La bataille faisait rage depuis plusieurs jours déjà et la pluie, ponctuant la fin d’un hiver meurtrier, avait transformé nos tranchées en marigots boueux et traitres. Autours de nous les obus ne cessaient de tomber à l’aveugle, faisant autant de dégâts chez l’ennemi que dans nos propres rangs.
C’était la nuit…
La pluie venait juste de s’arrêter, me permettant d’apercevoir dans la trouée des noirs nuages la Lune, ronde et pâle comme l’œil d’un mort. Quelques fois, je pouvais entendre le grattement des rats qui cheminaient tout autour en quête de leur abjecte nourriture... les cadavres de mes infortunés compagnons d’armes, à demi enterrés dans les tranchées et laissés à pourrir sur place. Et pour les oreilles sensibles, il y avait aussi le râle des blessés et des mourants que nous n’avions pas eu le temps d’évacuer, un sinistre concert de lamentations ponctué par le bruit des détonations, celles des canons et celles, tout aussi désespérées, de mon cœur vacillant.
Rien d’autre.
A vrai dire, je n’avais plus conscience du temps qui filait, je ne savais même pas depuis combien de jours nous étions ici à attendre que l’ennemi charge ou que l’on nous donne l’ordre de le faire.
Dans ce lent défilé d’horreur humaine teinté d’absurdité qu’était devenu mon quotidien, la mémoire était une chose cruelle... Je pensais sans arrêt à ma vie d’avant, surtout à ma femme, sa beauté et sa chaleur. Je pouvais presque entendre sa voix qui m’appelait, me susurrant à l’oreille ces mots que s’échangent les amoureux au coin du feu... Des mots qu’il ne faisait pas bon se rappeler dans un lieu comme celui-ci où lever simplement la tête pour regarder le Soleil pouvait signer votre arrêt de mort.
« Ma vie d’avant », ces mots sonnait bizarrement dans mon esprit... Ici, loin de tout, rien de ce qui faisait de moi un homme n’avait de sens. Fierté, honneur, dignité, espoir… L’espoir était un luxe que moi et les gars de mon régiment ne pouvions plus nous offrir. En fait on avait même, pour la plupart, admis cette idée que nous, trouffions de base, allions y rester. Ici, les moyens de se faire tuer ne manquant pas, la question était juste de savoir simplement quand.
Et j’attendais... Casque vissé sur la tête, fusil enrayé à la main, trempé jusqu’aux os par cette boue omniprésente et transi par le froid. Mais avec un nez gelé, au moins, je ne sentais plus les odeurs de charnier.
Je crois bien que j’étais en train de fixer mes pieds lorsqu’il me tomba dessus. Je ne l’avais pas entendu arriver, trop occupé à remuer le couteau dans la plaie, à ressasser le passé... Lui avait dû glisser sur le rebord de ma tranchée et moi, tapi au fond de mon trou à attendre tel un veau à l’abattoir, je le reçus directement sur le crâne.
Après quelques secondes de flottement, confus, il se releva en vitupérant dans une langue que même sonné, je n’eus aucun mal à reconnaitre... un fritz ! Il attrapa son fusil et appuya sur la détente... rien, plus de balle ! Surpris par le miracle d’être encore vivant, je me jetais alors sur lui et nous entrâmes dans un violent corps à corps, crosse contre crosse, poing contre poing. Je n’avais plus qu’une pensée en tête : survivre. Je le rouais de coups et encaissais les siens. Tant que je pouvais ressentir cette douleur qu’il m’infligeait, cela signifiait que je n’étais pas encore mort.
Après plusieurs minutes d’un combat sans vainqueur, il me repoussa d’un coup de pied et j’atterris le cul dans la boue glacée... de dépit, je lui en envoyai une grosse poignée qu’il reçut sur la poitrine...
Le temps sembla se figer et soudain, tout aussi surprenant que cela pût être compte tenu du moment et de l’endroit, il se mit à rire... Moi aussi, frappé par ce son chaud et vibrant sorti tout droit d’une autre vie et aussi par le comique involontaire de la situation. Tandis que nous nous regardions l’un l’autre en reprenant le souffle que la bataille nous avait volé, des larmes de joie coulaient sur nos visages crasseux.
Toujours hilare il me tendit un bras pour m’aider à me relever. Je n’hésitais qu’une poignée de seconde avant de le saisir et la chaleur de ce contact me fit comprendre que bien qu’étant l’ennemi, il n’était qu’un homme comme moi, pétri des mêmes doutes, des mêmes peurs. Un éclair zébra le ciel et pendant un court instant, je pus voir que nous avions tous deux des yeux du même bleu. Debout, côte à côte et couverts de boue nous aurions pu passer pour des frères.
Déchirant l’air et la terre, il y eut alors une énorme explosion et le souffle de celle-ci le projeta sur moi. Tandis que j’étais écrasé au sol par son poids et la brutalité du choc, une violente douleur me déchira les entrailles... sa baïonnette. Un liquide chaud se mit à couler sur mon ventre. Je sentis qu’il me mettait quelque chose de doux dans la main droite avant de plaquer fortement celle-ci contre ma blessure... Il me murmura d’étranges mots dans sa langue à l’oreille, comme un genre de prière, ensuite je ne me souviens plus rien.
Je repris conscience dans un poste de soin loin derrière la ligne de front. Le médecin de garde m’expliqua que j’avais eu beaucoup de chance et que, grâce à Dieu, ma plaie n’était pas grave. L’obus n’était pas tombé très loin... couché sur moi, il y avait un allemand tué par les éclats.
Dans mon poing encore serré, je tenais un mouchoir de soie blanc maculé de terre et de sang où je pouvais malgré tout lire ces quelques mots brodés : « Meiner Geliebten Liebe »... Je ne les compris pas sur l’instant, mais je fondis pourtant en larme.