*01*
Depuis quelque temps, je suis absente de moi, du moins en apparence et excessivement agitée des longues nuits qui n’en finissent pas de désespérer les racines de mes cheveux.
Le jour n’est pas vraiment le jour.
La nuit n’est pas vraiment la nuit.
L’aube peut-être, l’indéfinissable, la lisière.
Je dors sans dormir.
Je n’en peux plus.
Face à cette ombre sortie de moi qui me suit pas à pas et cherche à me coincer pour me rappeler à l’ordre.
Comme pour m’engager à m’embarquer déjà.
Je le savais dés mon premier âge.
Je dois partir voler comme Icare, j’en ai hâte.
De tendresse en poudre blanche…
Je rêve déjà de muses et de sirènes…
Du trajet informe non encore commencé.
Et ça me tient à en mourir, ça me donne soif, ça me fait mal.
*02*
Mais quel est ce dilemme qui me tient soudain à la gorge ?
M’enraciner ici et faire comme si tout allait bien, avec ma fille, ses études à terminer, mes amies, l’hôpital où je travaille, où ouvrir mes ailes et m’en aller comme un grain de sable qui traine sa migraine aux vents ?
Suivre le secret de la ligne du cœur qui me délivre.
Accompagner le destin qui n’est pas prêt de s’arrêter : depuis trente-cinq ans : c’est peut-être un rêve comme l’eau de cascade, une fièvre réveillée, un de ces feux qui ne cesse de dévorer un autre feu.
J’en paierai le prix, mais je veux y aller, je dois y aller.
Ce n’est pas un conte de fées.
Maya tourne dans mes rêves qu’elle arrose de l’eau fragile de la rosée.
*03*
Depuis le jour où, petite fille, j’ai vu mon père écrire de la poésie en cachette, dans une solitude absolue, ma vie a changé.
Je l’ai surpris en chasseur, le fusil à rêve entre ses mains, à distance respectueuse de Maya, dans la brume, alors à la volée il m’a confié :
Écrire, rêver c’est comme regarder les fleurs.
D’emblée, j’ai compris sa méditation sur l’effroyable destin de Maya, cette manière de vivre reclus, de s’adonner à l’écriture, son salut ; son exercice de chaque jour pour cacher sa nostalgie comme un secret au chaud de ses plumes.
Il souffrait avec.
Comme une bonne raison de souffrir pour quelqu’un, de souffrir pour quelque chose.
Et je l’enviais pour toutes ces vérités qu’il gardait au secret dans une valise métallique avec une grappe de raisin doré dessiné sur le couvercle.
Ils sont encore dans le placard, là-bas à coté de mon bureau.
*04*
Une nuit je me suis réveillée et je me suis mise à réfléchir :
« il doit y avoir un sens, il est nécessaire qu’il y en ait un »
Je me creusais la tète, alors que tout était clair et autour il faisait noir, « c’est impossible qu’il n’y en ait pas quelque chose qui couvait ».
J’allumai l’abat jour, serrai les dents et prenant mon temps je commençais à lire, un par un les poèmes de mon père, avec une voix mesurée, tentant de découdre le sens de cette mémoire bâtie contre l’oubli, ce sens qui pourtant doit exister quelque part dans l’archipel …
je sentais la maison entière se détacher du sol.
Tout s’élevait dans un balancement.
Les poèmes imitaient les vagues.
Les mouettes déchiraient le ciel.
La mer s’étirait autour de moi.
Son sel me brulait les lèvres.
Parmi les secrets de cette heure.
Une brume remuait comme une ombre opaque.
à peine je revoyais mon père seul et égaré dans sa patrie.
Pendant qu’il fuyait à mon approche un vent mou le balayait et secouait les vagues
Aux frémir d’un fil de brume qui tremble, je reviens parmi les graminées et fête le retour de l’aube.
Sans pouvoir rien regretter que la sensation de ses doigts frais sur mes joues si douces.
C’était il y a longtemps.
