J’ai lu quelque part, je ne sais plus où, qu’au moment de mourir, défilaient les images de la vie.
Je suis donc en train de mourir !
J’ai dix ans, je joue aux billes dans une cour de récréation. Je ne suis pas très adroit mais, comme tous les gamins, je veux gagner. Je me suis aperçu que, par un simple effort de volonté, j’arrive à influer sur les trajectoires de mes billes. Au début je me contente de les pousser un peu pour leur permettre d’aller plus loin. Puis je les freine. Enfin j’infléchis leurs mouvements, un peu plus à droite, un peu plus à gauche, jusqu’à ce que je réussisse à les diriger comme je le désire.
Je crois sincèrement que tous les autres gosses font comme moi. Je joue ainsi pendant quelques temps et j’acquiers une notoriété qui me remplit de fierté même si elle ne dépasse pas le cadre de la cour de récréation.
Le collège ! je me suis aperçu que, lorsque j’évoque mon « aptitude particulière » avec mes camarades, ils ne comprennent pas de quoi je parle. Depuis, par honte, peut être aussi par crainte, je me tais et je prends soin de cacher mon don, tout en essayant d’en savoir un peu plus sur mes limites.
Je ne peux agir que sur les formes rondes ou vaguement arrondies, comme si les arrêtes et les aspérités brisaient les impulsions mentales que je lance. Je ne peux pas remuer des masses trop pesantes. Mais je sens que le poids ne constitue pas une barrière infranchissable. Il faut simplement que je « muscle » un peu mon esprit et je l’atèle à cette tâche tous les jours.
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Je ne souffre pas. Les images défilent un peu plus vite … le silence autour de moi est étrange …
Je me retrouve à vingt ans, sans diplôme, sans métier,et sans parent fortuné ! c’est le début des vacances et je traîne mon ennui avec un camarade sur la plage du Porge près du bassin d’Arcachon, lorsque nous sommes interpellés par deux vieux qui jouent aux boules.
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Eh les gamins ça vous dit une partie de pétanque ?
Je jette un regard interrogateur à Christophe, mon pote, qui hausse les épaules. Sur le ton de la plaisanterie je lâche au vieux qui nous a posé la question.
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D’accord Papy, mais on joue l’apéro.
Je revois les rires qui secouent leurs vieilles carcasses. Ils en ont les larmes aux yeux. Ils cessent très vite de rire lorsque systématiquement ma boule va se coller au cochonnet comme s’il était aimanté ! Lorsque nous avons aligné deux fois 13 à 0, nos malheureux adversaires nous invitent à la terrasse d’un café.
Le plus âgé, celui qui nous a défié, se tortille sur sa chaise. Quelque chose le démange !
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Alors les petits, vous nous avez bien eu ! vous jouez dans quel club ?
Il a un accent marseillais plus que prononcé à côté duquel le notre fait presque pointu. Je lui réponds le plus naturellement possible.
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Mais on n’a jamais joué ensemble monsieur. La dernière fois que j’ai touché des boules, c’était des boules en plastique, sur la plage, et j’avais dix ans.
Les deux bonshommes nous regardent en écarquillant les yeux.
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C’est pas possible ! ben ça alors ! ben ça alors !
Le vieux bredouille.
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Ben ça alors ! et, petits, vous venez de faire « Fanny » les champions de France 1998 ! deux fois de suite, en plus ! et vous dites que vous n’avez jamais joué ! mais vous devriez être champions de monde ! Il faut que vous participiez au tournoi de Bordeaux, il commence demain les inscriptions ne sont pas closes.
A la fin de l’été, j’ai un peu d’argent de côté, quelques jambons et bouteilles de pastis en réserve, quand je me sépare de Christophe pour une sordide histoire de fille.
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Cette période de ma vie est celle où tout a basculé.
Je suis sur la plage d’Arcachon et mon regard se porte vers le Casino. Ce que j’ai fait tout l’été avec des boules d’acier de plusieurs centaines de grammes, je peux le répéter avec la petite bille de la roulette !
J’achète une veste et ma première cravate. Le soir même, je suis devant la table de jeu et j’observe longuement la petite sphère. Contrairement à ce que je pensais, il n’est pas facile de visualiser la case sur laquelle va s’arrêter la bille. Il faut pourtant que j’y arrive, pour ne donner que la petite impulsion qui va la faire basculer où je veux.
Après plusieurs tentatives infructueuses, je réussis quatre fois sur cinq à agir de façon suffisamment discrète pour ne pas éveiller les soupçons.
A ce moment là, j’aurais dû me méfier ! mais je me laisse emporter par un enthousiasme imbécile et j’aligne les coups gagnants, sans réaliser que les plaques qui s’entassent devant moi font des jaloux. Je suis sur un nuage ! honnêtement j’ai perdu la tête et lorsqu’un individu me fait signe de le suivre chez le directeur je ne comprends pas tout de suite ce qu’il se passe.
