Très cher Ami..
Votre dernier courrier, dont je vous remercie, me dit que je suis sur la bonne piste.
Ce livre que vous m’avez adressé me réconforte et me fait mal aussi car il parle de nous à chaque page et dans chaque virgule, dans chaque point de suspension. Etonnant, non ? de nous reconnaître tous deux jusque dans ces ponctuations si inconsistantes... J’ai conscience en écrivant cela de faire encore usage de ces signes qui pourraient blesser sans le vouloir. Disons-le sans détour.. Nous avons eu infiniment envie de l’un de l’autre, et nous le sommes manifesté.
Puis-je vous écrire la haine ? Celle que vous m’avez parfois inspiré quand je vous sentais absent à la fascination que nous exercions l’un sur l’autre. Quand je vous voyais vous rétracter après tant de manifestations très claires de votre désir. Mais oui, ne niez pas, très claires, empruntant les très subtiles strates du langage, qu’il s’agisse des mots du corps ou ...
Il m’arrivait alors de penser - vais-je oser, vais-je oser... - il m’arrivait de penser : “ Voilà une érection du sentiment qui se fait bien molle...se comporterait-il ainsi au lit cet homme ? ” . Je suis odieuse, n’est-ce pas ? Vous l’avez été à votre manière. Et puis j’ai confiance dans votre sens de l’humour. Et puis enfin, tant pis pour vous. Souffrez, vous aussi !!
Cette phrase, prise au hasard de mes déambulations dans ce délicieux livre me renvoit à ce que j’ai parfois tenu pour du mépris, qui était en fait amour et attention (purs ?) :
”Des patients qui s’expriment bien, parlent comme ils écriraient, j’attends que les mots leur manquent. Le reste suivra.” Comme elle me fait mal cette phrase, comme elle réveille d’échos, que je croyais enfouis, de nos rencontres parfois bavardes, souriantes et séductrices, parfois silencieuses et remplies d’une rage destructrice à trancher en rondelles la lumière de votre bureau et vous avec si j’avais pu.
J’ écris comme j’aimerais parler, les mots de vive voix m’ont toujours été difficiles. Je n’ai jamais su vraiment m’exprimer d’une façon spontanée qu’à travers le dessin, la musique ou la danse. Par immense timidité, la prise de parole publique, et même dans une relation duelle, au tout début du moins, m’est difficile. Dans ma famille, on ne parlait pas, on hurlait.
Ou..pour le dire autrement..
Dans ma famille, on taisait à soi et aux autres le vide intérieur, les gouffres de cris rentrés. A l’exception de ma mère qui a toujours monopolisé l’espace de parole, nous sommes presque tous écoutants, chez nous. Pour dire, il me faut du temps. Me sentir en totale confiance en face de personnes qui m’acceptent telle que je suis, excessive et enflammée.
Quoique elle s’estompe avec le temps, j’éprouve toujours cette difficulté à ouvrir la bouche en public. Une seule exception : la scène ou l’engagement sous toutes ses formes. Parce que j’y suis autre. Habillée de grimaces et grimages et ferblantures, masques et bergamasques.. Ce à quoi on donne habituellement le nom de "projet".
D’ailleurs, si je réponds impromptu à votre courrier, c’est une sorte de défi que je me lance !! Oser se mettre à nu, sans cette tentation de polir l’image de soi que l’on va offrir aux autres. Et même s’il s’agit de vous qui me connaissez si bien déjà.
Surtout s’il s’agit de vous...
Que les mots leur manquent.. le reste suivra. Savez -vous que c’est souvent lorsqu’on jette à la poubelle un texte dont on n’est pas satisfait qu’il faudrait revenir sur le geste et le temps et relire ? Car dans ce débris froissé avec tant de mépris il y a dans toute sa pureté la maladresse sincère, le “pas- beau- qui-ose-la-vérité”, le non léché, le non travaillé, l’impoli à soi.
C’est dans ces moments là.... quand la plume ne court pas spontanément son chemin facile et connu, avec cette aisance qui n’est qu’une fosse, quand écrire est souffrance.. quand on n’est plus que panne d’inspiration, avenir bouché.. c’est alors qu’il faudrait se regarder avec tendresse et s’ouvrir aux alchimies souterraines .
Un peu plus loin..” Travail ne signifie pas pour moi labeur, mais évoque pour moi plutôt travail du rêve, travail du deuil, ce qui vous travaille tout un temps à votre insu. . “
Ah quand même, il n’y a pas que moi. Pardonnez, je commente comme je le sens dans l’instant et si cela se trouve, dans quelques heures il en sera exactement l’inverse..
" Une fragile permanence du Je à travers les années." Comme il y va, ce Pontalis..Bien généreux, votre ami, de compter en années. Fragile permanence du Je à travers les heures, les minutes, les secondes... Le feu qui couve . Retrouver les bribes de mon histoire, les relier entre elles en utilisant, comme le ferait un historien, le témoignage de ceux qui avaient les yeux ouverts en même temps que moi. C’est vrai que c’est comme si je me pinçais afin de vérifier que je suis encore là.
Suis-je encore de ce monde ?
Permettez que je vous offre un poème.
Lorsque j’étais enfant
Ma bouche aimait toucher les grosses pierres grises
Dont était faite la maison.
Je promenais mes lèvres sur les colimaçons
Tout englués dedans leur calcaire chemise.
J’aimais leur douceur lisse, leur humeur annelée
Même si quelques bêtes
Faisant les polissonnes ouvraient leur coque bée
Suspendue pour toujours en conversation muette.
Amonites, armadilles et autres crustacés
Papotaient de concert dans la pierre incrustés.
En regardant de près on voyait leur rateau
Leurs pelles et ballons pour jouer au bord de l’eau.
Je les imaginais faisant chateau de sable
Sous le regard aimable
D’un fringant dinosaure et d’une hippocampesse
Se huilant les écailles d’une historique adresse,
Puis un frisson de peur me saisissait soudain.
Et si sans le savoir, j’étais dans un écrin
De cristal et de vent
Une fossilenfant ?
Je sais votre amitié pour la poésie et votre amitié pour ce que j’écris.. Celui-ci est malhabile mais .. Il est toujours à sa façon un caillou que je ne me lancerai pas. J’ai été lapidée, très cher Ami. Lapidée toute ma jeunesse. Assassinée avant de naître. Mise au monde comme on expulse un crachat purulent. Fossilisée avant de vivre..
Se pourrait-il que ma pauvre moelle épinière et cet escargot délicat qui porte doux nom de système limbique, se pourrait-il que ces entités-là aient senti avant ma naissance .. qu’on ne voulait pas de moi sur cette terre ?
Ne souriez pas Cher Ami, je suis sérieuse comme jamais.
Bien à vous, comme toujours..