Un soir, un ami journaliste, spécialiste des affaires judiciaires, était passé à mon domicile. Je lui offris un apéritif tout en lui demandant les raisons de sa visite. Il prit un air mystérieux tout en savourant le verre de vieux porto que je lui avais offert.
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Il faut absolument que tu assistes au procès de Leclainche.
Je n’avais jamais entendu parler de cet individu et je demandais naïvement.
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Qui c’est ce type ? Un truand !
Il m’avait regardé avec surprise.
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Tu ne connais pas Leclainche ? Certains le comparent à un nouveau Charles Manson.
Le nom évoquait vaguement quelque chose. Je me rappelais qu’un chanteur américain portait à peu près ce nom. Puis soudain je me souvins de ce fait divers qui remontait aux années 70.
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Manson, le fou qui avait assassiné la femme de Polanski ! on a des dingues comme ça en France ?
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Oui, même genre de meurtre horrible. Inspiré des sectes satanistes …
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Encore un gamin influencé par un film gore ou un jeu de console hyperviolent.
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Non pas du tout ! c’est un ancien militaire d’une cinquantaine d’années, bien sous tous rapports. Au niveau de l’apparence, rien à voir avec le vrai Manson qui était visiblement fêlé. L’analogie avec l’américain, c’est uniquement au niveau de la monstruosité et de la barbarie des crimes.
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Bon d’accord ! pourquoi faut il que j’assiste au procès ?
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D’après ce que j’en sais, Leclainche associerait ses meurtres à des phénomènes paranormaux. Tu pourrais être intéressé.
J’étais à la fois réticent et intrigué.
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Effectivement ! Mais les places risquent d’être chères au tribunal.
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T’inquiètes pas ! si tu viens je t’aurais une accréditation.
Nous avions convenu de nous rendre ensemble au procès qui devait se tenir au tribunal de grande instance de Bordeaux.
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Le jour du procès je retrouvais mon ami dans un petit café non loin du palais de justice. Une petite foule était déjà massée à l’entrée du bâtiment. Nos accréditations nous permirent de rentrer directement. Une dizaine de confrères étaient déjà présents ainsi qu’un nombre impressionnant de policiers en tenue.
Un tribunal est un monde à part, avec son décorum, ses acteurs, son rituel. Du personnel de faction au greffier, du policier au procureur, de l’avocat au président, chacun connaît parfaitement son rôle et, comme dans la « comedia del’arte », chacun s’applique à avoir la « gueule » de son emploi. Le procureur, un homme d’un soixantaine d’année au crâne rasé avait l’air sévère, alors que les avocats aux chevelures ondoyantes prenaient des poses d’artistes. Quant au président il était ... imposant !
Lorsque les policiers pénétrèrent avec le prévenu la salle était bondée et bruyante. Pourtant un silence pesant où se mélangeaient crainte, respect et répulsion se fit instantanément. Les gens présents paraissaient aussi mal à l’aise qu’à côté de la cage d’un fauve.
Leclainche était un homme d’apparence banale. Plutôt grand, brun, les cheveux courts, il était vêtu d’un costume sombre d’assez bonne facture. L’homme ressemblait à monsieur tout le monde ... mais il était infiniment choquant d’imaginer qu’un monstre puisse se cacher sous l’apparence de monsieur tout le monde !
Leclainche était un ancien militaire de l’armée de l’air qui avait servi dans les commandos des opérations spéciales. Bon élément, bien noté, il avait participé à de multiples opérations en Irak, au Kosovo, au Tchad ou en Somalie et avait été médaillé à plusieurs reprises. Il avait quitté l’armée, en 1998 pour rentrer dans la garde présidentielle d’un roitelet africain.
Deux ans plus tard, un terrible accident d’avion dans la forêt équatoriale l’avait, semble t’il, fait basculer dans la folie. Lorsque le président du tribunal l’interrogea sur cette période de sa vie Leclainche se contenta de répondre d’une voix charmeuse que « la mort n’avait pas voulu de lui et il s’en était rendu compte ».
Seul survivant du crash, il avait été retrouvé quinze jours plus tard par une équipe de secours, dans un état physique effroyable, et avait été rapatrié en France. On avait totalement perdu sa trace pendant les trois années qui suivirent.
Au cours de cette période, une trentaine de crimes atroces furent commis. Ils lui étaient aujourd’hui imputés.