On me fait rentrer dans un grand bureau au centre duquel se tient un homme de petite taille, de type libanais, élégamment habillé, mais dont le visage est fermé. Ses yeux lancent des éclairs et sa voix est légèrement sifflante.
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Bonjour jeune homme.
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Euh, bonjour monsieur.
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Vous savez combien vous avez gagné ce soir ?
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Non ! pas vraiment.
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Vous avez là un peu plus d’un million d’euros.
Je me mets à trembler. Je ne savais pas que cela représentait autant d’argent. Le directeur du casino reprend d’une voix que l’énervement rend aiguë.
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Un Casino est un lieu où se jouent des jeux de hasard, cher monsieur.
J’opine de la tête, je ne sais pas quoi dire.
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Quand un joueur gagne deux ou trois fois de suite on considère qu’il a de la chance.
Je reste toujours muet.
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En revanche lorsque quelqu’un gagne dix fois de suite ce n’est plus de la chance…et ce n’est pas non plus le hasard ! je ne sais pas quel est votre truc cher monsieur mais puisque vous n’avez pas respecté les règles je suis obligé de vous faire savoir que vous ne serez plus le bien venu dans mon casino.
Je me fais virer comme un malpropre et je ne trouve rien à dire. Au contraire je suis trop heureux de m’en tirer à si bon compte avec mon million en poche. Je change mes plaques contre un sac de billets. Je n’avais jamais imaginé le volume que représentait deux mille billets de cinq cents euros !
J’ai garé ma vieille twingo d’occasion au milieu d’un petit parking isolé et je ne réalise que trop tard ma deuxième erreur de la soirée. Je suis dans un endroit paumé, avec un million d’euros en poche (ou plutôt en sac) et deux mecs à la mine patibulaire me suivent en souriant !
Le premier des deux types, une espèce de grand blond au visage mou visse tranquillement un silencieux sur un pistolet. Je me croirais dans un polar à la télé ! il n’y a pas de suspense et je vois très bien comment cela va se terminer… Mais, au lieu de me tirer une balle dans la tête et de se barrer avec le sac de billets, il se sent obligé de m’expliquer.
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Monsieur Ascanouïe, après réflexion, considère que vous êtes parti avec de l’argent lui appartenant !
Je n’en mène pas large . Je tends le sac en tremblant.
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Prenez le votre fric ! il avait qu’à le dire tout à l’heure !
Le deuxième individu, de type méditerranéen, émet un rire bref.
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Il n’y a pas que le problème du fric ! si tu as fait une fois ton truc, tu peux le refaire et ça c’est plus embêtant …tu comprends ?
Je comprends parfaitement qu’ils ont décidé de me flinguer. Soudain j’entrevois un espoir : Je projette mon esprit dans la tronche du mec. Il est à vingt mètres mais il a la tête presque ronde ! je repense au mouvement que l’on donne à un ballon de rugby lorsqu’on fait une passe, translation et rotation .
Lorsque la nuque du grand blond craque d’un coup sec, je frémis d’excitation. Dans la foulée la tête du deuxième subit le même sort. Quand le second corps s’effondre sans un mot je ressens une bouffée de chaleur inexprimable... un incroyable sentiment de puissance. Au lieu de m’enfuir je prends la direction du casino.
Je retrouve sans difficulté le chemin du bureau du directeur. Lorsque je pénètre dans la pièce le petit homme se décompose. Il bredouille.
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Qu’est ce que vous voulez ? Je vous avais dit que je ne voulais plus vous voir.
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C’est pour ça que vous m’avez envoyé vos deux tueurs ?
Il blêmit davantage.
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Je ne vois pas de quoi vous voulez parler …
Sa phrase se termine dans un chuintement.
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Allons monsieur « n’a qu’une couille » !
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Ascanouïe !
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Monsieur « n’a qu’une couille » t’as voulu me doubler . T’as dit que je ne respectais pas les règles. Mais là, c’est toi qui a triché.
Il reprend petit à petit une contenance plus digne.
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Et alors ! petit, pourquoi t’es revenu ?
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Parce que j’ai pas aimé ce que vous m’avez fait ! alors je viens expliquer à monsieur « n’a qu’une couille » qu’il va falloir payer !
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Et comment s’il te plaît ?
Sa main se dirige vers le tiroir de son bureau. Il veux sans doute s’emparer d’une arme. Je projette un faisceau de forces à hauteur de son bas-ventre et je le tords d’un coup sec. Il pousse un hurlement plié en deux sur la moquette.
Je tourne les talons en lui crachant.
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La prochaine fois que je te croise monsieur « n’a plus de couille » …je te tue !
Je viens d’éprouver une jouissance incroyable. J’ai découvert ma vocation.
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J’ai honte ! Les images se déroulent à grande vitesse. J’ai l’impression de feuilleter les dernières pages du livre de ma vie. La fin approche.
