Très Cher Ami,
Votre coup de fil m’a remplie de joie. Heureuse que ce bouquet de roses vous tienne compagnie, il me rapproche un peu de vous...
Sans me lasser je musarde dans les pages de votre si délicat cadeau. Tenez, cette phrase : « Toujours présent en moi, avec insistance, le couple vie-mort. »
Vous souvenez-vous de la manière dont vous m’avez amenée à l’accompagnement ?
Quatre fois successives, vous m’aviez hospitalisée pour ces détestables cures de cortisone. A chaque fois en salle de soins ambulatoires et non dans une de ces chambres isolées et proches de votre bureau qui vous autorisait d’impromptus détours dans mes rêveries.
Vous m’aviez accordé la compagnie d’une femme qui... qui se mourait, n’est ce pas ?
Lors de notre première rencontre, elle avait été détestable. Elle m’avait durant six méchantes heures vomi le monde, la vie, ses gosses, son mari. La deuxième fois, elle m’avait quasiment obligée à lui lire du Mauriac à haute voix : c’était la seule chose réjouissante de son existence. Mauriac !!! La fois suivante, prenant le train, je m’étais dit : “Avec un peu de chance, elle n’y sera pas”. Elle y était, toute guillerette. Lors de nos ultimes retrouvailles, elle était quasi comateuse et j’avais passé toute l’après-midi à ajuster la distance à sa personne. Elle manifestait certes un indéniable plaisir au contact de ma main dans le silence, mais ne voulait pas que je m’approche trop, ni ne m’éloigne, et exprimait à chacun de mes mouvements désapprobation ou contentement.
Je me souviens être sortie de là furax, vous avoir fait mander, vous sentiez ma colère et saviez, avant même que j’en expose les raisons. Puis-je retranscrire notre dialogue ?
-Entrez. Je vais vous expliquer.
-Puis-je espérer que pour une fois vous serez clair et précis...
-C’est extrêmement clair, cette patiente, l’équipe toute entière l’a remarqué, cette patiente supporte mieux ses chimios quand elle les reçoit en votre présence. Je sais que ce n’est pas très amusant, et que vous avez vos soucis...
-Ah, quand même !
-En doutez-vous ? Vous êtes faite pour écouter. Nous avons besoin...
-Moi aussi j’ai besoin d’être écoutée.
-Nous avons besoin d’accompagnants pour les malades en fin de vie.
-Je fais déjà cela, à l’hôpital local.
-Il faut vous former, Madame Lamarlère, ce que vous faites déjà depuis longtemps, vous le faites de façon empirique... pourquoi pleurez-vous ? Qu’ai-je dit ?
-Je déteste ce mot. Empirique.
-De là à pleurer... Bon, on procède par associations, allez-y, je vous écoute.
-...
-Je vous écoute, je suis tout à vous.
-Vraiment ??
-Madame Lamarlère... ne débordez pas.
-Vous devriez avoir honte de faire de tels lapsus alors que je ..
-Que vous débordez comme un grand lac. Excusez ma maladresse.
-Empirique. Empire, en pire, je ne veux pas être pire que ma mère qui était pire que la sienne, empirique, en pire hic, elle buvait pendant sa grossesse, hic, je suis née entre deux hoquets, je suis née d’un hoquet, d’un hoquet passager, d’un OK de passage...
-Vous réfléchirez à tout cela et me l’écrirez ?
-Oui (petite voix).
-Prenez un mouchoir.
-Pourquoi avez-vous toujours des mouchoirs sur vous lorsque je viens ?
-J’en ai toujours sur moi, ce n’est pas lié à vous. Donc reprenons, vous allez faire une formation. En USP. Vous vous connaîtrez mieux.
- Comment porterai-je les autres alors que j’ai tant de mal parfois à porter ma vie ?
-J’ai confiance dans votre capacité à faire du chemin.
Je me rends compte que la mort est présente dans chaque page de ce que j’ai écrit, je n’en ai cependant pas peur. Plus peur. Cette omniprésence de la mort, si souvent mise en scène par ma mère ou “vécue” par ceux qui nous ont quitté est telle que j’en éprouve presque une adoration pour les petits miracles de chaque jour que m’offre la vie. Marcher d’un bon pas, tenir un stylo sans m’en mettre partout les jours où la coordination des mains est foireuse. Des choses bêtes et simples. Regarder une libellule effleurer un plan d’eau, un papillon passer d’un mouvements d’ailes de la deuxième à la troisième puis la quatrième dimension.
