Mon Cher Ami,
Comme il m’est doux de vous affubler de ce possessif abusif, de vous imaginer “Mien” au moins en mots.
Oui, je sais, par retour de courrier vous allez comme à l’accoutumée me renvoyer quelque ironie bien dans vos penchants. Mais même votre ironie m’est agréable. Elle m’a souvent faite avancer. Et même enrichie. De ce qu’ il m’en coûte. Revenons à ce délicieux opuscule que mes mains caressent sans se lasser puisqu’il me vient de vous.
Etonnant, en ouvrant au hasard, mais vraiment au hasard, promis, je tombe sur cette phrase :
“Les mots du déprimé sont pauvres.”
Ah, être pour toujours à compter d’ aujourd’hui imposable sur la fortune ! Ne pas prendre, s’il vous plait, ce mot dans le sens de chance. Car si je n’ai pas toujours eu de chance, j’ai toujours su la susciter et la saisir par les cheveux. Il me passe par la tête une image, puis-je vous la confier ? Me représentant votre charmante personne, il me vient que votre calvitie doit résulter de ce que vos patients vous saisissent comme on attrape l’occasion. Je fais bien entendu allusion à notre ami commun, Baltazar Gracian, rassurez-vous, pas à la braderie en cours dans notre vieux Bordeaux. Vous ne m’en voulez pas, dites ?
Cela nous vaut ce brillantissime crâne, à la fois ciré, plein et volubile, sur lequel se pose, les jours de franc soleil, le reflet de votre fenêtre. Je me suis souvent demandé à votre sujet si vous passiez chaque matin une peau de chamois sur votre éminence à tout jamais nue pour qu’elle soit aussi lustrée. Oui, oui, ce n’est pas drôle, mais que voulez -vous, il faut bien que je rie puisque j’ai envie de pleurer.
" Faire de la souffrance un tremplin à la beauté des choses ". C’est peut-être pour celà que j’ai encore si mal à ces carnets entiers de poèmes que ma mère avait sadiquement brûlés sous mes yeux. J’étais en chemin et la route me fut barrée. Vous ai-je jamais raconté l’origine de cet autodafé maternel ?
Quand j’étais en terminale, je fréquentais en secrèt une délicieuse camarade. Elle s’appelait Lise C... Nous partagions nos loisirs toutes deux entre la danse classique, le chant, la peinture. Nous nous écrivions des lettres romantiques comme on peut le faire à l’adolescence, comme le font nos enfants. Nous refaisions le monde en quelques lignes passionnées et expéditives. Ma mère est tombée un jour sur ces lettres laissées bien imprudemment - ma naïveté m’a toujours un peu perdue - dans mon bureau ainsi qu’une compilation de romans et poèmes que j’écrivais à mes heures retrouvées. Rien de méchant dans ces écrits, juste un peu de mes rêves . Quand je suis rentrée ce midi-là pour déjeuner, ma mère avait disposé au sol tous mes écrits et y a mis avec délectation le feu sous les yeux gênés de mes frère et soeurs convoqués pour l’occasion et l’exemple.
Je ne m’en suis jamais remise. Cette fumée me brûle encore.
Elle récidiva quelques années plus tard quand je rencontrai mon mari, désespérant d’une façon que j’ai crue définitive mon goût pour l’écriture.
Elle avait pour nous l’attachement d’une petite fille pour ses poupées, abîmées et brinquebalantes mais si indispensables car tellement malléables et que l’on peut martyriser sans entendre un seul cri.
Quand on regarde des femelles animales, chattes ou chiennes, elles savent toutes à un moment donné du développement de leurs petits leur faire comprendre d’un coup de patte ou de griffe qu’il est temps pour eux de se trouver un autre espace de survie. C’est une façon de rendre la portée adulte. Notre mère ne nous blessait que pour mieux nous asservir. Jamais dans son esprit il ne fut question que nous devenions des adultes. Ses coups de griffes n’étaient pas faits pour nous éloigner d’elle, quoiqu’elle y soit parvenue malgré elle, mais pour nous rendre tellement misérables qu’elle pouvait mieux encore assouvir sur nos petites personnes sa soif de pouvoir et d’humiliation d’autrui qui était sans limites.
" J. a comme tout un chacun besoin d’être aimée. Au moins reconnaîtra-t-elle ce besoin, elle souffre de devoir toujours le satisfaire, de chercher encore et encore des preuves d’amour. Elle vient de publier....Il est détaché de vous, indifférent."
J’ai l’impression que ce livre a été écrit pour moi. Comme vous me connaissez bien, finalement, avec vos airs de ne pas y toucher... Souriez, demain sera pire.
J’ai si fort ressenti ce besoin d’être aimée. Comme une drogue de substitution à ce qui a manqué au départ, immense vide, béance qui ne sera jamais comblée. Jusqu’à me dire, par dépit sûrement, “Tant pis pour la séduction, ce n’est plus de mon âge”. Est-elle du votre, encore ?
J’ai parfois honte de vous malmener ainsi, sans précaution, cela fait partie du contrat, vous me le répétez à chaque fois, mais surtout, dites-le moi si je dépasse les limites de la bienséance... que je les recule davantage encore !
Oui, un peu honte mais, vous le savez, c’est avec une tendresse réelle dans les recoins de laquelle se cachent mille sens. Saurez-vous m’expliquer ce besoin de preuves d’amour des autres ? Comprenez-vous l’immense fatigue qui nait de cette quête commencée il y a si longtemps, plongée en apnée dans les regards, sur les visages, recherche du miroir.
Pour ce qui est de cette indifférence de l’écrit auquel fait référence Pontalis, indifférence vis à vis de l’auteur, voilà une question maintes fois évoquée en votre aimable compagnie. J’ai toujours eu la conviction que les mots deviennent vivants dans le regard des autres, qui se les approprient. Et si l’écrit avait pour fonction essentielle d’empêcher la mort du lecteur ?
En attendant, les mots se moquent de la souffrance qui se cache dans leurs plis et replis, des douleurs de l’enfantement, ils vivent leur vie et vous abandonnent, les ingrats.
Mon histoire se fiche éperdument de ce que je vais faire d’elle. Elle est, point final. La garce !
Ah, tenez, un autre poème. Vous l’avez bien cherché, à tout faire pour me mettre en colère alors que j’étais en commençant cette lettre dans d’excellentes dispositions envers vous.
Ecrire, écrire, pour que les mots se taisent
Dans la raison qui fuit.
Ecrire le silence et l’immobilité
Et si mon cœur chuchote, réclamant quelque braise
Où réchauffer ses battements
Ecrire pour taire la torture
De ces musiques essoufflées
Qui remontent mes lits
De larmes ravalées
Ecrire avant que ne soit lacéré
Le dedans de mon être par des vents
Coupe -faim
De vie
Ecrire pour que s’épuisent les symphonies superficielles
Les arias de convenance
Ecrire le liquide qui remonte en goulées
Acides et hurlantes
Et empoigne mes nuits
Rideau de pierre et d’ombres où chuter, où ramper, où blesser mes genoux épuisés
Qui surgit de l’ancien
Vaincu avec ma peau, vaincu avec ma peau...
Je vous taquine en pensée, il n’y a point de bornes à mes plaisirs.
(Qui disait cela, Madame de Montespan, non ?)
Toujours votre. Même sans votre accord.
Surtout sans votre accord, c’est bien plus drôle...