Je suis ce qu’il est convenu d’appeler un « tueur à gages » mais pas n’importe quel petit tueur. Non ! je suis sans doute le monsieur le plus demandé de la planète et le plus cher du métier.
Il faut dire que lorsqu’on fait appel à mes services, la réussite est assurée. La qualité du travail a un coût !
J’ai dû ouvrir plusieurs comptes aux îles Caïman, m’adjoindre les services d’un cabinet d’avocats chargé de gérer ma fortune. J’ai un train de vie de golden boy et tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si je n’avais un petit souci depuis quelques temps.
Lors de mes derniers contrats j’ai eu l’impression d’avoir été repéré ! Il y a un mec bizarre avec une grosse moto qui se trouve sur le lieu de chacune de mes interventions et je n’aime pas ça ! pas du tout.
Je pense qu’il s’agit d’un type qui me traque ! Une sorte de chasseur de primes.
Pour ne prendre aucun risque j’ai décidé d’éliminer le gusse à la moto en même temps que mon prochain contrat. Si la victime facturée ne me cause aucune difficulté, c’est un homme d’affaire italien qui s’écroule au restaurant, sans dire un mot, ce n’est pas le cas du métèque (Je dis métèque parce qu’il a un look pas possible, style andalou revu par Jean-Paul Gaulthier !)
Lorsque je projette un faisceau de forces sur sa nuque il ne se passe rien. Au contraire je le vois sourire et se tourner dans ma direction. Pour la première fois un doute affreux s’est insinué dans mon esprit.
J’arrive à la fin de l’histoire ! une immense lassitude m’envahit. Il y a une lueur là bas ! j’ai hâte de m’y rendre.
J’ai décidé d’arrêter ! j’en ai marre et j’ai suffisamment de fric pour être tranquille jusqu’à la fin de mes jours. De toutes façons ça ne m’amuse plus…. A dire vrai, j’ai la trouille, je sais que je suis repéré et je ne sais pas comment me défendre !
Il y a autre chose que j’ai beaucoup de mal à exprimer. Je ne sais pas si c’est lié à cette peur qui me taraude, ou au fait que je me sente sans défense, mais je revois, chaque nuit, chacun de mes contrats. Je revois ces hommes, ces femmes, ces enfants, dont je ne savais rien et que j’éliminais sans état d’âme. Je les revois, figés dans des postures grotesques qui parfois m’amusaient …
Je les revois tous ! je n’en ai oublié aucun depuis les deux premiers sur le parking d’Arcachon.
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Il est là ! Je suis attablé à la terrasse d’un café à Saint-Martin aux Antilles, et je le vois arrivé. En réalité j’ai entendu le ronflement sourd de la moto. Des Harley, il y en a des centaines , mais un sixième sens m’avertit que c’est lui. Il laisse sa machine à quelques mètres de moi et s’approche à pieds, je n’en crois pas mes yeux. Ce type est vraiment gonflé.
Je peux l’observer de près. Il a une trentaine d’année, il est très sombre. Il se dégage de lui une noirceur, presque palpable, qui va plus loin que la couleur de ses vêtements ou de ses cheveux ! sans son bouc et son ridicule chignon gominé, il aurait un air d’ange exterminateur …
Il s’approche en souriant, prend une chaise, s’assoit et me dit.
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Tu sais pourquoi je suis là ?
Je suis presque soulagé ! je me suis préparé à un combat. Je réponds en portant la tasse de café vers mes lèvres.
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Oui ! vous êtes là pour moi …
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C’est exact ! tu sais qui je suis ?
Avant qu’il ne finisse, je projette mon esprit vers son cou avec toute la violence dont je suis capable. Il ne bouge pas ! je repose ma tasse calmement, il sourit de toutes ses dents et je n’aime pas du tout son sourire.
Je lui balance la phrase que j’ai répété dans mes rêves. Le genre de truc préparé à l’avance qui permet de ne pas avoir l’air trop con …
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Je ne sais pas qui vous êtes, mais vous ne m’aurez pas vivant !
Sans prévenir, je fais sur moi ce que j’ai si souvent fait sur les autres…
Lorsque j’entends le craquement sinistre des os de ma nuque, je sais que tout est fini, pourtant j’entends distinctement le mec qui dit.
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C’est pour ça que je suis ici ! je ne suis venu que pour t’accompagner. Moi je ne fais rien. C’est toi qui choisis de partir !
Je ne comprends pas ce qu’il raconte, mais j’ai le sentiment diffus d’avoir fait une connerie.
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J’ai fermé les yeux. Définitivement ! je me dirige vers la lueur. Je ne sais pas ce que je vais trouver et j’ai un peu peur.
Dans la lumière aveuglante, il n’y a rien… si ! une silhouette se détache en contre jour. Je m’approche encore, un long frisson me hérisse l’échine.
Il est encore là sur sa moto, et il me fait signe de monter !