Cette histoire eut lieu en des temps fort lointains, des temps où les puissants royaumes du nord étaient encore païens et fiers, des temps de magie et de sorcellerie, où les hommes et d’infernales créatures s’affrontaient sans cesse. On raconte qu’à cette époque vivait un roi glorieux au Danemark que l’on appelait Scyld et qui était le fils de Scef. Ce roi connut de nombreuses guerres au cours de sa vie et il défit maints ennemis de maintes races, si bien que son prestige et sa renommée devinrent immenses. Il ne fut alors sur mer plus aucun seigneur qui ne subit sa loi, tant le roi Scyld semait la terreur. Le roi des Danois eut un fils qu’il appela Beow, celui-ci grandit et Scyld vieillit. Quand il eut enfin accompli le cercle de ses jours, Scyld fils de Scef remit son âme à Hell, la déesse des morts, et s’éteignit. Ses compagnons chéris l’emportèrent loin sur les flots, comme il l’avait ordonné du temps de son règne, et le menèrent à une autre rive où une nef l’attendait, brillante de lumière. On coucha alors le valeureux prince près du mat, et tout autour de lui on disposa les butins amassés de ses courses lointaines. On raconte que jamais navire n’avait resplendi de tant de boucliers, d’armes et de cuirasses, et tous ceux qui assistèrent au spectacle en furent moins tristes qu’émerveillés, tant il était beau et solennel. On plaça sur la tête du roi une couronne, puis le navire du défunt fut écarté du rivage et s’éloigna lentement vers l’horizon où on le vit se confondre avec les eaux sombres de Njord, le seigneur des océans.
L’âme triste et le cœur empli de lamentations, le peuple des Danois s’en retourna vers les terres, et Beow fut couronné roi à la place de son père. Il régna sur les cités, honorant la mémoire de son père, et eut un fils, Healfdene des fils de Scyld qui devint prince à son tour. Healfdene eut de son sang trois fils, Heregar, Hrothgar et Halga le vaillant, ainsi qu’une fille qui devint reine et épousa Onela, le prince des fils de Scilf. Hrothgar et ses compagnons réunirent une grande armée pour combattre les royaumes voisins, et Odin le mystérieux lui accorda la victoire. Hrothgar gagna des terres au combat et en fit son royaume. En son cœur naquit alors le désir d’ériger le plus beau palais que les hommes n’eussent jamais construits afin d’honorer la victoire de son peuple et ses dieux. A cette œuvre de part le monde de nombreux artisans furent invités et mirent dans la construction du palais toute leurs sciences et leur savoir. Vint alors le temps où il fut achevé, et on appela le palais « Héort ». Sa renommée fut rapidement grande et de nombreux voyageurs de toutes contrées vinrent y passer pour l’admirer de leurs propres yeux. La salle élevait haut ses voûtes et quelque magie protégeait l’édifice des dégâts causés par le feu. Hrothgar régna avec sagesse et ne fut jamais avare d’or envers ses hommes, et chacun fut heureux. Mais ce fut avant que le mal s’abatte sur Héort...
Dans les ténèbres des marécages, un être vil et amère de la joie des hommes vit en son cœur naître une haine mortelle pour les habitants d’Héort. La bête fut irritée d’ouïr soir après soir les accents de la joie des hôtes de ces lieux, les accords de la harpe et les chants des poètes. Ces chants parlaient de la formation du monde, lorsque Odin, Vili et Ve étaient encore jeunes, ainsi que des exploits de Thor le belliqueux et des autres dieux et déesses de l’éternelle Asgard. D’entendre les louanges des dieux le monstre se mit en colère, car c’étaient les dieux mêmes qui avaient maudit sa lignée et l’avaient banni du séjour des humains. Grendel était le nom de cet esprit horrible qui hantait les marais du pays de Hrothgar, et de lui toute sagesse et toute bonté s’étaient échappées depuis bien des siècles.
Un soir, Grendel quitta sa tanière et vint aux abords de la demeure infortunée du seigneur Hrothgar. Il y vit les nobles compagnons du roi dormant après ripaille, oublieux du souci et sans veilleur. Alors le damné, fou de rage et assoiffé de sang, se précipita sur les couches et massacra trente hommes, puis il s’enfuit rejoindre sa tanière emportant avec lui les corps de plusieurs de ses malheureuses victimes. Le matin, quand vint le crépuscule, on ne méconnut plus la force de Grendel. A la joie succéda la peine, et le roi pleura la mort de ses compagnons lorsque de la bête il aperçut la trace. Dure, trop dure était l’épreuve, trop terrible et trop inhumaine. Mais le monstre ne trembla pas, il s’acharna et revint plusieurs nuits après, apportant plus de meurtres encore. Les hommes du seigneur Hrothgar, craignant pour leur vie, ne parvinrent à fermer l’œil les nuits suivantes, et certains mêmes, pris de panique, s’enfuirent du palais vers des royaumes moins dangereux. Le monstre continua, seul contre tous, d’imposer son inique loi, et le palais se vida de ses hôtes. Durant plusieurs années le malheur n’eut de cesse, et loin par le chant on en sut la nouvelle. Les poètes contaient le combat de Hrothgar contre la bête criminelle et depuis combien de temps déjà durait cette malédiction, combien la haine de Grendel était tenace, combien rien ne pouvait l’apaiser. Aussi bien les jeunes que les vieux étaient sa proie, et rien ne pouvait arrêter le bras du meurtrier qui faisant planer l’ombre ténébreuse de la mort sur le royaume. Le cœur du roi en était affligé, et tous les jours on tenait conseil et on se répandait en veines paroles, désespérant de ne pouvoir vaincre ce fléau. Des sacrifices furent opérés pour les dieux, et les dieux y semblèrent muets. Mais les dieux n’avaient pas abandonnés Hrothgar, et en secret ils envoyèrent au roi l’aide qu’il attendait tant...