur ton front un baiser. Ton front est glacé. Je prends ta main, froide elle aussi, je n’y sens aucun pouls. Je cherche l’interrupteur et ne le trouve pas, je deviens fou, je cri, la lumière se fait, une lumière blafarde qui vient de partout, de nulle part. Je n’ose te regarder, mais il le faut. Je tourne alors la tête. Tu n’es plus là.