Aaa... Ruuu !
Le chef d’équipage, au gouvernail, grognait sèchement, donnant la cadence à ses rameurs. La mer était calme aujourd’hui, si calme que les hommes avaient été contraint de ramer durant plus de neuf heures d’affilées. Le front couvert de sueur, ils glissaient sur l’océan, ramant sans relâche, mais la fatigue commençait à se faire sentir chez les colons. Pas la moindre terre à l’horizon, pas le moindre oiseau dans le ciel. S’ils n’avaient pas eu le vieil ermite pour les guider, les hommes auraient déjà fait demi-tour. Mais celui-ci répétait sans relâche qu’ils étaient sur la bonne route et qu’ils approchaient de leur but, rassurant ceux dont le cœur commençait à douter.
Un grand homme aux cheveux noirs se tenait à l’avant du bateau, debout, scrutant l’horizon. Sa tunique de lin brodé et ses nombreux bijoux attestaient son rang social élevé. Il s’agissait du Jarl Sterkr, l’homme qui était à l’origine de cette expédition, l’homme qui menait les cent vingt navires depuis l’île de Gotland jusqu’à cette mystérieuse terre. A vrai dire, lui-même ignorait ce qu’il allait découvrir au milieu de cette mer étrange, mais il savait ce qu’il avait à faire, car les dieux le lui avaient dit. De nombreuses légendes parlaient de ce monde caché, certains navigateurs l’avaient même cherché toute leur vie, mais aucun n’en était jamais revenu. Etait-ce de la folie ? Il se le demandait. Mais il était désormais trop tard pour reculer, ils étaient trop près du but. Les hommes qui le suivaient étaient tous volontaires et aucun n’avait vendu ses services de marin. Il avait avec lui un homme qui était déjà allé en ces lieux, et qui pouvait prouver que le récit de son voyage n’était pas un mensonge. Cela avait suffit à convaincre les quelques six mille hommes, femmes, enfants et vieillards qui le suivaient à risquer leur vie dans cette aventure.
Est-ce encore loin ? demanda le jarl Sterkr au vieil ermite en contemplant le soleil décliner vers l’ouest.
Nous y sommes, déclara le vieillard en observant un morceau de cristal qu’il tenait entre ses mains virer du blanc translucide au bleu.
Mais... il n’y a rien que de l’eau ici ! s’écria le Jarl. Que racontez-vous !?
Soyez patient, les dieux doivent nous indiquer le chemin. Prions pour qu’ils nous soient favorables et faite stopper tous les rameurs.
Le Jarl Sterkr fit un signe de la tête au chef d’équipage qui beugla un fracassant « stop à la nage ! » qui arrêta aussitôt les rameurs de quatre navires. Les cent quinze autres ne tardèrent pas à les imiter. Les hommes, soulagés, rentrèrent les rames. Certains s’endormirent aussitôt, habitués des voyages en mer, d’autres en profitèrent pour se détendre le gosier ou aller voir leurs bêtes lorsqu’il y en avait à bord des vaisseaux.
Le soleil va bientôt se coucher, dit l’ermite ; il faut faire un sacrifice aux dieux !
Le Jarl Sterkr se tourna vers le chef d’équipage.
Storm, amènes-moi l’esclave.
Storm traversa le navire et revint, aidé de deux solides matelots, traînant un esclave pâle de terreur. Ce dernier remuait les lèvres presque machinalement en prononçant d’incompréhensibles incantations, sans doute des prières à son dieu. La tonsure de son crâne s’était légèrement effacée avec le voyage.
Qui est cet homme ? demanda le Jarl à Storm.
C’est un mauvais esclave ramené de Northumbrie, déclara le second. Il refuse le travail et ne cesse de nous lancer de vaines malédictions.
Les dieux ne risquent-ils pas d’être froissés par un présent de si mauvaise qualité ? s’inquiéta le Jarl.
Odin possède bien suffisamment de serviteurs à la Valholl, déclara Storm, il comprendra. De plus, je ne veux pas sacrifier de bons esclaves alors que nous en aurons prochainement grand besoin.
