Très Cher Ami,
Il m’est étrange de vous nommer ainsi alors que pendant toutes ces années, j’ai eu peine à vous dire “Bonjour docteur”. Nous sommes passés sans nous en rendre compte d’une timidité silencieuse à la conversation amicale et intime..Vous souvenez- vous notre première rencontre ?
Il y a 21 ans. De mon ventre rond de maman sur le point d’accoucher, j’enfonçais les portes de la Clinique de B-N. avec une énergie qui faisait se retourner tous les malades sur mon passage. Vous arriviez du fond du couloir de votre service dont mon mari était l’interne. Grande silhouette d’oiseau dégingandé, blouse flottante sur un corps à la fois mince et carré, cheveux longs aux épaules et dessus du crâne déjà très chauve. Non, vous n’êtes pas particulièrement un bel homme, loin de là, vous seriez même plutôt laid, mais il perce chez vous cette beauté si rare qui est celle du Verbe. Elle est la seule à me séduire..Votre pas très long et très muet, précaution des chaussons sortant de la salle d’op, avait accroché mes yeux. Nous avons stoppé net face à face, sans un mot, et sommes restés comme aspirés par le regard l’un de l’autre.. Première rencontre. Premier coup de foudre. De ces moments dont on se dit “ J’aurais préféré ne jamais le vivre ” tant ils metttent en évidence que l’on n’a qu’une vie..
Aujourd’hui, si j’ose offrir aux regards des autres une petite part de ce qui fut notre histoire, nos longues lettres, nos longs échanges, nos complices silences, c’est parce que je sors de ce que vous appeliez “ une répétition”.. Vous m’aviez mise en garde. “Méfiez-vous de la répétition”. Oui ? Qu’est-ce à dire cher Ami, pensai-je.. pas question pour moi de lire Freud, Dolto ou Lacan, je ne crois pas en ces théories.
C’est vous qui m’expliquerez.
Et vous de répondre : “Non, c’est vous qui m’expliquerez, avec vos mots ..”.
Je n’ai compris que ce soir. Vous dire si je suis lente.
Merci de ce joli livre et de votre petit mot que mon mari vient de me ramener et qui me vont tous deux droit au cœur. Je désespérais de m’être faite entendre.
Il était tellement important pour les miens de savoir qu’une tierce personne, hors champ familial, sache ce qu’avait été notre triste histoire. La tendresse avec laquelle vous avez accueilli ces cahiers qui relatent à la fois la genèse ratée de notre famille et les moments les plus parlants de mon chemin avec vous, cette tendresse, puis-je vous dire que ce qui la matérialise est définitivement dans un coin secrêt de mon sac ?
Je vais donc m’atteler sur le champ, comme vous me le demandez, à une lecture commentée de ce livre. Je suppose que la règle du jeu est d’être parfaitement sincère, nue et humble. Allons-y. Et tant pis pour la lecture linéaire.
D’abord le sous-titre. Entretenir un feu. La petite flamme de la vie qui ne s’est jamais éteinte en moi et que j’ai souvent senti avec bonheur renaître chez M.., une jeune femme que j’ai accompagné quatre ans durant. Si présente encore aujourd’hui dans ma vie. Un feu pour soi et pour les autres, celui autour duquel chacun saura trouver sa place et se réchauffer. Un feu intelligent qui ne blesse ni brûle..
Ce feu, si je vous disais que je m’y suis brûlée jusqu’à incendier mon corps et mon âme ? Jusqu’à toucher à la folie, et que malgré ma - relative - connaissance des mécanismes de transferts et contre-transferts, je m’y suis laissée piéger comme une débutante à son premier bal.
Comme une enfant devant ses premières ronces..A propos de ronces, vous avais-je parlé de mon pépé, si drôle, si extravagant, qui à 80 ans était capable de courser ses chèvres et de monter dans un prunier pour se régaler de fruits ? Mon grand père était à la fois un sage et un enfant. Curieux de tout et maître de ses pulsions. L’un ne va pas sans l’autre, peut-être ?
Souvent, il partait s’isoler dans les champs derrière la maison. Par bonheur il y poussait des buissons énormes de framboises roses et jaunes, sucrées, charnues et dégoulinantes de jus, et surtout des mures, que nous allions chercher avec un outil de sa fabrication tout en haut des ronces car c’est là qu’elles sont le plus périlleuses et les plus tendres et parfumées. Je le suivais volontiers, car dans cette famille détraquée, il était avec ma soeur ainée mon seul re-père. Je lui dois une certaine ingénuité, la capacité de ne rien regretter de ce que j’entreprends, et le goût des fruits sauvages que l’on cueille au bord des chemins .
La liberté est-elle aussi un fruit sauvage ? Vous ne m’en direz rien, n’est-ce pas ?
Continuons avec ce livre..
"Au commencement était la mort, au commencement était l’oubli". Mon jour des commencements, je l’ai vécu comme une délivrance, comme un accouchement. Ecrire puis relire et relire, en se donnant du temps, celui de pleurer sur certains passages encore très à vifs, accepter de me replier sur mon corps qui souffre. Oui, cela a été une petite mort, au bout de laquelle en faisant capituler l’histoire au lieu de me soumettre à elle, je sens déjà l’oubli en marche. Le pardon, pas encore. Cela viendra peut-être..
Mais il faut que je vous laisse, dans l’impatience votre réponse prochaine.
Prenez soin de vous, très cher Ami, soyez assuré que je vais continuer de m’appuyer sur ce délicieux cadeau, dont je soupçonne qu’il n’est pas tout à fait innocent, pour terminer ce chemin chaotique entamé avec vous..