Je suivis Joséphine, la femme de chambre de la comtesse de Lachzoc, dans une galerie garnie de bustes vert-de-grisés, perchés sur des colonnes, dans une obliquité qui semblait indiquer au visiteur sa direction. J’étais sûr qu’elle m’avait fait appeler pour me parler de la santé de son fils Alfred, dont j’étais le médecin.
Nous arrivâmes à une porte cachée dans une tenture de satin bleu. Joséphine frappa discrètement. La voix de la Comtesse se fit entendre et sans attendre, obéissant certainement aux ordres de sa maîtresse, la jeune fille ouvrit précipitamment la porte. Après m’avoir, d’un geste brusque, fait signe d’entrer, elle referma le battant dans mon dos. Je me retrouvai seul avec la Comtesse dans un gentil boudoir demi elliptique, tout en perse, avec sa petite alcôve et son lit en tombeau.
Diable, me dis-je en l’apercevant devant moi, elle est ma foi bien charmante ! Je promenai les yeux sur elle avec une insistance qui, plus grande, eût été déplacée, plus humble, un vulgaire compliment. Je ne me connaissais pas une telle hardiesse. Cette témérité était-elle due au doux parfum de lavande alourdi par le remugle intime qui régnait dans la pièce ? Était-elle née dans le décolleté de sa robe de gaze laissant voir ses épaules ? Ou bien trouvait-elle sa source dans les chaussures à semelle de bois qu’elle portait, qui, me faisant penser aux sabots dont se chaussent les femmes au bain maure, me faisaient m’inventer, au point de les sentir, des relents de sueur et de sexes enflés par les vapeurs d’eau bouillante. À vrai dire, je n’étais pas même habitué à de telles imaginations et cela rendit vaine ma tentative de comprendre ma tentation.
Je restai sur le seuil de ce cabinet secret, surpris et effrayé par mon intrépidité. Fort heureusement, mon écart de conduite ne sembla pas avoir altéré les sentiments de la Comtesse envers moi.
« Ah ! vous voilà, Docteur ! dit-elle, sur un ton presque câlin, et vous m’observez comme si vous ne me reconnaissiez pas !
- Pardonnez-moi, madame, c’est que pendant une seconde je suis tombé dans une rêverie : la fatigue, sans doute.
- Ça n’est pas une seconde mais une minute et votre rêverie animait trop votre visage pour être causée par l’asthénie. Bon ! Eh bien, puisque vous êtes si las, asseyez-vous donc. »
Elle m’indiqua un fauteuil placé devant la petite cheminée construite presque au foyer géométrique de la demi ellipse que formait la pièce. Elle s’installa à son tour dans une chauffeuse qui me faisait demi face. La proche présence de cette femme que l’on disait sans vertu eut sur moi un effet qui déclencha une métamorphose inattendue et surprenante.
Il existe en chacun de nous un sombre recoin où se cache l’embryon d’un instinct pervers, terrible et goulu, attendant de nous dévorer. Nous le portons dans notre corps car il y naît avec nous, enterré là par l’hérédité, comme la larve de l’ichneumon, cette guêpe vorace qui, avec sa tarière, enfouit ses œufs directement dans le corps d’une victime qu’elle a choisie et attaquée dans l’effroyable but de servir de nourriture vivante à sa progéniture. Au début, la larve se tient tranquille, se gardant bien de déranger sa victime, n’y tétant qu’un peu de son sang, laissant son futur repas grandir et se développer. Puis, lorsque cette malheureuse proie grossit, le parasite vorace lui dévore les entrailles, lui ménageant le cœur jusqu’au dernier moment, jusqu’à l’instant final où il s’en repaîtra avant de sortir, le ventre plein, de ce ventre vide.
Subitement, je me sentais comme l’ichneumon, émergeant d’un cercueil de peau morte, pleinement développé, repus de chair, seulement, moi, plus horrible que cet horrible insecte, c’était de ma propre chair que je m’étais nourri.
