En cette fin de printemps 1944, une grande nervosité s’est emparée des troupes d’occupation allemandes. Les nouvelles sont de plus en plus mauvaises ; sur le front russe, la défaite est pratiquement consommée et la Wehrmacht se replie en désordre semant la mort sur son passage. D’autre part, des bruits courent comme quoi les Alliés préparent un débarquement sur les côtes françaises.
Ici, à la pointe de Bretagne, comme dans d’autres régions françaises, les résistants donnent bien du fil à retordre aux envahisseurs. Il ne se passe guère de jour sans qu’un sabotage ne soit commis. A Brest, les ouvriers de l’arsenal militaire font un maximum pour que la flotte allemande soit indisponible. Côté chemins de fer, c’est le même état d’esprit qui prédomine ; le matériel roulant, ainsi que les voies ferrées, font régulièrement l’objet d’actes de malveillance.
En rase campagne, les maquisards, toutes tendances confondues, s’en prennent aux systèmes de communication ; les poteaux téléphoniques sont régulièrement abattus, les lignes coupées à la cisaille, privant l’occupant des liaisons indispensables à une armée en opération.
Après une courte période de flottement, le commandement allemand local, sans doute considéré comme trop conciliant par Berlin, est remanié de fond en comble.
Beaucoup de ses cadres sont mutés sur le front de l’Est et remplacés par des nazis bon teint.
Commence alors une chasse aux « terroristen » qui ne s’arrêtera qu’avec le retrait ou la reddition des troupes du III ème Reicht, quelques mois plus tard.
Jean et Yvon Le Fustec n’appartiennent à aucune organisation résistante, ce qui ne les empêche pas d’apporter leur concours à la libération du pays.
Respectivement âgés de seize et dix sept ans, ils ont échappé, compte tenu de leur jeunesse, au travail obligatoire en Allemagne, le trop célèbre STO. Fils de paysans sur la commune de Lampaul, ils aident le père dans les travaux de la ferme et, parfois le soir, sans que les parents en soient informés, ils exercent leur talent de scieurs en long en s’en prenant aux poteaux de bois qui supportent lignes téléphoniques et télégraphiques. Pas vraiment animés d’un patriotisme exacerbé, c’est plutôt par jeu et par défi qu’ils ont décidé de mettre des bâtons dans les roues de l’ennemi.
Ce soir il n’y a pas de lune ; ils ont programmé « une sortie » sur la route départementale, à quelques centaines de mètres de la ferme. Sûr que si les parents avaient eu le moindre doute ils y auraient mis bon ordre depuis longtemps ; les Allemands, ils ne les aiment pas non plus mais il faut bien vivre et le travail ne manque pas dans les champs.
Vers minuit, Jean et Yvon quittent discrètement la ferme familiale ; ils ne possèdent aucune arme, simplement une scie à bois à laquelle ne résistent pas ces pauvres poteaux qui jalonnent les routes. La technique est simple : scier le plus possible l’ « objet du délit » au ras du sol, sans toutefois le faire tomber ; le premier coup de vent finira l’ouvrage, aujourd’hui ou demain… Peu importe, le poteau finit toujours par céder entrainant avec lui tous les fils qui le coiffent.
Ils en sont à la moitié du travail quand, brutalement, un projecteur s’allume tandis qu’une voix à l’accent guttural leur intime l’ordre de lever les bras.
La patrouille, qu’ils n’ont pas entendue arriver, les a surpris en flagrant délit… Tétanisés, ils lèvent les mains avant d’être emmenés sans ménagement.
Karl, soldat de vingt ans, a vu arriver les deux jeunes prisonniers alors qu’il était de garde à l’entrée de la batterie de Rosservo. Un homme de la patrouille lui a conté en deux mots ce qui s’était passé puis a ajouté :
Ce sont les fils du fermier de Kerguénoc ! Sabotage ! Leur compte est bon !
Karl, poursuivant sa faction, songe à ce qui s’est passé ici en 1943, bien avant son arrivée : l’histoire de Hans, blessé sur l’îlot de Rosservo suite à une chute malencontreuse, puis sauvé par un pêcheur local, lui-même abattu par une sentinelle trop zélée.
Karl en a assez de cette guerre. Quelle connerie ! Mais que faire ?
A cet instant, la porte du bunker livre passage à un homme qui vient vers lui ; c’est le capitaine qui commande la batterie et par extension les cantons avoisinants.