*05*
Je me souviens parfaitement quand il était assis à sa place habituelle devant le pupitre où il écrivait, il me regardait avec sur le visage tout l’amour d’un père, ses doigts s’amusaient de l’éternelle casquette posée prés de lui et il me disait :
Le vieux monde est décrépi.
La terre entière réclame un Renouveau.
Bientôt nous n’aurons plus à demander de visa pour aller n’importe où dans le monde, nous serons reconnus jaunes ou blancs et libres comme la naïveté du temps.
Il me parlait toujours des amérindiens, de sa famille qui était une illustre lignée dans l’île, des souvenirs poussiéreux de son enfance.
C’était sa seule conversation.
On disait qu’il était un homme très influent. Il était plus que ça.
La communauté le considérait comme le parrain de tous les amérindiens.
Quand quelqu’un avait un problème, il allait le trouver pour le secourir.
Il devait porter toute la mémoire de Maya à ses épaules.
***
J’ai vu ses yeux pétiller de bonheur alors qu’il saisissait ma mère, leurs corps étroitement serrés, avançant d’un pas majestueux sur la grève, et jeter des galets.
Pas trop loin au milieu des vagues afin de ne pas éveiller la méfiance des salamandres.
J’en ai été horriblement jalouse, pourtant, j’ai voulu être comme lui, comme eux.
C’était il y a longtemps, vraiment longtemps.
Oui, j’ai été jalouse, sur le moment, la même passion m’anime à présent et incendie mon ciel de béatitude, aujourd’hui je suis à tant de vie éloignée de lui, mais toujours son âme d’hôte discret se pose sur ma paume, il me disait je suis là puis je l’entends me murmurer tendrement à l’oreille : Tu aurais trouvée le repos là-bas où je suis par mémoire !
Ce sont ses mots qui m’ont irrésistiblement attirée vers cette île où je n’y suis jamais allée autrement qu’en songe et par la lecture.
Je la ressens ici comme une chose que l’air rapporte comme une étreinte, qui me porte là-bas en sautant d’un seul vol la mer, qui m’appelle à haute voix sur le déclin, je veux sentir ce bon air, peu m’importe la pollution dont on parle...
Je veux m’arrêter quelques minutes devant le siège de la mairie, l’épicentre géographique de la ville et voir de plus prés Goya le sobriquet « parrain de tous les indiens de la ville. » dont j’ai entendu beaucoup parler et descendre à l’aubage du parc.
Dans le quartier latin.
Situé à quelque 100 mètres de la mer qu’il surplombe.
Je veux aller au nord, dans ce nord où l’on voit trois soleils se tenir dans le ciel, comme on dit, voir surtout cette statue qui représente une femme dans un char tirée par des lions à la place Cybèle et tous ces gens qui vont et viennent autour d’elle.
Cela est dessiné dans les toiles accrochées sur les murs du couloir.
Je le vois.
Et quand j’avais quitté une toile, je pouvais m’envoler vers une destination différente.
Je m’éloignais parfois, et me détachais du sol.
Plus je regardais, plus les réponses à mes questions s’imposaient-elles même.
Je m’émerveillais.
À la maison, je le répète chaque jour à ma petite fille Sarah, et elle ne sait rien au fond, elle ne sait pas ce qui me passe vraiment dans ma tète.
Elle me dit :
-M’man, qu’est-ce que tu as ?
Tu veux aller à ton île, tu veux aller au Guatemala ?
Je désire découvrir les aborigènes.
Ces centaures inventés par les Grecs anciens.
Puis elle sourit.
Ma pauvre petite fille, je ne l’ai jamais emmenée en voyage ; à l’époque, nous n’avions pas un sou de côté, Pour moi, depuis que je vis, le simple fait de
marcher est une lassitude mais surtout, je ne voulais aller nulle part, je ne voulais pas voyager, partir.
Aujourd’hui tout est changé, Maya sonne et résonne dans mon ventre comme un dieu familier.
