Jérôme Dufour était président du "collège de paraloufocologie" au lycée Montaigne de Bordeaux. Il préparait avec un grand sérieux l’intervention de la soirée. Conformément à ses statuts, le collège avait pour objectif d’approfondir des sujets en utilisant toutes voies inexploitées par la communauté scientifique. En clair, le but de cette association était de laisser les esprits de ses membres suivre des cheminements logiques tout en méprisant les interdits dictés par la morale, la tradition ou la bienséance. Depuis sa création le « collège de paraloufocologie » avait ainsi étudié « l’influence de l’arrêt des essais nucléaires sur la climatologie », « les influences comparées de l’alcool et de la drogue sur l’art contemporain » ou « le dragon, mythe ou réalité ? » ...
Les membres du très sérieux collège, une cinquantaine au total, appartenaient tous aux classes préparatoires du Lycée Montaigne. Le proviseur du prestigieux établissement voyait d’un bon œil cette association, car elle permettait aux élèves, soumis au stress des concours, de prendre un peu de recul avec la réalité quotidienne. L’école avait donc mis un ancien amphithéâtre à la disposition des membres du collège pour leurs réunions hebdomadaires.
Conformément à une tradition qui se mettait en place à chaque séance, le conférencier et les auditeurs s’étaient habillés à la mode des années cinquante. Jérôme ne se souvenait plus très bien qui avait lancé cette idée après avoir vu « le cercle des poètes disparus », mais celle-ci avait été adoptée à l’unanimité. Depuis, il empruntait régulièrement, avant chaque réunion, la vieille veste de tweed aux manches lustrées de son père. Un pantalon en velours côtelé et un foulard de soie complétaient son accoutrement du jour.
Vers vingt heures, horaire prévu pour le début des débats, Jérôme Dufour ouvrit la séance. Le conférencier était un élève de maths-sup, Cédric Frelon, qui allait aborder un sujet étrange : l’intelligence végétale.
Le look qu’avait choisi le garçon, pantalon de golf et veston cintré lui donnait plus l’air de Tintin que d’un honorable professeur de Cambridge. Lorsqu’il s’avança vers l’estrade, quelques quolibets fusèrent des rangs des élèves de "mathématiques spéciales". Les anciens appréciaient l’initiative de leur jeune bizuth, mais ils ne pouvaient pas, décemment, le laisser parler sans réaction.
Dès que Cédric prit la parole, le silence se fit. Le garçon était grand, emprunté, mais il parlait avec une voix aux intonations profondes, parfaitement articulée qui subjuguait l’auditoire.
"Nous avons vécu, il y quelques mois, l’été le plus chaud de ces cent dernières années. Cette canicule exceptionnelle a eu des conséquences, tout aussi exceptionnelles, sur la population et je ne m’étendrai pas sur ce sujet qui a fait couler, à juste titre, beaucoup d’encre....
Mon propos est d’analyser les conséquences sur l’environnement, et d’en déduire, conformément à la vocation de notre association, des implications qui sortent du cadre classique."
Le jeune homme sortit une liasse de feuillets qu’il posa soigneusement devant lui, puis il reprit son exposé.
" Si vous avez observé la végétation ces derniers temps, ou si vous avez écouté les informations, vous avez très certainement noté que les arbres ont eu leurs cycles végétatifs perturbés.
L’hypothèse communément admise est que ces arbres se sont mis en repos pendant la sécheresse, et qu’ils ont repris un cycle normal avec l’arrivée des pluies. Une observation attentive du phénomène soulève toutefois un ensemble d’interrogations des plus étranges ! certains arbres semblent se comporter comme au printemps. Ils bourgeonnent et vont, peut être, avoir des fleurs.... Je vous laisse imaginer les conséquences à l’approche de l’hiver ".
Cédric Frelon observa une petite pose, laissant son auditoire méditer ses derniers propos.
"J’ai été naturellement intrigué par cet état de fait, et j’ai observé plus attentivement les arbres de Bordeaux, ainsi que ceux de la campagne où vivent mes parents, dans le Gers. J’ai été surpris de m’apercevoir que des arbres de même essence, plantés au même endroit, pouvaient présenter des réactions différentes. A titre d’exemple, les marronniers derrière le lycée, exposés aux mêmes conditions, soumis au même ensoleillement, ayant le même âge ont réagi de façon quasi-anarchique. Certains sont en automne, d’autres en hiver et les derniers déjà au printemps .... Cette observation vaut également pour bon nombre d’autres espèces. Chez moi, certains arbres fruitiers sont en fleurs alors que d’autres ont encore leurs fruits...Quelles déductions pouvons nous faire ?"
Un auditeur du premier rang, élève en "spé-physique," leva le bras. Il était habillé en dandy précieux et tenait à la main une canne à pommeau d’argent. Il parla sur un ton ironique.