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Les conditions de son arrestation furent rocambolesques et seul le hasard permit de mettre un terme à la série de meurtres. Ce furent trois gendarmes en congés, à l’affût depuis plusieurs jours dans une palombière des Landes, qui l’arrêtèrent. Ils virent passer un homme avec un corps sur l’épaule, au milieu de la forêt, à la tombée de la nuit. Intrigués les pandores le suivirent et l’interceptèrent au moment où Leclainche allait commettre l’irréparable. Le mode opératoire ainsi que les quelques indices génétiques laissés sur les victimes précédentes permirent de confondre l’assassin.
Les experts psychiatres chargés d’expliquer le comportement de Leclainche fournirent (comme il se doit ) des rapports qui se contredisaient selon qu’ils émanaient de la partie civile ou de la défense. L’homme était, dans un cas totalement schizophrène et dans l’autre, parfaitement conscient de ses actes… En écoutant les experts parler, Leclainche souriait, les jurés manifestaient leur incompréhension et les magistrats s’ennuyaient !
La description des meurtres fut un moment terrible qui révulsa l’assistance tant la sauvagerie affichée paraissait inhumaine, d’une autre époque, d’une autre civilisation…
L’homme qui se tenait en face de nous, sur le banc des accusés enlevait des êtres humains sans considération de sexe, d’âge ou de condition sociale. Puis, tel « Jacques l’éventreur », il les entraînait dans un lieu discret pour les égorger et les éviscérer. Les corps étaient toujours retrouvés, entiers, mais les intestins, les cœurs, les rates, les poumons répandus à même le sol sur plusieurs mètres carrés… En décrivant les scènes des carnages le président était pris de nausée. Un dégoût absolu, se lisait sur tous les visages … sauf sur celui de l’accusé qui restait immobile, indifférent au malaise général.
N’y pouvant plus, le président du tribunal s’emporta et demanda à Leclainche s’il pouvait expliquer ses gestes. La surprise de l’auditoire fut totale quand l’accusé parla d’une voix claire qu’aucune émotion ne venait altérer.
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Monsieur le président, je ne suis pas un pervers, mais lire l’avenir est devenu une drogue...
Devant l’étonnement du président, Leclainche comprit qu’il fallait s’expliquer. Ses avocats voulurent l’en empêcher mais l’homme devait avoir besoin de soulager sa conscience.
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Je ne retranscris pas aussi fidèlement qu’un greffier le témoignage de Leclainche mais l’histoire qu’il raconta devant le tribunal fut à quelques détails prêts celle ci.
« vous savez monsieur le président que j’ai été victime d’un accident d’avion au dessus de la forêt équatoriale. Les circonstances de mon sauvetage furent assez éprouvantes… mais je n’ai pas tout raconté. »
Un long silence suivit la phrase. La salle sentait que des aveux terribles allaient être faits.
« j’étais à l’arrière de l’appareil avec Pedro, mon adjoint à la garde présidentielle. Lorsque l’appareil a percuté les arbres, la queue s’est détachée. Le fuselage a explosé au moment de l’impact alors que la portion de carlingue dans laquelle j’étais, tombait d’une quarantaine de mètres. Elle s’est écrasée au sol et j’ai perdu connaissance ».
De nouveau un silence pesant suivit la phrase. Leclanche parlait, perdu dans ses souvenirs.
« Lorsque j’ai repris connaissance, Pedro, agonisait à côté de moi. Une tôle l’avait à moitié égorgé et une barre métallique lui avait ouvert le ventre. Ses intestins pendaient à côté de son siège. Je l’ai pris dans mes bras … il est mort à ce moment …J’avais les bras couverts de son sang, je tenais ses tripes et j’ai vu l’hélicoptère qui amenait les secours ! je l’ai vu comme je vous vois, je l’ai entendu, j’ai vu les équipes dans la forêt … Pendant que Pedro mourrait j’ai vu que j’allais être sauvé !
Lorsque les secours sont arrivés plusieurs jours plus tard, ce sont les mêmes images que j’ai revues ! exactement les mêmes et là j’ai compris ! »
Le président écœuré par ce qu’il entendait lâcha excédé.
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Vous avez compris quoi ?