Otto Klutz, officier sans état d’âme qui arrive tout droit de l’état-major, est bien décidé à remettre de l’ordre dans cette région considérée comme stratégique en haut lieu.
Karl !
Ja, mein Kapitan !
Les deux terroristes seront fusillés à 8 heures. Vous êtes désigné pour le peloton d’exécution. Bonne nuit !
Son sang se fige dans ses veines. Ce n’est pas possible !
Tuer de sang froid ces deux jeunes gens ? Non, il ne participera pas à ce meurtre.
Dès la fin de son tour de garde, il se glisse hors de la batterie et, après s’être orienté, il se dirige vers Kerguénoc, situé à environ quatre kms, qu’il connaît pour avoir lui-même effectué des rondes dans ce secteur.
Il a pris la décision de prévenir les parents en espérant que ces derniers feront revenir le capitaine sur son verdict. Cet officier ne peut pas être insensible à une telle requête…
A 4 heures du matin il frappe à la lourde porte d’entrée de la vieille maison qui abrite la famille paysanne. Après quelques minutes d’attente, celle-ci s’ouvre avec précaution laissant apparaître le père Le Fustec. Surpris de voir devant lui un soldat allemand, l’homme interroge :
Qu’est ce que vous me voulez au milieu de la nuit ? Vous savez quelle heure il est ?
Même la nuit ils nous emmerdent… maugrée t-il.
C’est pour vos fils, herr Fustec… Ils ont été arrêtés.
Karl, tant bien que mal, dans un français hésitant entrecoupé de mots allemands, conte au père ce qui vient d’arriver ; ce dernier le fait répéter plusieurs fois avant de comprendre que ses deux gosses sont en danger de mort.
La mère, inquiète, a quitté le lit clos conjugal pour savoir ce qui se passe ; elle s’effondre en larmes, suppliant son mari de faire quelque chose.
C’est le moment que choisit Karl pour leur avouer qu’il n’en peut plus de cette guerre et qu’il a décidé de déserter. Peut-être pourraient-ils l’aider à se cacher ?
Un éclair passe alors dans les yeux de Léon Le Fustec.
Je vais m’habiller, lui dit-il ! Attendez-moi là !
Quelques minutes plus tard, il réapparait et, l’air menaçant, braque un fusil de chasse sur Karl.
Marchez devant et pas d’entourloupes, hein ! On retourne à la batterie.
Un déserteur contre mes deux fils… Le capitaine appréciera !
Karl a vite compris de quoi il retournait mais, abasourdi par ce renversement de situation qu’il ne pouvait imaginer, et devant la détermination du père Le Fustec, il doit obtempérer.
A 7 heures du matin, ils atteignent la batterie de Rosservo. Mis en joue par la sentinelle de garde qui ameute tout le monde, le père Le Fustec dépose son arme au sol et demande à voir le capitaine. Ce dernier, sanglé dans son uniforme vert de gris, casquette vissée sur la tête et rigide comme un bon Prussien, écoute le récit du père qui, à genoux, implore la grâce de ses fils.
Le capitaine réfléchit un moment, puis, s’adressant au père Le Fustec, lui dit :
Vos fils sont des terroristes mais, compte tenu de leur jeune âge et surtout parce que vous m’avez ramené un déserteur, ile ne seront pas fusillés mais déportés en Allemagne.
Là bas ils n’auront pas le loisir de couper les poteaux.
Puis, se tournant vers Karl, il lui annonce :
En temps de guerre la désertion est punie de mort.
Je vous avais désigné pour le peloton d’exécution, il n’y a rien de changé !
Ca fera un exemple pour vos camarades !
A 8 heures précises, une salve retentit.
Karl, qui a refusé qu’on lui bande les yeux, a fixé jusqu’à la fin l’îlot de Rosservo, éclairé d’un soleil printanier, en songeant à Hans et à son sauveur, Joseph Magueur le pêcheur d’ormeaux, comme lui mort pour rien.
Les fils Le Fustec furent déportés à Buchenwald d’où, ni l’un ni l’autre ne revint.
Léon Le Fustec, le père, mourut peu de temps après la guerre, miné par le chagrin et peut-être aussi par le remords.
Le capitaine Klutz, décoré de la Croix de fer fin 44 pour avoir remis de l’ordre dans son secteur, déposa les armes devant l’offensive américaine en 45.
Rapidement libéré, il fit une belle carrière dans une multinationale où il termina Directeur des Ressources Humaines.
Janvier 2009