Cher Monsieur,
N’ayant pas reçu de réponse à mon dernier courrier, j’ai quelque peu hésité à vous envoyer celui-ci, mais la lecture de votre cadeau se révélant fructueuse, vous ne m’en voudrez pas je pense de continuer cet échange qui l’est tout autant.
« Le transfert amoureux c’est même délicieux quand on le croit partagé. »
Ah...cette “redoutable passion transférentielle” dont le deuil est long comme un jour sans pain. Nous en savons quelque chose tous deux, n’est-ce-pas ? Tous ces mois à nous chercher, nous jauger, nous effleurer ou nous blesser l’un l’autre, vertige de la séduction. Saviez-vous déjà alors que je ne savais pas encore ? Ceci dit sans vouloir vous brusquer, qu’il me soit permis d’en douter.
J’ai souvent disséqué votre regard, vos gestes, tout ce langage du corps auquel nous sommes vous et moi si sensibles. Mais vous restiez à la fois transparent et indéchiffrable, comme un secret qui serait trop longtemps resté sous le b...
Je me relis. Qu’est ce que je viens d’écrire, là ?
Bon, comme je n’ai pas de mémoire, direction le dictionnaire des symboles. La mémoire collective, ça a du sens parfois.
B... : (p 136) En soulevant le b... (teou) les chinois soulèvent la cité des saules pour restaurer Ming. Ming signifie lumière. Restaurer la lumière en soulevant le b... Si celle-ci n’est pas en dessus, c’est qu’elle est à l’intérieur. La lumière est connaissance intérieure.Teou est également le nom de la grande Ourse. Qui régit le temps, les saisons et la connaissance. En Irlande, Miach (b...) fils de Diancecht (médecin) est tué par son père. Diancecht tue son fils parce que la connaissance par les plantes ne doit pas être divulguée. Il la met sous le b...
Connaissance intérieure. C’est ce vers quoi je marche en ce moment. Bon. C’est bon signe.
Je ne suis pas plus avancée...
A part peut être qu’il n’y a pas de hasard dans les choix que l’on fait à un moment ou un autre de rencontrer quelqu’un et de s’arrêter quelques temps à ses côtés ? Est-on déterminé à rencontrer certains êtres ? Je ne serais rien sans les autres. Sans leur regard, sans les mots qu’ils m’ont donné.
J’aime les mots. Je relis au hasard (?) le passage sur Supervielle. C’est vrai que le monde n’est que poésie, si on prend le temps de l’entendre de cette façon-là. Je ne me sens pas trop mal dans mon époque. Pas le temps de méditer mais cette chance inouïe d’être sensible à la musique des mots, des couleurs et des formes. Privilège d’artiste. Un de ces jours, je reviendrai à l’écriture poétique de mon adolescence.
Je repense à une phrase de Nietzsche, quelque chose du style “ Notre pensée sera telle un champ de blé mûr...” extraite du “Gai savoir”. Je l’avais trouvée dans un magnifique recueil de textes de Heidegger, “l’Acheminement vers la parole”. J’ai le souvenir dans cet ouvrage d’une somptueuse difficulté, de ces difficultés qui vous éclairent par fulgurances, d’une analyse d’un poème de Novalis, prodigieuse de profondeur. Je vais le retrouver, attendez.
“Un jour j’arrivai après un beau voyage
avec un joyau riche et tendre.
Elle chercha longtemps et me fit savoir :
“tel ne sommeille rien dans l’eau profonde.”
Sur quoi il s’échappa de mes doigts
et jamais mon pays ne gagna le trésor.
Ainsi appris-je triste , le résignement.
Aucune chose ne soit, là où le mot faillit. “
Ailleurs dans le poème, il est dit :
“Prodige du lointain ou songe,
je le portais à la lisière de mon pays”.
Je sens ce poème en totale adéquation avec ce qui se passe dans ma tête en ce moment. Ramener à la lisière, sortir du bois, du boisseau, ce qui est de l’ordre du songe ou du lointain, dans le temps. La poésie nous en apprend autant sur nous-mêmes que la philosophie.
Ainsi appris-je, triste, le résignement.
Je me demande si résignement et résignation veulent dire la même chose.
