« Donnez-moi un point d’appui et je soulèverai le Monde » !
Erwan de Caradec, les yeux rougis par le manque de sommeil et le visage mangé par une barbe de trois jours, sourit malgré lui en se remémorant cette citation attribuée à Archimède. Ca le ramène quelques années en arrière, au lycée de Saint-Brieuc, où il a fait ses études secondaires avant de rentrer à St Cyr, selon le vœu de son père et en respectant les traditions familiales.
Sorti dans les premiers de sa promotion baptisée Extrême Orient, il avait le choix quant à son avenir, mais à la surprise de beaucoup de ses camarades, il a opté pour la Légion Etrangère.
C’était en 1952… Affecté à la 13e Demi-brigade, il s’est retrouvé quelques mois après, avec son bataillon, sur les quais de Saigon, guerre d’Indochine oblige, accueilli par une fanfare qui joue l’inévitable Boudin si cher aux légionnaires.
Quelque temps plus tard, l’ordre tombe : le bataillon embarque dès le lendemain pour Dien Bien Phu où la situation devient de plus en plus critique. Méticuleusement, les Viets du Général Giap ont encerclé cette cuvette censée assurer la domination française dans le nord du pays ; pas à pas, en utilisant la plupart du temps la bicyclette comme moyen de transport, en empruntant des pistes à peine tracées dans la jungle, ils ont acheminé, élément par élément, des centaines de pièces d’artillerie et les munitions qui vont avec. La pression sur les huit mille hommes du camp retranché, commandé par le Colonel Langlais, se fait de plus en plus forte en ce mois de Mars 54 ; même si on ne peut encore parler de bataille rangée, les escarmouches sont quotidiennes et l’artillerie vietminh, disséminée et « enterrée » sur les contreforts avoisinants, commence à causer de gros dégâts, particulièrement sur la piste d’aviation, cordon ombilical de Dien Bien Phu avec le monde extérieur.
Des points d’appui, songe De Caradec, ce n’est pas ce qu’il manque ici. Ce sont en fait de petits pitons, plus exactement des collines qui émergent dans la plaine et qui ont été transformées en mini place-fortes tenues par les troupes d’élite que sont les parachutistes et autres légionnaires. Chacun d’entre eux porte un nom féminin, en hommage, dit-on, aux femmes qui se rongent les sangs à des milliers de kilomètres ; Isabelle, Dominique, Eliane, Huguette, Françoise, Claudine, Anne-Marie et bien sûr Gabrielle, « son point d’appui », celui qu’il occupe avec sa compagnie depuis maintenant cinq jours.
Ils ont relevé une compagnie de tirailleurs algériens qui ont tenu la position une semaine durant, sans essuyer de sérieuses attaques des petits hommes en tenue noire et casque en latanier.
Sa compagnie ? La 11e, une centaine d’hommes de tous horizons, de toutes religions, de toutes couleurs de peau mais avec une seule devise : Legio Patria Nostra.
Cette poignée d’hommes, c’est un des leviers dont dispose Langlais pour tenter de lever le couvercle que l’ennemi, au fil des mois, a posé sur la cuvette.
Répartis dans les boyaux qui ceinturent Gabrielle, les anciens encadrant les moins aguerris, ils attendent l’offensive. Le sergent Karl Weber, son adjoint, un ancien officier de la Wehrmacht selon certaines rumeurs, se déplace constamment pour contrôler les positions.
Le lieutenant regarde s’éloigner les bombardiers B26 qui ont pilonné les emplacements supposés de l’ennemi, invisible durant toute la journée. Ils rentrent à leur base de Cat Bi, les soutes vides, et reviendront sans doute demain au lever du jour, déverser leur cargaison de bombes sur les caches de l’artillerie de Giap.
Soudain le vacarme déchire le silence qui avait succédé au départ des B26. Un déluge de feu et de fer s’abat sur la cuvette.
Nous y voila, songe t-il.
La préparation d’artillerie vietminh se poursuit durant plus d’une heure.
Elle sera dorénavant quotidienne, précédant, chaque soir, les assauts répétés des troupes au sol du Vietminh. Ce 14 Mars personne ne peut imaginer ce que va être l’enfer de Dien Bien Phu.
Les Divisions que Giap attendait pour lancer l’offensive sont maintenant à pied d’œuvre et vont déferler sans discontinuité, durant des semaines, sur le dispositif de défense français.