J’étais prêt à me jeter sur cette femelle qui, fleurant le péché, m’avait attiré. Je me voyais, subitement, déjà goûter avec délices, non pas à l’amour, mais au vice. Ma vie sentimentale commençait par la fin : le plaisir des sens. Je n’en avais, ni honte, ni remords car, Ichneumon gavé de chair et de sang durant ma gestation, c’était dans la chair et dans le sang que je devais compléter le cycle de ma vie. L’odeur forte qui s’émanait d’elle m’avait attiré : la puanteur est pour l’ichneumon le signal du printemps...
Il y avait au fond des traits de la Comtesse une expression de satisfaction qui me fit craindre qu’elle ne m’estimât plus. Après avoir tremblé d’humilité devant moi elle avait dû sentir la bassesse de mon désir et cela lui avait rendu sa grandeur. Je chassai mon appréhension de peur ne plus oser tenter d’obtenir ce que tout mon être désirait maintenant avec une passion déréglée : satisfaire « la faim de l’Ichneumon »
Le silence en se prolongeant allait devenir un signe de timidité de ma part et je ne pouvais compter sur la Comtesse pour me tirer de cet embarras dont elle jouissait de façon trop évidente.
Avant d’entrer dans ce cabinet, j’avais préparé des phrases savantes pour lui dépeindre la situation concernant la maladie de son fils. Je me sentais maintenant indigne d’aborder ce sujet.
Dans un effort de volonté, je lui fis part des raisons psychologiques qui avaient plongé Alfred dans sa nouvelle mélancolie, espérant qu’elle eût vite fait de me prier de ne plus lui en parler. Hélas, j’avais compté sans l’extraordinaire amour maternel de cette femme. Elle me posa des questions concernant toutes les solutions pratiques que l’on pût imaginer pour rendre la santé à son enfant
Un jour plus tôt, que dis-je un jour ? une heure plus tôt, rien n’eût été plus dans mes habitudes que de répondre à toutes ces questions qui maintenant, en moi, tombaient dans un vide avide. La nature avait voulu lorsque j’entrai dans cette pièce, que trente ans d’incubation eussent produit en mon être une âme indifférente au bien, attirée seulement par l’impur. Une odeur de menstrues s’émanait de la comtesse avec une telle force que son haleine en était chargée. Cette senteur me troublait autant que la vue des longues touffes noires, soyeuses et fournies qui jaillissaient de ses aisselles comme des mèches de feu brunes dont l’odeur de transpiration venait ajouter un accent musqué aux effluves érotiques qui s’émanaient d’elle.
Je n’avais aucune expérience de ce genre de choses mais je savais qu’il me fallait d’abord séduire cette femme afin de satisfaire mes nouveaux instincts. Je n’entrevoyais pas la réalisation de mes projets tant que l’esprit de la Comtesse serait occupé par la pensée de son enfant.
Toute son attitude m’indiquait que la santé de son fils comptaient plus pour elle que toutes autres considérations. Je rassurai la Comtesse sur la santé d’Alfred lui jurant que son état ne m’inspirait pas d’inquiétude. Il se rétablirait. Bien que j’eusse hâte de la convaincre afin qu’elle oubliât le jeune comte, je ne voulais pas la bousculer. Je pris mon temps pour lui exprimer dans les meilleures formes possibles mon opinion, en ayant soin de ne rien négliger. Pourtant, cela ne fut guère suffisant. Mes paroles étaient réconfortantes mais il fallait les lui répéter afin qu’elles lui parussent sincères, et, chaque fois que je m’y appliquais afin de lui complaire, je devais lui présenter une nouvelle preuve de ce que j’ajoutais : la fièvre était tombée, le pouls était régulier, il était plus calme, plus raisonnable, ses douleurs avaient disparues, il savait qu’on était prêt à tout lui consentir, le seul mal dont il souffrait était le mal de la jeunesses etc.... Lorsqu’un mot l’avait touchée et que sur le moment, elle était apaisée, elle demeurait silencieuse.