Il y a quelques temps, P.-M m’a téléphoné, résigné à ne se rendre chez sa mère que seul. Ce dimanche-là, à peine arrivés, notre mère s’était adressée à sa belle fille : “Vous, vous restez dehors avec vos gamines. J’ai changé les housses des canapés, je n’ai aucune envie qu’elles les salissent.” P.- Mi-. bouillait, ma belle soeur et ses deux adorables fillettes, toujours tirées à quatre épingles, sont restées dehors jusqu’à l’heure du repas. En rentrant, qu’ont elles vu ? Les deux clébards de la maison, deux bergers allemands très mal élevés couchés avec leurs pattes pleines de boue sur les canapés propres. Ma belle soeur s’est effondrée en larmes et a pleuré durant tout le trajet du retour. P.- M. en était malade. Je l’avais prévenu. Il était persuadé que lui passerait entre les flèches maternelles.
D’où ma mère tient-elle ce besoin insatiable de culpabiliser son entourage ? Quelle faute grave, collective ou singulière fait-elle ainsi expier aux autres ?
J’ai du mal à comprendre. Pourtant je sens que pour en arriver à ce point, il faut avoir subi de gros dommages. Petites mesquineries et bassesses ordinaires qui témoignent davantage de la place que l’on n’a pas eue que de celle que l’on accorde.
" lI arrive que l’analyste fasse la mère". Je me souviens d’une fois où, vous regardant enrouler vos doigts autour de vos cheveux, je me suis dit :” Mon Dieu, mais c’est ma mère que j’ai en face de moi “. Non, vous n’êtes et ne serez jamais ma mère... quoique...
" La lettre adressée à la mère. " Voila tout d’un coup quelque chose qui me fait mal. On passe du coq à l’âne dans ce livre, on joue au yo-yo avec mes sentiments... Lettre que je lui ai écrite mais ne lui ferai jamais lire car elle ne comprendrait pas.
Comment pourrais-je avoir la cruauté de lui enfoncer le nez dans ce qu’elle a été sans le savoir ? Ce texte que j’ai écrit et vous avais envoyé m’a libérée, mais il ne peut rien pour elle, nous ne pouvons et ne pourrons rien pour elle. C’est son histoire. Nous avons tout tenté. L’écoute, la douceur, nous ne pourrons jamais, nous ses enfants, renverser le cours de l’histoire et nous substituer à ses parents. Je sens confusément que pour elle aussi, c’est là que cela se joue. Elle est à elle seule le symptôme de quelque chose qui nous dépasse tous.
« Ce qu’une fille ne supporte pas de s’entendre dire par sa mère : Tu es exactement comme moi”. Je la tuerais quand elle me dit ça ».
Perplexité. J’ai passé ma vie à m’entendre dire que je ne ressemblais à personne dans la famille et à me dire : ” Tant mieux, ça tombe bien, je n’ai aucune envie de vous ressembler”. Par contre l’envie de tuer a été très très présente. Aurais-je par hasard souhaité être identifiée ?
L’absence de désir est bien pire que tout renoncement.
Pourquoi en lisant cette phrase m’embarquai-je sans prévis vers les ocres de ma terre natale ?
Quel lien logique ?
Pensée magique,
réminiscences d’Afrique,
mon beau continent rouge et vert et blond
de sable et de latérite,
aux odeurs fumées
des marchés
poussiéreux.
J’ai fui cette phrase et me suis réfugiée dans le souvenir coloré pour ne pas voir la grisaille. Voilà où est la logique.
Oui, l’absence de désir. Comme la fin de l’envie de vivre. Volupté des petites choses. Les prunes sur lesquelles je louche depuis ma classe durant mes cours, le carré de chocolat sans lequel je ne peux démarrer ma journée, les beaux objets lisses et nobles, et le reste.
Pourquoi ai-je écrit que je renonçais à la séduction ?
Pour vous faire de la peine. Quelle andouille je fais !! Je ne vais quand même pas me mettre à confondre tous mes chagrins ? Vous n’êtes pas ma mère, même si vous entortillez vos doigts autour de vos cheveux comme elle quand elle sent que l’attention d’autrui se focalise sur autre chose que sa personne. Au fait, je suis sûre que vous aimez la vigne et le vin, à faire des pampres de vos cheveux, et de si belles boucles à vos majuscules. Il y a quelque chose de solaire dans votre écriture, comme dans votre personne, j’y découvre ce qui fait mûrir la vigne.
Ca fait du bien quelques compliments de temps à autre, n’est-ce pas Cher ami ? Vous les méritez, je vous trouve vraiment angélique ces derniers temps, serait-ce que nous allons lentement mais sûrement vers un peu d’apaisement ?
Je suis à la moitié du livre. Patience.
" Elle retrace la vie de ses grands parents, alors qu’elle se dégage de l’emprise et de la folie maternelles... "
Je ne suis pas forcément satisfaite de mon histoire mais je suis heureuse de l’avoir retracée. D’avoir dépassé la honte, le sentiment de profanation. Et puis mon instinct m’a dit qu’il fallait en passer par là. Honte et peur de vous l’envoyer. Je l’avais faite lire à mon mari, qui m’a convaincue de vous l’adresser. Angoisse pas possible de savoir si vous l’aviez reçue et voilà, c’est fait, c’est comme si un immeuble tombait de mes épaules.
La mort de papa, gardien de tous les silences, qui veillait à ce que rien ne puisse remettre en cause le délire maternel, et qui du même coup l’y a enfermée telle une enfant dans son parc, a fait sauter tous les verrous. A force d’entendre ce dont je croyais à tort m’être éloignée, j’ai fini par reconnaître un besoin inassouvi de filiation. Pourquoi ma grand-mère ? C’est le mystère des fils du temps.
On ne peut tout comprendre, il reste toujours un angle mort inaccessible, celui qui oblige au mouvement.
Par qui donc aurais-je attendu d’être reconnue au bon moment ? La réponse va de soi. Par moi.
« Si toute cette activité incessante n’était qu’un activisme fébrile cachant une insuffisance foncière ? »
Je me suis souvent demandé si ma propension taurine à l’activité n’était pas en effet une fuite en avant. Je fonce dans la vie pour la défaire et la reconstruire, parfois je rentre dans un mur mais cela ne me décourage pas. C’est curieux, ce besoin de mettre au monde. Tout le temps.
Que dit votre délicieux ami, dont je dévore tous les ouvrages avec une jubilation dont mes mots ne rendent qu’une bien faible idée, comment vous remercier de m’avoir fait découvrir vos compagnons de route ?
« Il me faut les mots venus d’un autre, venus d’ailleurs, pour relancer le mouvement qui me fera avec un peu de chance trouver les miens ». Je sens que c’est ce qu’opère ce livre. Bien, merveilleusement bien choisi. Merci.
« Il me faut des projets pour que le présent ne risque pas d’être immobile ». Je le disais un peu plus haut. Pas vrai ? Il y a comme une accélération dans la justesse de cette écriture, elle devient mienne, ce n’est plus une phrase par hasard qui m’atteint mais chaque signe.
« L’envie de soi. Ne nous comparons jamais ! »
Oui, mais comment avancer si on ne se compare ? Est-ce à dire qu’il faut s’accepter tel que l’on est définitivement, dans l’immobilité ? Ne pas se projeter dans l’avenir ? Je ne comprends pas. Il y a des jours où on est insupportable, pour soi et l’entourage. Où il est urgent de se bouger du dedans. Je dois être déformée par ma profession qui court sans se lasser derrière une perfection formelle qui n’est pas de ce monde.
En fait je ne me compare pas à ce que j’étais, qui était misérable et sans joie, mais à ce que j’ai envie de devenir. Chacun ses théories.
Quelles sont les vôtres ? Je vous imagine mal supportant que l’on vous compare. Oui, je n’ai pas pu m’en empêcher, il me faut avec vous alterner la carotte et le bâton, le rire et les larmes, la douceur et la rudesse. Cette « haine inavouée enfouie dans le cœur de l’enfant trop sage. »
Cette haine qui conduit inlassable à revenir hanter les lieux du passé comme on revient sur une partition déjà connue mais dont chaque signe ne cesse de vous parler une autre langue au fur et à mesure que le temps s’écoule.
A propos du langage musical. Et de Scriabine. Indéchiffrable et tourmenté, comme Schumann. Je suis amoureuse de Bach. Pour sa structure. Pour l’absence de cassures, la domination des pulsions et de la pulsation.
Maîtrisez vous vos pulsions, Docteur ?
Je le saurai, rien qu’au déroulement de votre pas dans le couloir dans quelques jours, je le saurai à la façon dont vous prendrez ma main, vous y attardant et glissant avec douceur, comme a regret, ou ne saisissant que deux doigts, un pied déjà posé dans votre bureau et la tête sur le point de s’enfuir hors de l’hôpital... Vous ne pouvez rien me cacher, pas la peine d’essayer...
Obstinément vôtre.