Je suis à l’aube de mes trente-six ans et à cet âge une femme doit avoir sa vie en main.
A quoi bon, après tout, être une femme si c’est pour perdre sa spontanéité et ne pas aller a la rencontre d’idées et d’expériences nouvelles ?
Finalement, le chemin importe peu : c’est le choix de partir qui prime.
La décision.
Pendant que je peux tout encore, et que je possède les forces.
Je n’ai pas une minute à perdre
Ce ne sera pas facile bien sûr, mais ce n’est pas impossible.
Ma décision est prise.
Personne ne m’arrêtera.
Quoique que des esprits mal tournés ont tenté de me dissuader, me reprochant mon coup de tête.
Vous auriez tort d’abandonner votre petit nid douillet ici surtout d’aller dans un pays qui ne t’attend même pas.
Je ne leur ai pas répondu, puisque je n’ai pas le temps.
Car c’est ma vie, après tout.
Pour la première fois, je me moque de ce que peuvent penser les autres.
Je ne veux rien entendre.
J’ai découvert de nouvelles contrées, à l’extérieur et à l’intérieur… qui me donnent très vite le goût du grand air et de la grande vérité de la vie.
Les gens que j’aime sont dans mon cœur, les quitter c’est pour mieux les retrouver.
Seule Melysa ma meilleure amie qui habite à côté de chez moi savait tout et elle le garde pour elle ; il fut un temps où elle me houspillait même, mais peu à peu, elle à, elle aussi, l’envie de se distraire en voyageant.
Notre unique grande distraction a été la poésie.
Melysa et moi nous nous sommes rencontrées dans un festival de poésie, nous nous sommes connues au son des rimes et je l’ai initiée au calame et là, elle s’y est plongée corps et âme, c’est alors que je l’ai sentie en moi et je me souviens que nous avons même fait le serment du sang, ce truc que font les gosses.
Apres, on s’est mis à proclamer partout que nous étions sœurs
Maintenant, nous passons plus de temps ensemble.
On fait du jogging.
On va au cinéma.
Au théâtre parfois
l’année dernière, nous sommes parties. Sarah, transportée de joie, n’en revenait pas.
J’ai acheté un de ces voyages bon marché pour Alberta.
Pour la première fois, nous avons embarqué à bord d’un bateau et, tandis que nous montions la passerelle et que Sarah me serrait le bras, je retrouvais la mer et sa paix profonde, son immensité devant nous, alors toutes les fibres de mon être me disaient : c’est ici que l’âme de mon père est, elle naviguait dans le vent.
Le soleil dormait dans ses bras.
D’une sorte de sagesse.
Nous étions bien, si bien que nous sommes même restés dix jours de plus dans une petite auberge pour touristes, où le service était bien et la cuisine valait celle de n’importe quel petit hôtel canadien.
Un petit nuage flottait sur l’horizon par ailleurs ensoleillé, il y avait les plaintes des vieilles commères qui trouvaient toujours à redire quelque soit la tendresse dont elles étaient entourées.
Maintenant, elle peut enfin voir de vrais aborigènes dans les fêtes de rue, les folklores et les exhibitions.
Nous les avons même pris en photos à certaines occasions, enregistré leurs chants et filmé leurs petits bambins.
Ils sont pour moi la « rumeur » de ma race.
Ils sont la patrie.
Finalement, elle a fait son voyage tant rêvé ma petite Sarah, fait des folies et je lui ai même acheté un superbe panda géant en peluche qu’elle étreignait dans ses bras avant de s’endormir.
Maintenant je suis un peu plus habituée aux voyages, et je veux faire une longue traversée, peut-être la dernière, pendant qu’il est encore temps, parce que je veux retourner dans une patrie à laquelle je n’ai jamais goûté, je veux MAYA
Y vivre et peut-être même y mourir : je la tiendrai par les poignets, je respirerai son haleine, j’écouterai son chant détaché : c’est là que je veux aller… vivre dans les bras de l’aimante ou mon bonheur se décide.