Je mourais d’envie de me jeter sur la comtesse, de la prendre dans mes bras. Je fis mine de m’approcher d’elle, mes mains tremblantes de désir se détachaient de moi pour la saisir mais j’eus horreur de cet acte lâche et dangereux. Pour fuir toute tentation, je pris le parti de partir. J’entendais vaguement un bruit de conversation, quelque part dans le reste de la maison. Je savais que le Comte Lachzoc était en voyage, aussi en conclus-je qu’il devait s’agir là des domestiques. J’hésitais pourtant à sortir. Brusquement, je réalisai que dans ma peur de perdre l’occasion d’agir et dans celle, plus grande encore, d’agir trop vite, je n’avais pas remarqué qu’il venait de se passer quelque chose du côté de la Comtesse. Cette dernière était aussi malheureuse qu’elle eût pu l’être dans cette situation de sa vie que compliquait la maladie d’Alfred. À sa douleur de voir ce dernier souffrir, s’ajoutait un air de souffrance personnelle qui faisait que, toujours tremblante pour son fils, elle commençait maintenant à frissonner sans raison. Je me souvins - comme on se souvient en se réveillant le matin de quelque chose qui nous avait occupé l’esprit la veille, du léger tremblement de peau que mes lèvres avaient relevé sur ses doigts lorsqu’à mon arrivée je lui avais baisé la main. Je ne savais pas exactement ce qu’elle avait ressenti, ni de quoi elle était capable quand la luxure lui brûlait la chair, mais, ce dont j’étais certain était que la situation avait changé.
Je ne pouvais lui faire l’aveu du désir qui me tenaillait. Quelle que fût sa dégradation, elle n’eût pas toléré, dans cette chambre où nous étions tous les deux seuls, mon admission de sentiments reprochables. Nouvellement corrompu par l’apparition de mes désirs fous, j’étais maintenant, non seulement indulgent envers cette femme dont j’avais autrefois condamnée la conduite, mais je la respectais.
Je décidai de commencer, en dehors de la question de convenance, de lui faire une cour discrète afin de pouvoir me rapprocher d’elle sans craindre de me voir repoussé, et ainsi aborder le sujet de l’amour intime sans que cela ne lui parût osé. Elle ne pouvait de cette façon se montrer plus sévère envers moi qu’avec les amants qu’on lui donnait.
En premier lieu je voulais arriver à lui allumer le sang en lui parlant proprement, comme elle avait fait bouillir le mien en m’embuant de son haleine puante. Je désirais la choquer sans qu’elle s’en offusquât.
« Madame, lui dis-je, vous me disiez, il y a un instant, que je vous observais comme si je ne vous reconnaissais pas, eh bien je dois avouer que vous aviez raison. Cependant...
- Oui ?
- Si vous me semblez changée, plus attirante, devrais-je préciser, c’est que je vous vois avec des yeux différents, plus précis, qui transmettent à mon cerveau une image de vous qui est, si j’ose dire, plus fidèle au modèle que je contemple.
- Comme vous y allez ! me dit-elle. Je ne sais, ajouta-t-elle rapidement, si je dois vous croire ? Si vous mentez, vous ne faites que me flatter mais si vous êtes sincère, vous m’offensez !
- Je préfère courir le risque de vous offenser plutôt que de passer à vos yeux pour un menteur car ce dernier défaut, pour moi, devient un crime quand vous le liez à une flatterie. »
La Comtesse n’osant pas encore trancher, demeura silencieuse. Elle était doublement confuse : j’avais tellement changé qu’elle avait peine à s’y reconnaître et ne comprenait pas comment j’avais pu deviner qu’elle me permettrait l’audace dont j’avais fait preuve. Elle me laissa donc encore le temps de plaider ma cause - dont les détails l’éclaireraient peut-être.
Il me fallait parler parce qu’elle le voulait et parce que dans son monde aux coutumes rigides, régi par des lois que je ne pouvais songer à enfreindre, les mots étaient les seuls instruments qui me permissent de lui faire pénétrer ma volonté dans la chair.
Les minutes passaient et la folie grandissait en moi, agitant mon sang jusque dans les capillaires de mes narines qui arrivaient maintenant à détecter une légère odeur excrémentielle dont je n’eusse su dire si elle provenait du pot de chambre qui devait se trouver caché sous mon nez ou de l’entrecuisse de la Comtesse, mais, qui me guidait, dans la profonde obscurité de mon âme, vers la décision d’en finir.