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Que j’avais vu l’avenir monsieur le président ! que j’avais vu l’avenir …
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Pourquoi avoir assassiné toutes ces personnes innocentes. Ne dites pas que c’était pour lire l’avenir.
L’accusé leva les yeux au ciel.
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C’est comme une drogue, monsieur le président ! Lorsque vous avez accès à votre avenir, vous trouvez toujours une bonne raison de chercher à le connaître… tout le temps ! »
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La suite de son histoire était d’une désarmante simplicité. Chaque fois qu’il ressentait le besoin de savoir ce que l’avenir lui réservait, il enlevait un innocent et le sacrifiait. Je parle volontairement de sacrifice car ce furent les comparaisons qui vinrent à l’esprit de la plupart des personnes présentes.
En sortant nous décidâmes avec mon ami de prendre un café dans un bar voisin. Nous confrontions nos notes lorsque soudain je demandai.
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Comment savais tu que ce Leclainche ferait des révélations aussi intéressantes pour mes recherches.
Il sourit.
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J’ai des informateurs bien placés dans la police. Leclainche avait déjà dit à deux ou trois reprises qu’il tuait pour lire l’avenir.
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C’est sympa de m’avoir appelé.
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Tu ne vas pas me dire que tu crois vraiment à cette histoire .... lire l’avenir dans le sang des victimes.
Je réfléchissais en parlant.
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Il ne faut pas nier en bloc tout ce qui a fondé les civilisations qui nous ont précédés. Or la lecture de l’avenir dans les entrailles des êtres vivants, animaux ou humains a toujours existé. Pourquoi ne lisaient ils pas l’avenir dans les épluchures de légumes, les écorces d’arbre ou les crottes d’animaux ?
Mon ami sourit à cette évocation. Je continuais.
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J’ai tendance à penser que si des millions d’individus dans des centaines d’endroits différents, appartenant à des civilisations, des cultures diverses, ont eu des croyances proches, on ne doit pas les rejeter en bloc. Or depuis toujours les nécromanciens, les haruspices et autres oracles prédisaient l’avenir en contemplant des viscères …
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Donc tu penses qu’il est possible que Leclainche ait dit la vérité ?
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Ne me fait pas dire ce que je n’ai pas dit ! il est possible que le contact des viscères, du sang ou la conjonction des deux placent certains êtres dans des situations particulières.
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Quel genre ?
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Cette situation peut, par exemple, entraîner la création d’une hormone comme l’adrénaline qui permettrait de voir ou de ressentir des choses.
Mon ami avait le regard songeur.
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Dans le cas de très grandes douleurs tu as effectivement le corps qui synthétise naturellement des molécules proches de la morphine. …
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Ouais, tu as aussi la testostérone qui te fait trouver toutes les femmes désirables.
Il partit d’un grand éclat de rire avant de continuer.
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Donc tu penses que le contact du sang produit un effet qui pourrait être la vision de l’avenir ?
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J’en sais trop rien, mais pourquoi pas !
Il me regardait dubitatif.
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On verra ça demain. Tu viens pour la deuxième journée d’audience ?
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Bien sûr ! on se retrouve ici vers 8 heures.
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Le lendemain, un petit crachin glacé tombait sur la ville. Il y avait un peu moins de monde que la veille devant le tribunal, mais la salle était une fois de plus bondée.
Dès le début de l’audience le président entra dans le vif des débats.
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Vous admettez avoir assassiné (suivait une longue litanie de noms) dans le but de lire l’avenir.
Leclainche ne répondit pas. Le président répéta sa question. L’ancien militaire sembla sortir de sa torpeur.
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Non monsieur le président.
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Comment ça non ?
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Non ! je ne peux pas reconnaître avoir assassiné toutes ces personnes dont je ne connais même pas le nom. Avez vous imaginé que d’autres aient pu faire la même chose que moi, pour ressentir les mêmes effets ?
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Vous savez tout de même quand vous avez tué !
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Vous vous souvenez de toutes les fois où vous lisez votre horoscope dans le journal ?
Des exclamations étouffées retentirent dans la salle. C’était un monstre de la pire espèce qui n’éprouvait aucune compassion vis à vis de ses victimes… pourtant il ne respirait pas la méchanceté.
