L’homme, vêtu d’un treillis militaire en piteux état, casquette règlementaire vissée sur le crane, et fusil de guerre en mains, observe, à couvert dans la jungle, les agissements du « civil » qui, après avoir planté sa tente dans une zone dégagée, s’escrime à allumer du feu.
Le lieutenant Onoda n’a aucun doute : il s’agit, une fois de plus, d’un grossier piège que lui tendent les Yankees et ceux qui collaborent avec eux.
Depuis qu’une patrouille de militaires philippins a tué, voila deux ans, son ami Kosuda, il a redoublé de vigilance et vit nuit et jour sur ses gardes. Il y a quelques années, c’est un autre de ses camarades, le sergent Shimada, qui a perdu la vie dans une embuscade tendue par la police de l’île. Aujourd’hui il est seul, mais décidé, coûte que coûte, à continuer la mission que lui a confiée le général Yokohama. Il se souvient des paroles de ce dernier :
– Ne jamais se rendre ! Résister, toujours résister, cinq, dix, vingt ans ou plus si nécessaire, en attendant le retour de l’armée impériale, si cette dernière devait provisoirement quitter l’île de Lubang.
Ce jour là, il a prêté serment. Il le tiendra jusqu’au bout.
Onoda a remarqué que le jeune homme qui se tient devant lui semble avoir quelques provisions qui pourraient bien lui rendre service. Il sort de sa cache avec précautions et s’avance en catimini vers celui qui lui tourne le dos ; il n’a pas l’intention de le tuer, mais simplement de lui voler ce qui pour lui est vital, la nourriture.
A vingt mètres du campement, il interpelle le « touriste », Suzuki Norio, un jeune Japonais de 25 ans, ex-étudiant devenu plus ou moins routard international.
Depuis cinq ans, Suzuki a parcouru en stop tous les continents. Au cours de son périple, il a entendu parler de l’homme que les indigènes de Lubang, une île du Pacifique appartenant aux Philippines, appellent « Long hairs » (longs cheveux) et que la presse locale désigne comme le Diable de Lubang.
Arrivé depuis peu sur cette île montagneuse, couverte par ailleurs d’une jungle hostile, il va tenter sa chance pour retrouver « Long hairs ». Depuis des années, toutes les tentatives entreprises dans ce sens ont échoué.
Personne ne l’a mandaté pour cette recherche ; pour lui, ce n’est en fait qu’un « challenge » supplémentaire dans un parcours déjà jalonné de multiples aventures.
Après réflexion, Suzuki décide de jouer la « chèvre » ; il installe sa tente en bordure de la jungle, sur un large espace dégagé, d’où il peut voir mais également être vu de loin.
Quelques jours s’écoulent sans que rien ne se produise, et puis un soir, alors qu’il allume son feu de camp en pestant contre les moustiques, il entend cette voix dans son dos.
Il se retourne et se trouve face à face avec un soldat japonais qui pointe un fusil vers lui.
Pas très rassuré, il s’écrie :
Ho, ho, ne tirez pas, je suis Japonais ! Vous êtes Hiro Onoda ?
Je suis le lieutenant Hiro Onoda de l’armée impériale. Et toi, qui es-tu ?
Un traître à la solde des Américains ?
Non, lieutenant ! Je ne suis aux ordres de personne ; je voulais simplement vous rencontrer pour vous parler. Je vous ai trouvé… mais peut-on parler ?
La guerre est finie depuis bien longtemps…
Pour moi elle n’est pas finie, rétorque Onoda.
Vous voulez donc mourir ici, lieutenant ?
J’ai été envoyé en mission sur ordre ! Seul un contrordre peut interrompre cette mission !
Le soldat en loques poursuit en affirmant qu’il n’a pas confiance et qu’il est hors de question qu’il se rende ; pourtant, peu à peu, l’atmosphère se détend et un véritable dialogue peut enfin s’engager. Il durera la nuit entière ; mis en confiance, peut-être aussi lassé de cette existence de bête traquée, Onoda se confie au jeune homme.
Suzuki a bien devant lui « Long hairs », officiellement le lieutenant Hiro Onoda de l’Armée Impériale japonaise, envoyé en mission spéciale sur l’île depuis Décembre… 1944.