« Celles faites par les spécialistes : des repos végétatifs aléatoires dus à des éléments difficilement quantifiables par des observateurs non équipés. »
Cédric Frelon sourit.
« Vous vous doutez bien que si j’étais arrivé à cette conclusion je n’aurais pas sollicité l’honneur d’une intervention au "collège de paraloufocologie. »
Quelques applaudissements se firent entendre. Jérôme Dufour fit un petit signe de la main.
« Laissez continuer notre camarade. »
Le jeune homme poursuivit.
« Et bien je me suis demandé si nous n’étions pas en face de quelque chose de pensé ? nous avons eu une agression d’êtres vivants et chacun de ces êtres a réagi de façon différente. Nous ne sommes donc pas confrontés à une action "réflexe", innée, mais à ce que nous devrions, peut être, envisager comme étant une action réfléchie ....
Pour être très précis et mettre les points sur les "i", l’arbre ou le végétal ne serait il pas un être intelligent, capable de réflexion..... voire doté de libre arbitre ? l’arbre ne dispose t’il pas de la faculté de choisir ? ».
Le silence inhabituel qui suivit cette phrase apportait la preuve de l’intérêt que manifestait l’auditoire. Il fallait un peu de temps pour évaluer les conséquences d’un tel postulat. Cédric regardait son auditoire un léger sourire sur les lèvres.
« Donc, si nous partons de l’hypothèse qu’un arbre est doté de réflexion et peut choisir un type de réaction à une agression donnée, on peut s’étonner de voir des réactions aussi diverses. Est ce que cela signifie qu’il existe des arbres audacieux, d’autres timorés ? est ce qu’il y en a de plus intelligents que d’autres ? est ce qu’il y a des arbres cons, des arbres méchants, des arbres bons ? Qu’est ce qui peut nous permettre de mesurer le QI d’un arbre ? »
Des remous dans l’assemblée montraient que la question soulevait nombre d’interrogations. Le jeune homme continua.
« Est ce que certains arbres sont dotés de sentiments ? Je vais vous raconter une anecdote. Cet été, pendant la canicule, j’ai fait un truc idiot... » le jeune homme laissa sa phrase en suspend avant de reprendre.
« Devant chez moi il y a un tilleul. Juste devant la porte de mon immeuble, en plein milieu du trottoir. Et, régulièrement, en sortant, j’ai pris l’habitude de lui dire bonjour. Cet été, au plus fort des chaleurs, j’ai remarqué des feuilles mortes au pied de mon arbre. Je le considérais en effet comme « mon arbre ». Cette vision m’a poursuivi toute la journée. Quand je dis « poursuivi » il ne faut pas exagérer. Disons que j’y ai pensé à plusieurs reprises. Le soir, en rentrant, comme je regardais l’arbre, je me suis demandé ce que je pouvais faire pour l’aider. Il y avait une borne incendie un peu au dessus dans la rue.... En deux coups de clef à molette le tour était joué. J’ai inondé le quartier et je me suis sauvé comme un voleur ! Les pompiers sont arrivés un peu plus tard pour remettre tout en ordre, mais mon arbre avait eu sa dose de flotte. Et bien ! vous me croirez ou non, le lendemain matin lorsque je lui ai souhaité une bonne journée. Je suis presque certain d’avoir ressenti un merci. »
Quelques sourires ponctuèrent son propos. Le jeune homme reprit comme si de rien n’était.
« Maintenant je continue en poussant plus loin ce raisonnement. Admettons que le règne végétal soit doué de raison. Il existe des communautés végétales, jardins, parcs, forêts, savanes ....
Vous avez tous eu l’occasion de vous promener .... Et vous avez certainement remarqué qu’il existe des lieux qui dégagent une sérénité apaisante, des lieux dans lesquels on se sent bien. »
Certains opinèrent du chef, tous étaient très attentifs.
« A l’opposé d’autres endroits dégagent ou semblent dégager des sensations funestes..... Lorsque vous interrogez les gens qui vivent dans ces endroits pour savoir si ces émotions sont normales, ils vous répondent en général que tel ou tel quartier est "hanté" parce qu’un crime y a été commis il y a longtemps. Je pense que vous avez tous en tête des lieux de ce genre ? »
Cédric guettait une approbation dans l’attitude de son auditoire.
Celui ci approuva par de petits gestes ou quelques commentaires. Le jeune homme continua.
