Fille de Chicoutimi, pourquoi es-tu silencieuse aujourd’hui ?
-Enfant, il y a des jours comme cela où l’esprit a besoin de se régénérer.
-Parle - moi du silence.
- ...
- Fille de Ch...
- Chut !
Derrière le rideau des arbres que refermait lentement la nuit, les Loups se rapprochaient. Et Chana sentait bien, quoique leur tournant le dos, une certaine réprobation de leur part.
-Cette enfant ne change pas. Toujours aussi curieuse. Et bavarde comme un moineau qui a trouvé pitance et le papote au monde.
-Tu manques d’indulgence, mon Epoux.
- Elle doit apprendre la vigilance à soi.
- Et au monde aussi, au Monde. Et cela, elle sait. Le reste viendra. En son temps. Sois patient.
La touffeur des bois peinait à dissimuler cette dispute naissante.
Chana percevait depuis le matin son aïeule agacée par ses tentatives d’entretenir des bribes de conversation. Elle se sentait parfois bien seule malgré la compagnie des cailloux ou des petits animaux de la forêt. Pourtant la fille de Chicoutimi finit par comprendre qu’elle n’aurait raison de son insistance qu’en y cédant un peu. C’était ainsi, chacune d’elles deux faisait des concessions à l’autre. Chana n’apprenait pas vite, mais ni son crapaud ni son harfang ne pouvaient nier sa bonne volonté.
-Ecoute enfant,
Ecoute le murmure
En esquisses légères de l’eau sur les galets,
Ecoute frémir la banquise
L’espoir des grands glaciers qui fondent au -delà de l’embouchure des fleuves.
Sous le soleil d’automne
Font-ils du bruit ? Beaucoup de bruit ?
Imite-les, enfant,
Tu disperses trop de mots inutiles dans la nature et cela heurte les êtres de chaque pierre, chaque arbre.
Regarde les grands silencieux
Oraison élancée de toute leur ramure
Chaque pas que tu fais doit être à leur image, prière silencieuse, prière respectueuse
A la Terre Mère.
-Mais comment puis-je connaître le monde si je me tais ? Les mots sont mes
seuls hameçons pour attraper le monde.
-Tu dis juste, Enfant. Les mots sont prédateurs.
Les mots saignent la chair des plus petites choses.
-Fille de Chicoutimi, si nous n’avions pas les mots, tu ne pourrais m’apprendre tout ce que tu sais que tes ancêtres savaient, et que je dirai un jour à mes propres enfants !
-Enfant, si je pouvais et surtout si tu m’en laissais l’occasion, je ne te répondrais que par le silence, car que peut savoir une vieille femme comme moi ? La terre en sait bien davantage, vois-tu ?
Tu demandes trop de comment et de pourquoi et à force de découper le monde tu vas te découper toi-même.
-Un enfant ne peut pas rester silencieux...
Mère, pour une fois, écoute moi vraiment.
Je suis la va-nu-cœur
Imbécile
Et heureuse
J’ai connu un été, un automne, un hiver
Fous d’amour et de pluie, de pleurs et de prière
Mes désirs trop pulpeux
Saignaient un jus morose
Je suis la va- nu-corps
Léchée par tant de feux
Une ébauche,
A peine
Une ombre
A peine
Et pourtant jubilante.
Mes hardes élimées et la voix hésitante
Je vais m’asseoir toujours au bord du temps qui passe
J’aime les oripeaux que le chemin ramasse
J’aime la goutte d’eau, le vin doux, les bouteilles qu’on n’ouvrira jamais et même leur vinaigre.
Je suis la va-t-en-guerre
La trop peu linéerre
La mort n’est pas une saison
L’aime aux desseins frivoles a mangé mes silences
Les maux ne me laisseront pas
Sans voie.
-Enfant, tu dois apprendre
La Jouissance du silence.
La Jouissance du manque, de l’attente et de la solitude,
Chercher en toi les musiques neuves au lieu de répéter comme un oiseau les chansons usées.
Tu fais partie du monde, tu es une toute petite note dans sa chanson multiple.
-Cette chanson est si mystérieuse...
-Pourquoi vouloir échapper au mystère ? Un mystère entier n’est-il pas bien plus beau qu’un objet dont les contours et le contenu sont éclatés comme une outre, vidés sur le sol, desséchant au soleil ? Ouvre ton regard enfant, à la fois sur le monde et sur l’intérieur de toi.
-Mais... Mes yeux sont grand ouverts !
...
- Sa bouche aussi ! murmura Loup.
-Ne la distrais pas de ce que dit son aïeule.
-...
-Enfant, je comprends que tu aies soif de comprendre. Mais il n’est pas forcément nécessaire de tout mettre en mots. C’est si beau de faire le vide en soi, se transformer en porte, se laisser traverser par les choses.
Le vent que tu respires te respecte.
Il reste vent.
Imagine que le vent oublie ton être profond et se fasse eau. Il mettrait en miettes ton unité cachée, tu te noierais bien vite. En donnant des noms trop précis aux choses de ce monde, tu brises leur unité cachée et la mémoire qu’ils ont d’eux-mêmes. Tu les conduis tout droit dans la rivière du déjà connu et déjà disparu . Et les y noies. Un jour prochain elles iront se sécher ailleurs.
-Mère...
-Apprends à rester calme et silencieuse. Ouvre tous les petits lacs de ta peau. Et la moindre petite chose de ce monde te répondra en silence elle aussi. Tu y trouveras l’équilibre que tu cherches. Le monde est musique, mais c’est le silence qui en fait l’harmonie.
-Mère...
-Enfant, les mots que l’on n’a pas dit sont les fleurs du silence.
-Elle parle bien ! dit Louve.
-Et toi tu viens de mettre à mort une fleur.