Sur Gabrielle les pertes sont sérieuses. Les remparts que les légionnaires avaient construits de leurs mains ont volé en éclats comme fétus de paille. Weber rend compte : 24 tués, autant de blessés dont certains gravement atteints ; il a replacé les hommes là où les pertes étaient le plus sévères. Un calme tout relatif règne maintenant ; la nuit est tombée et chacun scrute l’obscurité quand, tout à coup, une clameur s’élève à moins de cinquante mètres du premier boyau. Une première vague de bo doï se lance à l’assaut en hurlant. Ils sont fauchés par les mitrailleuses, dont celle servie par Thu, un supplétif vietnamien, en temps normal ordonnance du lieutenant, qui a remplacé le titulaire tué par un éclat d’obus.
Une seconde puis une troisième vague monte vers le poste retranché, atteignant le réseau de barbelés. Les légionnaires se battent à un contre dix, parfois au corps à corps, mais repoussent les assauts successifs.
De Caradec, gravement blessé aux jambes par l’explosion d’une grenade, se tient pourtant aux avant-postes, protégés par rondins et sacs de sable.
D’un geste il appelle son radio qui lui passe le combiné du TRPP.
PC de Gabrielle, PC de Gabrielle ! Très durement accroché, les Viets sont aux barbelés.
Moitié de mon effectif hors de combat. Renfort si possible, renfort si possible…A vous.
La réponse ne tarde pas.
Gabrielle, tenez jusqu’au matin. Coûte que coûte. Impossible envoyer renforts avant l’aube.
Terminé.
Autour de lui les cadavres de ses hommes s’amoncellent. Les blessés ne reçoivent aucun soin depuis que le caporal infirmier a été tué au cours d’un assaut précédent.
C’est maintenant, sur les pentes de Gabrielle, une véritable fourmilière qui se rue de nouveau vers eux. Il comprend qu’il ne reste qu’une seule issue pour sauver ce qui peut l’être.
Sous la mitraille, il appelle Weber.
Tu vas rassembler tous ceux qui peuvent encore marcher et les conduire vers Anne-Marie.
Vous avez une chance de passer… avant qu’il ne soit trop tard
Je vais vous couvrir. Départ dans trois minutes. Bonne chance
Mais vous, mon lieutenant ?
J’ai dit … ceux qui peuvent marcher.
L’Allemand regarde son officier dans les yeux. Il a compris.
Thu, toi aussi tu t’en vas !
- Non cep, moi c’est pas blessé, c’est resté avec toi pour mitrailleuse, répond Thu qui s’est coiffé du béret vert de la Légion que vient de lui donner le sergent Weber.
Thu maintenant vrai légionnaire, conclue-t-il avec un large sourire.
Erwan n’insiste pas. Depuis qu’il a rejoint le bataillon, Thu ne l’a jamais quitté.
Se saisissant du combiné radio, il rappelle le PC et annonce d’une voix calme :
PC de Gabrielle, PC de Gabrielle ! Les Viets sont sur nous.
Je demande un tir d’artillerie sur ma position dans cinq minutes. Nous sommes au bout du rouleau…Je vais tenter un repli. Seule possibilité de tenir, pilonnage des troupes d’assaut viets. Terminé.
Se tournant vers son radio, i lui dit :
Détruis le poste et pars avec les autres. Bonne chance à tous.
Au PC, on essaie de rétablir le contact, en vain.
Alors, le cœur serré, cinq minutes plus tard les artilleurs français, établis à trois kilomètres de Gabrielle, écrasent sous les obus de 105 le point d’appui que tenait le cyrard qui avait choisi la Légion comme seconde patrie.
Ce 14 Mars 54, en quelques heures, le verrou nord de Dien Bien Phu vient de sauter malgré l’héroïsme de la Légion ; au prix d’énormes pertes en vies humaines, les petits hommes en noir de Giap ont remporté la victoire.
Les combats dureront jusqu’au 7 Mai quand arrivera d’Hanoï l’ordre de déposer les armes. Sur Eliane 2, le dernier point d’appui qui offrait encore une faible résistance à l’ennemi, le sergent Weber et ses quatre derniers légionnaires en état de se battre, les larmes aux yeux, détruisent leur armement avant d’être faits prisonniers par le Vietminh.
Epilogue. Cette année encore, en ce beau mois de Mai, les derniers survivants de cette épopée tragique se sont rassemblés à Fréjus pour rendre hommage, cinquante cinq ans plus tard, à tous leurs camarades morts dans l’indifférence générale…
Le plus âgé, pensionnaire à la maison de retraite de la Légion Etrangère à Puyloubier, s’appelait Karl Weber.
Mai 2009