Hubert venait d’hériter de sa tante d’un superbe piano à queue Steinway. Celui dont toutes les sonates rêvent, telles les bergères de leur prince.
Il allait enfin pouvoir changer son vieux piano droit d’étude sur lequel il croyait savoir jouer. Il était persuadé d’avoir du talent qu’il n’avait pu jusques alors exprimer sur son modeste instrument.
Le Steinway occupait tout le salon de la maison dans laquelle Hubert vivait seul. A son grand étonnement, sa femme l’avait quitté quelques années auparavant car dans le domaine de l’amour il n’était pas non plus le virtuose qu’il se racontait être !
Par dépit, il s’était alors dit qu’il aurait désormais toute liberté pour s’adonner à la musique et se laisser transporter par elle à défaut d’autres transports pour lesquels il n’était pas plus doué. Mais ça, il l’ignorait …
Dès que le majestueux prince à la lumineuse cape noire fut installé, Hubert en fit lentement le tour comme s’il voulait être sûr de ne pas rêver. Mais non, le magnifique instrument était bien devenu sa propriété. Il se dit qu’avec un tel piano de concert il donnertait le meilleur de lui-même et pourrait enfin exprimer toute la profondeur et toutes les nuances des morceaux qu’il avait jusque là péniblement ânonnés sur son piano d’étude.
Avec respect, Hubert ouvrit le couvercle du clavier et admira le mariage étincelant de l’ivoire et de l’ébène des touches. Puis il souleva et posa sur son support le lourd couvercle de la table d’harmonie, tel un immense miroir noir qui en reflétait l’or et le cuivre. Le cadre de métal doré avec ses cordes lui faisaient penser à une harpe allongée qui n’attendait plus que celui qui la ferait vibrer. S’il savait !...
Hubert s’installa sur le tabouret et commença à jouer, sans beaucoup d’âme, les quelques morceaux classiques qu’il avait laborieusement appris.
Subitement, enivré par les sonorités et convaincu de ses propres dons, il se mit en tête d’apprendre la partition pour piano du troisième concerto de Rachmaninov. Une œuvre puissante, d’un romantisme exacerbé, mais parmi les plus difficiles à interpréter et qui, techniquement, requiert une vélocité hors du commun dont Hubert était bien dépourvu. Son ex-femme lui disait souvent qu’il n’avait pas des mains de pianiste mais il n’avait jamais compris l’allusion.
Il entreprit donc de travailler cette partition durant deux à trois heures par jour.
Et, tous les soirs, il répétait et répétait encore la première page qu’il était loin de maîtriser avant de pouvoir passer à la suivante.
Main droite seule, puis main gauche, puis les deux ensembles et on recommence.
Il ne jouait pas, il martyrisait les notes et les cordes souffraient.
Une horreur !
Sans être des mélomanes, ses voisins passaient au large de sa maison pour ne pas entendre l’incessant massacre dont il ne se rendait pas compte.
Cela dura des semaines sans le moindre progrès.
Un interminable calvaire qui faisait fuir jusqu’aux rats de la cave !
Puis un soir la torture cessa. Le silence.
Quel bonheur ! Un vrai paradis après l’infernal saccage.
Après quelques jours, personne n’ayant revu Hubert et le facteur constatant que le courrier s’accumulait dans sa boite, il en informa les gendarmes du village.
Sans grande conviction, ils se rendirent le lendemain chez Hubert, par simple acquis de conscience.
Après avoir sonné en vain, ils firent le tour de la maison qui semblait déserte et revinrent frapper de grands coups sur la porte. Aucune réponse. Il n’y avait personne.
Les gendarmes en référèrent au maire qui était un ami d’Hubert. Il n’était pas dans ses habitudes de s’absenter si longuement, surtout sans prévenir. Pas du tout.
Inquiet, sachant qu’Hubert vivait seul et avait une santé fragile, le maire autorisa les gendarmes à forcer la porte et entrer dans la maison.
Ils firent sauter la serrure et pénétrèrent dans le salon, découvrant le nouveau piano.
Ils visitèrent toutes les pièces y compris la cave : Hubert n’était pas là.
De retour dans le salon, ils sentirent qu’il y régnait une odeur écœurante. Une odeur qu’ils reconnaissaient d’expérience.
Curieusement, le couvercle de la table d’harmonie du Steinway était fermé. Un peu machinalement, l’un des gendarmes le souleva.
Le corps d’Hubert gisait sur les cordes.
Le prince avait-il dévoré son bourreau ?