Alors soit, pendez-le !
Les deux matelots passèrent la corde au cou du moine livide et tendirent celle-ci à l’aide d’une poulie suspendue au mat du navire.
Odin, père des dieux, tonna l’ermite en levant les mains vers le ciel, acceptes cette modeste offrande et montre nous la route à suivre !
D’un coup sec les deux matelots soulevèrent leur victime au dessus du ponton, l’étranglant avec la corde pendant que ses pieds battaient dans le vide. Le moine se débattit quelques instant, mais il ne tarda guère à rendre ses derniers spasmes. Son corps inerte se balança lentement au dessus des marins, rythmé par le roulis des vagues.
Montres-nous la voie ! hurla l’ermite.
Soudainement, les yeux du pendu furent projetés d’eux-mêmes hors de leurs orbites et roulèrent sur le pont du navire aux pieds du Jarl Sterkr. Ils se mirent alors à enfler et à noircir jusqu’à ce qu’ils finissent par éclater, libérant chacun un grand corbeau noir.
Voici nos guides... murmura le vieillard. Tous à vos postes ! Rame au ventre !
Les marins retournèrent en pagaille s’asseoir à leurs coffres, trébuchant et jurant, glissèrent les rames dans les écoutilles, cognant celles-ci les unes aux autres. Les deux corbeaux s’envolèrent à toute vitesse droit devant la flottille de navires. Le vent se leva soudainement et les vagues grandirent peu à peu. Devant eux un énorme disque translucide mais flou émergea de moitié à la surface des eaux. Les deux corbeaux foncèrent dessus et disparurent à travers le portail maléfique.
Aaa... Ruuu !
Les marins, en cadence, ramèrent de toutes leurs forces pour atteindre le portail avant qu’il ne reparte dans l’océan. Une véritable tempête, surgie de nulle part, se leva contre les vaisseaux. Les vagues violentes prirent d’assaut les navires, fracassant certaines rames et effrayant les bêtes. Sur un des navires, un cheval prit peur, et, hennissant, il fut emporté par une vague hors du navire. Les femmes et les enfants se blottirent les uns contre les autres, les hommes reprenaient les cris du chef d’équipage en chœur pour se donner du courage.
AAA... RUUU !!!
La mer tout a coup s’ouvrit devant les navires.
Maelström !!! hurla un marin.
Tribord seul ! hurla le Jarl Sterkr. Il faut éviter le tourbillon !
De justesse, leur navire évita le trou béant, mais trois autres navires n’eurent pas autant de chance et furent emportés dans les flots tumultueux.
Nous ne sommes plus très loin ! hurla le noble. Gardez courage !
Ramant comme des fous furieux, les hommes se rapprochèrent tant bien que mal du portail duquel jaillissait de violents vents contraires. Mais brusquement, des éclats de bois obligèrent le Jarl Sterkr à tourner la tête vers la gauche. Le navire voisin venait d’être broyé en deux par une énorme mâchoire reptilienne.
Jormungangr ! s’écria le jarl au visage livide. C’est le grand serpent Jormungangr !
Non ! répondit le vieillard. Ce sont des Interfectors !
D’autres bêtes apparurent à la surface et bondirent sur les navires. Partout le bois volait en éclat, le sang coulait et se mélangeait à la pluie, les bêtes et les hommes hurlaient, les enfants pleuraient.
Nous n’y arriverons pas ! hurla Sterkr à l’ermite.
Si, nous le pouvons ! Il faut ramer plus vite !
Combien de navires avaient déjà coulés ? Le jarl Sterkr n’essayait même pas d’y penser tant il se concentrait sur son objectif. Ils n’étaient plus qu’à deux cent mètres, ils devaient réussir !
Nooon !
Devant eux une gigantesque vague s’éleva en quelques secondes. Elle fonça sur le navire et s’y abattit, fracassant les planches de chêne et emportant le Jarl Sterkr avec elle. L’homme tenta de lutter contre les flots, mais le froid l’engourdit peu à peu et il perdit connaissance, sombrant vers les ténèbres...
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