Pas un bruit.
Stridence soudaine. Il ouvre les yeux, réveillé en sursaut, éteint machinalement l’appareil qui beugle à coté de lui ; la pénombre ne l’agresse pas, et la douce chaleur qui émane de sa femme lui donne envie de se recoucher... Non, il faut qu’il se lève. Surtout aujourd’hui.
Elle dort. Encore quelques secondes de sommeil, de précieux sommeil.
La chaleur de l’été ne se fait pas sentir à cette heure ci de la nuit. Il parcourt les quelques kilomètres qui le séparent de la base, vérifiant machinalement dans le rétroviseur que ses galons sont bien en place, qu’il n’a pas l’air trop fatigué. La lueur orangée des lampadaires lui donne l’air pâle et maladif, et il voudrait croire que ce n’est que cette lumière qui donne cet éclat hésitant à son regard.
Elle dort, assommée par la chaleur étouffante, malgré la ventilation dans cet immeuble surchargé. Elle dort. Pas un bruit. Pas encore...
Il sort du bâtiment. C’est normal, se dit il. Une mission comme une autre. Je n’ai pas à réfléchir. D’ailleurs, il n’y a pas à réfléchir tout court. N’est ce pas ? Il monte dans l’avion, effectue les manœuvres machinalement. Paré au décollage ? Paré. Vrombissement. Il ne sent pas ce poids supplémentaire sous l’appareil, pas plus que d’habitude. Avant de partir, il adresse un clin d’œil fugitif au contrôleur. Comme d’habitude.
Stridence. Une alarme ? Elle baille. S’offre quelques secondes pour se réveiller. Sort du lit, s’habille. Sa fille lui sourit, déjà installée sur le divan, devant des illustrés enfantins. Elle couve d’un regard attendri l’enfant qui rit. Oh bien sûr, elle devrait faire ses devoirs, mais la mère n’a pas le cœur d’éteindre ce sourire. L’alarme, déjà, est oubliée. Une fausse alerte. Il faut se préparer pour aller travailler.
La terre défile sous ses ailes, remplaçant brusquement le bleu apaisant des flots du Pacifique. Il sera bientôt arrivé. Ses mains se crispent légèrement sur le manche, alors qu’il guette du coin de l’œil la lumière rouge à coté de lui.
Elle quitte l’exigu appartement, laissant sa fille à la bienveillance de ses illustrés. Il est bien tard, aujourd’hui, pour se lever ; elle a fait la grasse matinée. Son chef en sera contrarié. Elle fronce les sourcils, lève les yeux sur le bleu douloureux du ciel. Il y a un avion. Encore un passage au dessus de la ville ? Elle reporte son attention sur le bus qui va arriver.
Lueur verte. Il y est.
Elle monte dans le bus.
Il appuie sur le bouton.
Le bus démarre.
La bombe explose.
Nous sommes le 6 août 1945. Il est 8h16 du matin et elle a cessé d’exister.