Par une nuit sans lune de l’an de grâce 1624, alors que la pluie et le vent balaient la pointe de Bretagne, un cavalier solitaire galope à bride abattue à travers bois et taillis sur ces terres du Léon qui l’ont vu naître vingt ans plus tôt et dont il connaît chaque layon et bosquet.
Tanguy de Trémouarzan, fils aîné du Seigneur du même nom, a discrètement quitté le manoir familial dès la tombée de la nuit. Tout en chevauchant avec la fougue de son âge, il en veut à la terre entière, mais surtout à son père, de faire passer les vieilles querelles de voisinage avant l’amour qu’il porte à Aude de Kergrouandès, fille unique du Comte dont les terres jouxtent celles de sa famille.
Aude et Tanguy se connaissent depuis l’enfance mais, peu à peu, cette amitié enfantine s’est transformée en un sentiment différent, partagé par les deux tourtereaux, au grand dam de leurs parents respectifs. Aude est d’une lignée qui la destine à un autre mariage, une union qui ouvrira à son père les portes de la Cour du Roy Louis le Treizième, avec tous les honneurs et avantages que cela procure. Un prétendant, d’âge mûr mais de haute naissance, est déjà sur les rangs et seuls les seize ans de la jeune fille ont, jusqu’alors, fait barrage à ce marché de petite noblesse !
Quant au Seigneur de Trémouarzan, il n’entend pas se mettre plus à dos son illustre voisin dont il est de surcroît le vassal. Des histoires de limites cadastrales empoisonnent suffisamment les relations entre les deux familles pour ne pas en rajouter, et puis, avoir pour bru la fille de son vieil ennemi ne l’enthousiasme guère…
Tanguy se moque bien de tout cela et a décidé d’enlever sa dulcinée au nez et à la barbe de tout le monde avant qu’il ne soit trop tard. C’est pour cette raison qu’il se dirige nuitamment vers la belle qui l’attend au château de Kergrouandès !
Rendez-vous a été pris et le mauvais temps ne peut en aucun cas modifier son plan même s’il eût préféré une nuit plus clémente.
Bientôt apparaissent derrière un rideau de pluie les deux tours fortifiées du château ; menant son cheval par la bride, Tanguy avance prudemment sous le couvert des bois qui ceignent la demeure du Comte. A quelques mètres des douves il attache sa monture à un arbre avant d’envoyer le signal convenu à sa belle qui doit se tenir prête, le cœur battant, derrière sa fenêtre. De petits cailloux adroitement lancés sur la croisée, une corde qui se déroule sans bruit, et enfin Aude qui se laisse glisser jusqu’à lui… L’heure n’est pas aux effusions et tous deux traversent les douves à pas de loup quand un cri provenant du poste de garde les tétanise « Qui va là ? ». Un homme en sort, armé d’un mousquet, alors qu’ils montent à cheval ! Un coup de feu claque dans la nuit et Tanguy pique des deux pour quitter les abords du château ; Aude, montée en croupe, s’accroche à lui mais au bout d’un moment il sent se relâcher l’étreinte. Aude est blessée ! Il la prend sur l’encolure et poursuit sa course jusqu’au petit port de Malou où l’attendent deux hommes, deux pêcheurs qu’il a convaincus de les mener dans un premier temps sur l’île d’Ouessant où, pense-t-il, personne ne viendra les chercher car la fuite par l’intérieur des terres est la plus logique…
Les deux jeunes hommes embarquent Tanguy et Aude tandis qu’un complice s’occupe du cheval afin de ne pas laisser de trace d’un départ par mer ; le vent souffle fort de noroît, mais ils n’ont plus le choix, et le canot appareille cap à l’ouest !
Le lendemain, alors que le temps s’est remis au beau, des enfants qui ramassent du goémon découvrent à marée basse deux corps sur une petite plage de l’îlot de Quéménès, un bout de terre situé à proximité de Molène, entre Ouessant et la côte. Ces cadavres sont ceux d’une jeune fille et d’un jeune homme tous deux réunis dans la mort par un simple cordage !
Ce bout de chanvre relie la taille de la jeune fille au bras droit du jeune homme ; la cape de la demoiselle porte un trou dans le dos !
Un peu plus tard dans la journée, on trouve également sur la grève le corps de deux jeunes pêcheurs inconnus des îliens… Les deux familles, qui à cette époque vivent coupées du monde sur Quéménès, gens frustres mais bons chrétiens, décident d’un commun accord de ne rien dire afin d’éviter d’éventuels ennuis avec la maréchaussée royale… Ils enterrent décemment les quatre corps côte à côte sur la dune la plus proche, à l’abri des fortes marées, et la vie reprend son cours… jusqu’en Mars 2008 !
Septembre 1624 / Mars 2008/ Novembre 2022