Un autre texte que vous connaissez déjà puisqu’il vous avait été dédié.
La première fois, on ne sait pas ce qu’on fait là.
C’est qu’il n’y a rien à faire, il suffit d’être.
Alors il faut s’asseoir.
A la juste distance, celle où l’on ne fera pas mal ni à l’autre, ni à soi.
Respirer au rythme de l’autre.
Et attendre, les mots qui ne viennent pas, les larmes qui refusent de couler, se fondre dans le silence, il se dit tant de choses dans le silence entre deux êtres nés pour mourir.
Et puis on se demande “Ai je le droit de toucher ?”
Alors il faut oser prendre cette main qui quémande la chaleur de la vie qu’elle sent s’échapper, il faut la caresser . Deux mains peuvent tout se dire dans le silence, elles peuvent même faire l’amour une dernière fois.
Et puis on se demande “Aurai-je le courage de contempler si près le point inaccessible où se courbe la vie ? “
Alors il faut plonger dans le regard de l’Autre, reconnaitre dans ses yeux l’angoisse de l’inconnu, la peur de la douleur, le doute de tous les Dieux auxquels on a cru croire.
Et accueillir la haine, ce dernier stratagème pour mieux quitter ce monde qui ne vous retient pas.
Et accueillir les mots quand ils se laissent dire, les toutes dernières images que l’autre veut léguer.
Et serrer dans ses bras cet autre moi -même qui a déjà trouvé la clé de l’insoluble énigme.
Car il est pour toujours entré dans l’essentiel.
“Comment faisons nous pour tenir notre mort à la fois pour certaine et improbable ?” Je suis devenue très certaine de ma mort. Vous ai-je jamais raconté ce qui m’était arrivé à la suite de ma visite chez le Dr S...? J’avais vraiment eu le sentiment de ne pas être prise au sérieux :
- « Vous êtes bien maquillée pour quelqu’un qui tremble de la main droite ! ».
- « Les pianistes sont ambidextres, Monsieur, je me maquille de la main gauche. ».
La brutale modification de sa physionomie lors de l’examen neurologique m’avait vengée de son ironie déplacée :
- « Il ne faudrait pas que ce soit une tumeur de la fosse postérieure ». Bravo !!! Bien, de réfléchir à voix haute devant les patients. Je suis sortie de là sans savoir où je me trouvais, déboussolée, en larmes, me disant : « Ma vieille, c’est le commencement de la fin ». J’ai refusé de faire l’électronystagmogramme demandé. Mon bilan neurologique n’était pas bon du tout. Mon mari ce soir-là m’a passé un bouquin de neurologie. En lisant dans la salle de bain toute la nuit, de la première à la dernière page, ce truc rébarbatif, je suis tombée sur le diagnostic différentiel de la Sclérose en plaques. Gliomes en tous genres, vilaines choses infiltrantes et sournoises qui me laissaient un sursis bien court. Quelques mois au mieux, quelques semaines au pire.
J’ai été saisie de quelque chose qui allait au-delà de la peur. Je ne me souviens de rien, ensuite, si ce n’est que je me suis retrouvé au matin pelotonnée en chien de fusil entre la baignoire et le mur. Il m’a fallu un an pour accepter que j’étais mortelle. Un an durant lequel chaque jour je consacrais une bonne heure à me laisser flotter dans l’eau, renouant avec une matrice de substitution qui, elle, ne me reprocherait jamais ma venue au monde.
Un an de plus pour me dire “Hé bien, vis quand même”, et le reste pour trouver un peu de paix.
Puis-je aujourd’hui vous dire toute mon affection, vous êtes si aimable de lire ces bêtises.
Et puis je vous trouve tellement plus proche lorsque vous êtes loin. Lorsque nous sommes en face l’un de l’autre, je vous sens à tout moment pret à sauter par la fenêtre de votre bureau. Auriez-vous peur de ... trop de proximité entre nous deux ?
Lointainement votre.