« Au regard de ce que je disais en début d’intervention, je me suis posé une question simple : Est ce que le fait de prétendre qu’un lieu est bon, ou mauvais en fonction de ce qu’y ont fait les hommes, n’est pas de l’ethnocentrisme moyenâgeux. Ne sommes nous pas exactement dans la même situation que ces bons moines du douzième siècle qui pensaient être au centre du monde et qui voyaient le soleil tourner autour d’eux ? En clair, et pour formuler différemment ma question, est ce l’homme qui corrompt le lieu, où le lieu qui déteint sur l’homme ? Peut on imaginer qu’une clairière, au milieu d’un bois où poussent des arbres "méchants" puisse inciter l’homme à y commettre des méfaits. »
De nouveau le jeune homme observa une pause. Il n’avait pas, contrairement, aux réunions précédentes de détracteur qui cherchait une faille dans ses affirmations. Bien au contraire le regard un peu vague de plusieurs des étudiants montrait que son message leur ouvrait des horizons nouveaux.
Le débat était lancé, la discussion s’éternisa tard dans la soirée.
Il était environ vingt trois heures quand Cédric Frelon quitta l’enceinte du lycée. Le jeune homme habitait non loin de l’établissement et il rentra chez lui, à pied, comme d’habitude. Il aimait ces promenades nocturnes dans les rues bordelaises. La nuit les façades de pierre paraissaient moins sales et les pavés humides reflétaient les lumières de la ville comme autant de pierres précieuses. Cette pensée lui rappela une image de son enfance, celle des nains de « Blanche Neige » qui déambulaient dans la mine, piolet sur l’épaule en chantant. Il se mit à siffler l’air dont il se souvenait vaguement.
La rue était déserte et le jeune homme sentit son cœur battre plus vite lorsqu’il distingua des silhouettes devant la porte de son immeuble. Il cessa de siffler. Trois types regardaient dans sa direction.
Cédric ne savait pas quoi faire, il ne savait pas si ces individus étaient là par hasard ou s’ils l’attendaient, lui, pour des raisons qu’il préférait ne pas imaginer. Il avait une furieuse envie de tourner les talons et de prendre ses jambes à son cou mais un reste de fierté (ou peut être d’orgueil mal placé !) l’incita à faire front. Les trois garçons souriaient, de ce sourire que doivent arborer les hyènes devant une proie trop faible. Le plus grand était un noir, les deux autres, un blanc et un beur.
Il était presque minuit, la rue était déserte, il avait en face de lui trois voyous et il était mort de trouille.
Le beur, un garçon mince et sombre, se tourna vers le noir.
- Babacar, tu le trouves comment le petit blanc ? Plutôt mignon non ! t’as vu ses pompes ?
Cédric avait oublié qu’il était déguisé façon années 50 et ses chaussures vernies blanches et noires devaient désorienter ses interlocuteurs plus habitués à vanter les mérites comparés des Nike ou des Reebok.
Le noir paraissait sympathique ce qui n’était pas le cas du blanc qui éructa entre deux rots chargés d’effluves de bière.
- Des pompes de tarlouzes ! putain c’est un coup foireux ...
Le black devait mesurer un bon mètre quatre vingt dix. Il sourit de toutes ses dents et dit d’une voix étrangement basse.
- Laisse Florian, on s’en fout ! nous ce qui nous intéresse c’est ses tunes et sa carte de crédit.
Une sueur glacée coulait le long de la colonne vertébrale de Cédric.
Le noir reprit.
- Bon, on va pas perdre de temps, tu nous file ton fric et on se casse sans abîmer ta jolie petite gueule. Si tu nous emmerdes, on te casse d’abord la gueule, puis on se sert nous mêmes.
Le jeune homme voulait répondre, il cherchait ses mots mais une boule énorme lui obstruait la gorge. Il avait envie de hurler et de vomir à la fois. Il porta la main vers la poche de sa veste, celle où se trouvait son portefeuille quand une détonation retentit au dessus de lui. Les quatre paires d’yeux se levèrent simultanément vers le ciel.
Lorsque l’énorme branche s’écrasa sur les trois voyous ces derniers ne purent esquisser le moindre geste pour l’éviter. Cédric ne s’attarda pas pour savoir si ses agresseurs étaient blessés, il ne voyait pas les corps sous les feuilles, mais du sang coulait sur le trottoir. Il ouvrit précipitamment la porte de son immeuble avant de s’engouffrer dans le hall et refermer derrière lui le lourd battant de bois. Il s’appuya contre le mur de pierre . Ses jambes tremblaient. Il reprit lentement ses esprits et gravit en courant les trois étages qui le séparaient de sa chambre.
Le lendemain les habitants de l’immeuble s’étaient rassemblés près de la porte au pied du tilleul. Un policier enquêtait, il interpella Cédric.
- Jeune homme s’il vous plaît !
- Oui monsieur. Qu’est ce qu’il se passe ?
- Hier soir trois jeunes gens ont été blessés par la chute d’une branche. Est ce que vous auriez vu ou entendu quelque chose ?
- Non, absolument rien . Je suis désolé. C’est grave ?
- Des traumatismes crâniens, quelques os brisés, une clavicule et un bras ....
- Pourquoi est ce que la branche s’est cassée ?
Le policier leva les bras fataliste.
- