Cher Claude,
Déjà un an que nous nous écrivons régulièrement et qu’avec une constance et une gentillesse incomparable, vous me répondez.
Déjà un an que la douceur de nos rencontres a succédé aux accrocs, aux non-dits, à ces violences rampantes mi amoureuses, mi haineuses des débuts. Et qui me rongeaient entre chaque courrier, nuit et jour.
Plus jeunes, nous étions rongés de l’intérieur par la peur et même la répulsion physique de la personne maternelle, par l’angoisse mélée d’espoir qu’elle finirait par réussir un de ses suicides, par ses menaces troublantes et inventives. Nous devinions sans vraiment nous l’avouer que cette mère écrasante était en réalité une petite fille égocentrique perdue dans un corps d’adulte. Nous sentions grandir en nous un sentiment de haine mélée de culpabilité, peut-être naturelles chez tout enfant, mais qui chez nous a atteint des proportions hors normes.
Y trouvions nous un bénéfice ?
Je suis bien obligée de me poser cette question. J’accepte ma haine, mais la culpabilité m’est d’autant plus insupportable que je sais qu’elle m’a été inoculée comme un corps étranger.
Mon corps entier est tatoué de culpabilité. Croyez vous que ce travail de parole achèvera un jour d’oter les dernières traces de cette encre empoisonnante et si profondément infiltrée ?
On a écrit sur mon corps, Claude, on a écrit sur mon corps.
Aujourd’hui encore, quand je passe ne serait-ce qu’une journée chez elle, j’en repars avec des courbatures tant je suis contractée d’angoisse de tous mes muscles. Je serre tant les machoires pour me retenir de hurler tous mes ressentiments que mes dents finissent par bouger dans mes gencives !! Et il me faut une bonne semaine pour me remettre d’avoir écouté sans broncher des monceaux de vacheries sur les uns et les autres. Sans broncher faute de quoi je suis complice...!!!
Combien de fois, enfant, me suis-je répété que jamais je ne serai comme ma mère. Elle était l’anti-modèle par excellence !!!
Nous consacrions une énergie inouïe à tenter de déchiffrer le mystère de cette femme. Pendant toutes ces années avec elle, et bien longtemps après, je me suis sentie coupable.Et responsable. Mère de ma propre mère. Ce qui a surgi d’elle ne porte pas de nom mais toute notre famille en a été abîmée. Elle était persuadée que chacun de nous complotait dans son dos, que nous étions tous de mèche avec papa ou les grand parents pour tramer je ne sais quoi contre elle. Au fil des années, son caractère tyrannique, manipulateur, d’un racisme écœurant, s’est enraciné profond comme une ronce. Nous la voyions avec effarement se construire comme Rubik’s cube, mais un cube dont les strates toutes à l’identique se fabriquaient d’elles-mêmes avec le temps et dont on ne pourrait faire bouger aucune face, d’une rigidité inouïe.
Je suis complètement désemparée devant ce mode de fonctionnement.
Nous sommes-nous aimés ? Je ne sais pas. En conscience je ne sais pas. Pierre Mi me dit que nous sommes tout pour elle. Tout quoi ? Une excroissance, voila ce que nous sommes pour elle, rien de plus. Hélas.
Avons nous donc échoué à faire de notre mère une maman ?
Un enfant ne peut combler les manques et les vides maternels.
Voilà. J’y suis. C’est cette phrase de ce livre qui réveille en moi des sentiments, voire des sensations très désagréables. A la limite de l’indécence et de l’obscénité. Ce qui précède, j’y avais déjà réfléchi, sur la durée, de loin en loin. Cela ne m’a pas été trop dur de l’affronter. Mais là, je sens que j’ai affaire à un tout autre ennemi. Un ennemi intérieur.
Qu’aurais-je aimé être pour ma mère ? Je n’ose pas me formuler (mais il va bien falloir que j’en passe par là) que j’aurais aimé plaire à ma mère et m’en sentir aimée. J’aurais aimé combler ses manques. C’est terrible mais je sens de l’intérieur ce que je voudrais dire, je le vois presque mais ça s’échappe, ça me file entre les doigts. J’essaye de dire à haute voix ce qui me passe par la tête tout en tapant simultanément à la machine, mais ma voix refuse de m’obéir. Je tiens un truc mais tellement complexe que je m’embrouille. Il faut que je m’arrête. Demain.
Ma belle-mère a été une rencontre très importante dans ma vie. A tel point que souvent, en parlant d’elle je dis “Maman”.
L’oublier. Peut-être pas. Mais lui accorder moins de place, moins d’importance. Sortir de cet “arrêt sur image” dans laquelle je ne cesse de nous fixer toutes deux. Je ne suis pas son psy et ne peux rien pour elle. On ne peut que pour soi.
La nuit porte conseil. Depuis que j’écris, non seulement je me débarrasse de tous mes cauchemars, mais je recommence à me souvenir de mes rêves.
Un autre cauchemar régulier. Je me trouve sur une plage avec mes frère et soeurs et soudain je vois une immense vague, écrasante, haute comme un immeuble de 20 étages s’enrouler lentement devant nous et s’effondrer sur nous en léchant le sable inexorablement . Nous sommes emportés par elle comme dans un typhon et soudain nous nous retrouvons sur un ilôt au beau milieu d’une mer calme mais couleur rouge sang. Nous nous sourions les uns aux autres de bonheur d’être enfin sortis de cette tempête mais au moment où nous ouvrons la bouche, nos dents se mettent à tomber, ainsi que nos cheveux, nos yeux, la peau de notre visage se défait comme de la gélatine et se liquéfie sur le sable. Pendant des années je me réveillais à ce moment-là, très angoissée. Ce cauchemar est parti depuis un mois. Victoire.
Mon père.
Il avait été très choqué quand ma mère avait brûlé mes poèmes. Papa avait perdu son père à l’age de 4 ans, d’un infarctus. Il avait été élevé entre des femmes en Algérie, sa mère tenait seule une immense propriété viticole et une des plus belles roseraies d’Oran.
Je crois qu’il savait du fond de son être ce qu’était la solitude et qu’il comprenait la notre qui était immense. Mimi m’a raconté que quelques semaines avant qu’il ne parte, il lui avait dit avoir rêvé de moi. Je lui tenais la main. A son réveil, il ne m’avait pas vue et avait pleuré. Mimi lui avait dit de m’appeler, que je demandais souvent de ses nouvelles. Il lui avait répondu que ça ferait des histoires avec notre mère, mais que si je demandais de ses nouvelles, c’était bien. Il s’était contenté de ce peu là. J’en ai mal dans tout le corps. Si j’avais su quelle était sa détresse à lui, j’aurais mis de côté la répugnance profonde que m’inspirait ma mère et serais allée le chercher pour qu’il vive avec nous. Il aurait pu terminer sa vie tranquille, sans humiliation, sans bagarre, sans ces gestes et ces mots violents qui cachaient peut-être une vengeance, mais qu’il ne méritait pas et qui l’usaient comme de l’acide.
Donc, certains d’entre nous ont remplacé à ses yeux quelque chose qui la “comblait”, qui avait été érigé puis était retombé. Il ne faut pas être grand clerc pour deviner quoi. Et vous le savez, je ne crois guère en la psychanalyse et toute la symbolique qu’elle véhicule. Pourtant...
Je crois que c’est ça. Nous étions autre chose que des enfants pour elle. Un objet de remplacement. Ce n’est pas nous, en tant que petites personnes qu’elle aimait, c’était ce que nous représentions pour elle. Nos personnes réelles ne l’ont jamais intéressée. Nous n’existions pour elle que raides et érigées dans une immobilité sans vie. Elle nous voulait comblantes, en érection mais immobiles. L’autre sexe tout à soi mais mort. Momifié. Comme l’étaient son mari et peut-être son père qui fuyaient tous deux la perspective de faire acte d’autorité sur elle. Elle était bloquée quelque part dans un manque abyssal. Avec tous les efforts du monde, nous ne pouvions de toutes manières être plus et surtout autres que ce que nous étions. Appelées par le mouvement et la vie.
Immense malentendu.
Voilà pourquoi nous étions tiraillés en permanence entre dégoût et attirance, entre désir d’un amour partagé et haine de ces sentiments dont nous devions deviner sans pouvoir mettre de mots dessus les territoires interdits qui s’y dessinaient. Voila pourquoi nous sommes encore aujourd’hui choqués qu’elle ait gardé si longtemps son fils dans son lit. Nous sentions chez elle autre chose que de l’amour maternel. Quelque chose contre nature.
Et, comble de l’erreur, en ne lui renvoyant que du silence, comme s’étaient petit à petit résignés à le faire ses parents, son frère et son mari, nous n’avons pas fait qu’adopter un comportement de prudence minimale vis-à-vis d’une malade aux réactions épidermiques et imprévisibles. Nous l’avons maintenue enfermée avec nous dans le cercle vicieux de cette attente qu’elle n’a jamais su se formuler et qui peut-être..... nous a fait quelques temps plaisir à nous aussi.
Nous nous sommes réciproquement refusé de grandir.
Dans ma souffrance, il y avait deux niveaux. Celui lié à mon attachement devenu très tôt morbide, à mon désir d’elle, à l’envie de lui plaire toujours. Et puis celui lié à sa “particularité” mentale, car j’ai beau ne pas être médecin, j’en resterai à cette approche de sa personne. A cause de cette distorsion de la réalité dans laquelle elle a tout fait pour nous entrainer et où elle sombre seule désormais.
Savez-vous Claude ? Je m’en veux de vous avoir harcelé de ces courriers tous ces longs mois, quoique j’y ai beaucoup appris sur mes ombres. Mais je crois que je n’ai fait que mimer, répliquer les comportements maternels et grand-maternels etc.
Il y a sûrement dans notre histoire des seuils à franchir, ce que vous appelez résolution de l’Oedipe, stade du miroir, cristallisation et j’en passe, je ne comprends pas grand chose à vos théories.
Mais il y a aussi la reproduction inconsciente, le marquage de la peau et du cerveau dans sa chimie profonde par des modèles familiaux ou même ancestraux. Je ne sais comment l’expliquer plus avant mais je le sens.
Vous me parliez de répétition. Oui, répétition du même. Réplication en cours de déchiffrement pour que mes enfants ne répliquent pas à leur tour. Qu’ il ne soit pas trop tard.
Avant qu’il ne soit trop tard, j’aimerais écrire à ma mère. Quelque chose qui lui permette à elle aussi de se dire enfin. Je crois qu’elle a souffert. Sans le savoir. Elle l’a extériorisé comme elle l’a pu. Mais quand elle s’adressait à nous, c’était elle aussi à un autre qu’elle s’adressait. Un autre au visage si lointain. D’ailleurs, quand elle nous parle, d’une manière générale, quand elle parle, elle le fait en levant le menton et en fermant les yeux. Elle nous signifie ainsi, à sa manière, de quelle hauteur elle se situe, écrasante, et surtout qu’elle ne veut pas nous voir.
Peut être voit elle en nous, comme toutes les mères de toute éternité une horde de filles-mères, tapies en silence et qui attendent celle qui de ses dents plus aigües que les autres coupera enfin ce lourd cordon qui traine et nous entrave à elle ?
Notre mère ne nous veut en face d’elle que seuls. Deux de ses enfants en vis à vis, cela est déjà trop. Peut-être parce que cela lui fait toucher du doigt la succession des évènements dans le temps, notre non simultanéité ? Or, elle se confond à nous, elle se regarde en nous. On ne peut se regarder en même temps dans deux miroirs différents.
Miroir. Réciprocité des consciences.
Aurai-je un jour enfin la possibilité de la regarder, moi, autrement que comme un monstre ? Ou restera-t-il toujours cette indicible plaie qui s’échappe quand je crois la toucher ?
J’ai peur. Encore. De cette distance entre une femme dont j’explore les moindres recoins et la mère que j’aurais aimé avoir. En face d’elle, dont je connais la dialectique, je me sens si petite. Je reste muette devant ses errances verbales qui me conduisent à les faire lire à quelqu’un qui n’y est pour rien.
Secrêt. D’elle . Même.
Serait il possible que de mère en fille on se transmette un secret indéchiffrable, de souffrance et de nuit mélé ? Celui d’une coupure nécessaire mais jamais réparée ?
En relisant ce livre , j’ai eu l’impression d’en être entendue. La puissance charnelle en est telle, la magie des mots et des silences si opérante, l’obligation dans laquelle on se trouve de se recueillir de temps à autre pour en saisir tous les sens, qu’on finit par s’écouter soi même et croire que c’est le livre qui écoute. J’avais eu le même sentiment en lisant d’un seul trait “l’Ecoute “de Maurice Beulet.
Véritable thérapie.
On ne peut aider qu’en écoutant avec humilité. Ce que je suis en train d’écrire est encore trop proche de moi. Pas assez en marge. Pas assez d’oubli et de miséricorde. Réfléchir plus loin au miroir qui se brise, aux coins à nettoyer, à la faille sous mes pieds comme une brisure du temps et de l’espace, à toutes ces images tumultueuses qui remontent doucement en surface comme un bouillon .
Maman. Tu es comme tu es. On n’y peut rien changer. On ne peut que s’y adapter en laissant glisser ce qui fait mal et dont tu n’as jamais eu conscience.
Au terme de ce chemin je te découvre si complexe et moi si nue...
Puis-je vous faire un compliment, Claude ?
Vous êtes cet homme qui n’avait fait que m’écouter et dont j’ai tout entendu.
Vous êtes un Ami au sens très noble du terme, recevez mon très affectueux souvenir ainsi que mes remerciements pour cette extraordinaire conférence que vous avez offerte à notre petite association d’accompagnement.
Pour toujours votre
Déjà du mieux
Différent
De voix vive
Viviane