Il vit, Salomon.
Il vit tellement qu’il ne sait presque plus parler !
Quand il parle, il manie les phrases comme des hâches, en bûcheron, il en laisse retomber la moitié sur ses pieds, une vraie catastrophe !
Il y a des "vivants" qui vous commentent pendant des heures (et très bien) la "vie" qu’ils n’ont plus le temps de "vivre".
Salomon se blesse les doigts avec des bribes de "vie", et ça lui suffit.
Je l’aime bien ce bûcheron maladroit.
J’aime la mouvance de sa "vie" : j’aime qu’il soit en mouvement avec cette "vie".
Cela fait cinq décennies que l’on vit ensemble, lui dans le "monde", moi à un endroit précis dans ce monde : il me regarde
écrire, je le regarde "vivre".
On s’écoute.
On est de temps en temps pendant ces longues années, entrés ensemble dans un livre, un recueil, un "nous deux" : c’était au temps où je croyais possible d’écrire sur la "vie" !
Aujourd’hui, je sais que ce n’est pas possible.
Je ne comprends rien à la "vie", ou plutôt, je comprends qu’il n’y a rien à expliquer dans la "vie" et tout à penser.
L’explication, c’est le gruyère sur la planche.
L’objet que l’on veut expliquer, c’est la souris.
La souris s’approche du gruyère et "clac", le ressort s’enclenche, la planche se rabat : ce qui est expliqué est mort !
Une souris morte, on peut la prendre par la "queue", et la montrer comme une aubaine, une relique - ça ne la fait pas revivre pour autant.
La pensée, c’est autre chose.
La pensée, c’est l’inverse.
La pensée aime les "souris" vivantes : elle les regarde aller et venir, elle les écoute dans le noir, elle ne leur tend pas de
piège.
La pensée c’est comme l’amour : elle fait un crédit infini à ce qu’elle pense, elle ne l’enferme pas dans la tapette d’une formule.
Penser, c’est aimer, c’est bouger avec ce qu’on pense, suivre ce qu’on pense !
Aimer, c’est s’approcher au plus près de l’autre, jusqu’à éprouver "de l’intérieur" ses mouvements.
Le reste, c’est de la lâcheté !
"UN" homme, c’est déjà trop pour une seule femme : il envahit la boite à lettres, puis la cuisine, le salon, la chambre... il oublie souvent d’envahir d’abord le cœur !
Ne pas écrire sur la "vie", mais sur les altérations de la "vie", sur moi...
Ne plus écrire, sur la perte apparente du temps !
Quand j’étais petite, je me souviens, j’avais adoré ce qu’on m’avait appris sur le système digestif des vaches.
Elle mangent deux fois ! Une fois, elles engloutissent l’herbe jusqu’aux ténèbres de
leur estomac, une seconde fois elles la font revenir sur leur langue.
C’est effroyablement "lent" cette histoire, et sans cette lenteur, il n’y a pas de "bon" lait blanc !
Salomon, quand il "vit", il est comme une vache : il mâche et remâche les étapes de sa "vie" !
Quand j’écris, je suis comme une vache : je rumine tous mes mots...
Il manque quelqu’un : il manque "le fermier"...
"Lui" qui vient, qui regarde le petit troupeau, qui sourit et qui emmène tout ce monde dans une "clairière"...
Alors voilà, tu as le résultat entre tes mains, un petit morceau de beurre fait à la maison, que tu peux étaler sur tes tartines de "songe".
Il est de longue conservation,il ne tournera pas aussi vite... il est bien travaillé... je crois !