« Déjà dix-huit mois, murmurai-je, que vous m’avez fait l’honneur de m’appeler. Lorsque vous me confiâtes le sort de votre enfant, je savais que c’était le vôtre que vous mettiez entre mes mains et moi, ne voulant ni vous décevoir, ni manquer à mon devoir, je le sais aujourd’hui, j’évitais vos regards afin d’avoir plus aisément la force d’exister. Si je me suis si longtemps noyé dans le travail, c’est afin d’arriver à flotter sur le courant rapide et lourd de la vie. En étudiant l’âme de votre enfant, devant le spectacle de ses tourments, j’ai senti des catastrophes qui n’avait rien à voir avec sa maladie mais tout à voir avec des causes et des résultats que je découvrais en moi, en pensant à vous. Oh ! Rassurez-vous, d’abord, je ne pensais à vous qu’en relation avec la névrose d’Alfred. Mais aujourd’hui que sa santé s’améliore, la mienne se détériore ! J’ai des visions qui me rapprochent de vous et que je me reproche avec une intolérance, que vous-même, eussiez-vous connaissance de ce que je ressens, que vous ne trouveriez pas en votre cœur assez de sévérité pour m’infliger un blâme. J’ignore quelles idées vous avez sur ma conduite ou si même vous en avez. Il est, en tout cas, probable que quel que soit le débordement de votre imagination, vous vous tromperiez sur mon compte. Ah ! si vous saviez comme je suis différent depuis un moment ! Ne vous étonnez pas de cette soudaine métamorphose qui doit vous effrayer en vous surprenant. Permettez-moi de vous sentir telle que vous êtes, et je vous offrirai la clef de verre de mon âme. De sensible, je vous ferai sensuelle, de passionné, je vous ferai perverse : il n’y a pas de limite à mon pouvoir parce qu’il n’a pas encore explosé. On dit que vous vous amusez beaucoup ! Je dis que je vous ai vue beaucoup souffrir ! Je vis dans un monde loin du vôtre, c’est à dire, loin de vous. Vous, qui représentez pour moi ce que c’est que d’être heureux. Votre parfum, votre senteur, oui ! j’ose dire votre senteur, votre odeur de femme m’a fait ressentir ce que je n’avais jamais jusque-là ressenti : un désir passionné, effréné, déchaîné de vous posséder. Oh ! Non pas vous posséder comme un homme possède une femme mais comme moi, je posséderais en vous, les mille femmes qui s’y fondent comme les couleurs en se mélangeant forment la blancheur immaculée. Cela vous paraîtra n’être que des fantasmagories et que je ne me crée que des impossibilités parce que j’ai peur des responsabilités. Oh ! Que vous vous tromperiez !... Ah ! je sais bien, allez ! que vous avez souffert et que votre mariage est un bien lourd fardeau que vous devez porter encore... »
La Comtesse m’interrompit d’un claquement de langue et me dit :
« Vous avez bien deviné ! Je pleure encore mes maux... »
Je bénis en moi-même, cette dernière confession qui me permit de lui débiter des vers que j’avais lus et qui tombaient à point :
« Les maux que vous pleurez sont de vieux maux passés
« Il est temps d’enterrer ces pauvres trépassés.
« Tout au fond de l’oubli, ils y dormiront mieux
« Et vous, dans votre lit, ayant fait vos adieux,
« Ce soir, et pour toujours, des regrets délivrée,
« Vous pourrez, librement, à l’amour vous livrer. »
Lorsque j’eus terminé, la Comtesse me dit avec un sourire diabolique :
« Vous avez merveilleusement exprimé vos sentiments. Je n’en demandais pas tant. Vous devriez savoir que je ne suis pas une femme, lorsqu’elle en a envie, qui sache, ni se refuser un plaisir, ni prendre plaisir à se refuser. »
Elle se leva et alla s’allonger sur le lit en tombeau. Subitement, je compris que moi, qui n’avais jamais eu de maîtresse, j’avais plu à cette femme et qu’elle s’offrait à moi sans manières. Je me levai à mon tour pour aller m’asseoir à côté d’elle. Son jupon relevé me permit de recevoir en plein visage le plein fouet de son odeur et me fit enfin réaliser qu’elle m’appartenait. Comme si elle avait deviné mes intentions et mes désirs, sans dire un mot, elle m’attira, m’empoigna par les cheveux et, avec un petit gémissement, elle m’enfonça d’une secousse, la tête entre ses cuisses, dans ce royaume où il y avait quelque chose de pourri.
FIN