Il m’était arrivé de chercher à comprendre la différence entre l’immoralité et l’amoralité. Pour décrire cette dernière je n’avais trouvé d’exemple que chez certains animaux comme le tigre ou le requin. Leclainche en était un autre exemple … il tuait comme le boucher ou l’équarrisseur. Simplement par nécessité et non par plaisir !
Mais cela n’ôtait rien à l’horreur de ses actes…
La suite du procès ne fut qu’une succession de récits, tous plus horribles les uns que les autres auxquels Leclainche répondait posément. L’homme était si tranquille que le président perdit son calme.
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Enfin Leclainche, vous n’éprouvez donc aucun remord ?
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....
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Vous savez que vous êtes passible des peines les plus lourdes.
Leclainche se pencha vers l’avant et posa ses coudes sur la rambarde du box. Il avait la main sous le menton.
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Vous oubliez monsieur le président que moi je sais comment tout ça va se terminer ! une histoire est moins intéressante quand on en connaît le dénouement.
Le président eut un haut le cœur.
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Je préfère ne pas vous demander comment vous prétendez savoir.
L’assassin eut un sourire narquois.
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Je ne vous aurais pas répondu monsieur le président.
Des cris de haine retentirent dans la salle. Leclainche se cala dans sa chaise en haussant les épaules.
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Les débats qui suivirent furent techniques et ne m’apportèrent aucune information particulière. Leclainche au fur et à mesure que le temps passait paraissait plus nerveux. Lorsque le président voulut lever la séance l’assassin leva la main.
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Vous voulez dire quelque chose monsieur Leclainche ;
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Oui monsieur le président.
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Ça ne peut pas attendre demain ?
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Non monsieur le président.
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Bon allez y, si ce n’est pas trop long.
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Non ce ne sera pas long. Je voulais simplement vous informer que c’est la dernière fois que nous nous rencontrons. Je n’ai pas de remords … Mais j’accepte de présenter mes excuses aux parents pour la souffrance qu’ils endurent.
Le ton ironique, les mots prononcés, tout était infiniment choquant dans l’intervention de Leclainche. Le président en eut le souffle coupé. Il réagit avec violence.
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Emmenez le ! on verra demain s’il est toujours aussi insolent !
En sortant du tribunal Leclainche se tenait très raide. Mon attention fut attirée par le sourd grondement d’une moto à une centaine de mètres de là. Un homme sombre à la barbe noire et aux cheveux gominés regroupés en un bizarre petit catogan sur le sommet de la tête se tenait assis sur une Harley aux chromes rutilants. Il regardait dans la direction du Palais de Justice avec un sourire carnassier qui faisait froid dans le dos...
Contrairement aux accusés qui passaient à la télévision avec une couverture sur la tête pour ne pas être reconnu, Leclainche avançait à découvert entre quatre gendarmes. Lorsque la balle le frappa en pleine tête, il s’écroula lentement sur lui même sans dire un mot, sans manifester la moindre surprise, comme s’il l’avait toujours su.
Je retrouvais mon ami quelques jours plus tard après avoir mis par écrit le fil des évènements. Nous déjeunions ensemble en discutant des dernières péripéties de l’affaire Leclainche qui faisaient encore les gros titres de la presse nationale. En attaquant le fromage je lâchais du bout des lèvres.
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J’ai pensé à quelque chose en écoutant notre brave monsieur.
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Et à quoi donc ?
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Jacques l’éventreur !
Mon ami resta silencieux, le sourcil interrogateur. Je continuai sur ma lancée.
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Ce Jacques l’éventreur qu’on n’a jamais réussi à coincer, dont on sait qu’il était un individu respectable ….Ne peut on imaginer que ce monsieur commettait ses crimes uniquement pour assouvir un vice auquel personne n’a jamais pensé … comme Leclainche ?
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Quelques temps plus tard je tombais tout à fait par hasard dans un hebdomadaire féminin sur un article qui traitait des réactions biochimiques accompagnant la « passion ». Le texte précisait que :
Le cerveau est l’élément central des phases de la passion amoureuse. Il secrète des substance comme la dopamine, l’ocytocine et des endorphines qui mettent l’individu dans un état biologique différent. Un état qui « met en sommeil la partie du cerveau responsable du jugement social » !
Peut être trouvera t’on un jour qu’une hormone, sécrétée par les viscères des êtres vivants, interagit avec le cerveau et libère une endorphine que l’on appellera, pourquoi pas, la « jackléventrine » !