La trentaine sportive, grand, le cheveu blond mi-long, Philippe est un ethnologue parisien qui s’est mis en tête d’accomplir une traversée inédite : celle du continent africain, d’Est en Ouest, de la Mer Rouge à l’Atlantique, avec pour seuls compagnons les deux dromadaires achetés en Egypte.
Les autorités de Khartoum lui ayant refusé le visa d’entrée, il a quand même décidé de traverser le Soudan, seul itinéraire possible pour rejoindre le Tchad, et ce, en toute illégalité.
En compagnie d’Ahmed, son guide soudanais, dix jours ont été nécessaires pour atteindre la frontière, à proximité d’Abu Simbel ; après cette période de mise en jambes, c’est en solitaire qu’il démarre, le 23 Septembre 90, ce périple qui, de mémoire d’homme, n’a jamais été réalisé… ni même entrepris.
Avril 91. Il marche depuis sept mois et a connu toutes les mésaventures possibles, particulièrement au Tchad où il a croupi quelque temps dans les geôles d’Hissein Habré, mais le gros problème a toujours été l’approvisionnement en eau, cet élément vital pour lui comme pour les bêtes.
Si un dromadaire en bonne forme peut tenir environ dix jours sans boire, l’homme a besoin de ses quinze litres quotidiens.
Le dromadaire de bât porte deux guerbas, des outres en peau de bouc, d’une capacité totale d’une centaine de litres, ce qui assure à Philippe une autonomie moyenne d’une semaine ; encore faut-il trouver des puits pour remplir ces dernières et abreuver les montures, lesquelles, à chaque point d’eau, ingurgitent chacune une centaine de litres.
Equipé d’un GPS, seule concession faite au monde moderne, il a rapidement dû se rendre à l’évidence : la plupart des cartes qu’il a emportées sont erronées. Dans ces conditions le GPS n’est d’aucune utilité.
Après avoir traversé l’Egypte, le Soudan, le Tchad, le Niger, effectué un crochet par le Sud algérien pour cause de rébellion touareg, Philippe se trouve au Mali, quelque part entre l’oasis d’Araouane et la frontière mauritanienne. C’est une zone pratiquement inexplorée, réputée sans eau, que les nomades appellent l’aklé Aouana.
Depuis qu’il a quitté Araouane, voilà six jours, il n’a pas rencontré âme qui vive.
Hier, au bivouac, il a remarqué que ses camélidés présentaient des signes de fatigue dus, sans doute, à une alimentation trop pauvre durant cette longue marche, parfois forcée.
De plus, au dernier point d’eau, ils ont bu bien moins que de coutume.
Ce soir, à l’étape, ses dromadaires se sont écroulés sur place et il est inquiet.
Si la carte ne ment pas, il se trouve à cent kilomètres du puits le plus proche ; il lui reste la moitié d’une guerba. En temps normal, il en parcourt cinquante à soixante par jour mais, vu l’état des dromadaires…
Au petit matin, une mauvaise surprise l’attend : le méhari touareg, celui qu’il montait depuis le Tchad, est mort durant la nuit. Sa gorge se serre, il s’était habitué à cette bête ; peut-être lui en a-t-il trop demandé ?
Le second a beaucoup de mal à se relever ; Philippe le sangle puis le charge au minimum avant de le mener par la bride, à travers les dunes qui s’étendent à l’infini.
A midi, le soleil est au zénith quand brutalement le dromadaire s’effondre.
Philippe décide de sacrifier une part de l’eau qui reste pour tenter de le sauver ; selon une vieille méthode Toubou*, il lui verse dans chaque narine environ cinq litres du précieux liquide.
La bête s’ébroue, se relève puis s’abat de nouveau à l’ombre d’un bouquet d’acacias.
Philippe n’a plus le choix ; abandonnant son dernier compagnon, il saisit la guerba presque vide puis, malgré la chaleur, repart dans la direction où doit se trouver le prochain puits… à environ soixante kilomètres.
Chaque demi-heure qui passe, il boit pour éviter la déshydratation qui le menace.
Tarik kébir !
(C’est un long chemin !)
Koïs, mafish muchkulla, Inch’ Allah !
(Ca va, pas de problème, si Dieu le veut !)
Il se souvient de ces derniers mots échangés, quelques mois plus tôt, avec Ahmed, le guide qui l’a accompagné de nuit à la frontière soudano-égyptienne.
Il fait encore quelques centaines de mètres, puis s’écroule et perd connaissance ; la guerba est vide.
Dans la soirée, Brahim, un jeune Kounta qui rassemblait ses chèvres, le découvre inanimé au creux d’une dune, à moins de trois cents mètres du point d’eau où le clan a installé son campement. Ce puits, abandonné depuis des lustres, vient d’être désensablé par la tribu de Brahim. Il ne figure sur aucune carte. Seul le vieux chef en connaissait l’existence.
La vie tient parfois à si peu de chose…
Philippe restera quelques jours avec les nomades Kounta puis rejoindra Zouina, palmeraie située à la frontière mauritanienne, où il achètera de nouveaux dromadaires. Il terminera son périple le 8 Juin 91, après neuf mois de sable et de galère, atteignant enfin cet océan Atlantique qu’il a tant appelé de ses vœux, une réserve d’eau inépuisable, connue de tous, mais… non potable.
*Peuple nomade tchadien
Janvier 2009