Après avoir subi les bombardements intensifs des Américains, puis le débarquement de ces derniers, Onoda et quelques soldats survivants sont entrés dans la jungle, persuadés que la guerre continuait. Après la capitulation japonaise de 1945, que bien sûr ils n’apprennent pas, ils organisent leur survie en attendant des jours meilleurs et le retour des leurs, toujours espéré mais jamais exaucé.
Au fil des ans, toutes les tentatives pour leur faire comprendre l’absurdité de leur situation resteront sans effet, du moins pour les plus… récalcitrants. On organise des distributions de tracts, des appels au porte-voix aux abords de la jungle. Des missions composées d’anciens combattants du Pacifique, d’autorités japonaises et philippines, et même d’anciens compagnons de combat du lieutenant, parcourent l’île à maintes reprises : rien n’y fait !
Comme l’avouera plus tard Onoda, pour lui et ses compagnons, le Japon ne pouvait pas avoir perdu la guerre.
Les avions de ligne qu’ils voient passer dans le ciel de Lubang sont, évidemment, des avions ennemis ; depuis Décembre 1965, ils écoutent la radio sur un petit poste razzié au cours d’un raid dans un village. Chaque fois que l’occasion se présente, ils chapardent des piles à gauche et à droite ; tout ce qui sort de cette boite noire est, systématiquement, considéré comme propagande. En 1972, ils apprennent, par cette même radio, qu’un autre Japonais, le soldat de 1re classe Yokoy, a été capturé à Guam ; cette nouvelle les conforte dans la certitude que la guerre se poursuit.
Ces irréductibles vivent sur le pays en rapinant, tuant s’ils se sentent menacés, dans les villages, mais aussi en piégeant le gibier qu’ils trouvent en forêt, voir les animaux domestiques aux abords des villages… et les années passent.
En 1972, le dernier compagnon d’Onoda, le soldat de première classe Kozuka, est abattu au cours d’un accrochage avec les forces philippines ; ces dernières, à la demande des habitants des villages alentour, organisent, de temps à autre, des opérations militaires pour nettoyer, une fois pour toutes, le pays de ces Japonais qui, en trente années de cavale, tueront quand même une vingtaine de paysans locaux.
Il aura donc fallu attendre 1974, et l’initiative de Suzuki Norio, pour que le dernier* ( ?) combattant japonais de la guerre du Pacifique accepte de se rendre.
Il déposera les armes, fusil et sabre d’officier, quelques semaines plus tard. Il a fini par accepter les propositions de Suzuki à la condition de recevoir l’ordre d’arrêt des combats de son ancien commandant d’unité, celui là même qui, adjoint du général Yokohama durant la guerre du Pacifique, lui avait confié la mission ; le commandant en question, le major Tanigushi, retrouvé au Japon, où il menait une paisible vie de libraire, fera le déplacement jusqu’à Lubang et délivrera Onoda du serment de « se battre jusqu’au bout », serment que ce dernier avait fait en 1944.
En Novembre 2008, Onoda, âgé de 86 ans, vivait toujours au Japon où il enseignait l’art de la survie en zone hostile, un art qu’il avait eu tout le temps de mettre au point durant ces 29 années passées en tant que « résistant » dans la jungle philippine.
Janvier 2009
En 2005, un article, paru dans la presse philippine, affirmait qu’il restait sur l’île de Guam trois militaires Japonais, dont un médecin, qui vivaient en autarcie complète, sans aucun contact avec le monde extérieur, depuis… 1945.
L’information n’a jamais été confirmée et, le temps qui passe faisant son œuvre, il est peu probable que nous voyions un jour sortir des jungles du Pacifique un nouvel Onoda.
Epilogue... Le lieutenant Onoda est mort au Japon en 2014 à l’âge de 92 ans
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... ou le dernier samouraï
Dans la presse hebdomadaire je lis avec surprise que l’histoire du Lieutenant Hiro Onoda est enfin traduite en français ! Titre du bouquin " Au nom du Japon", écrit par Hiro Onoda lui-même.
Il faut tout de même préciser qu’il existe sur le même sujet un autre ouvrage fort bien documenté, écrit par Jean-Marc Pottiez, paru en 1975 et intitulé "Les vainqueurs de la défaite"... ouvrage qui m’avait servi de référence pour écrire ce qui suit...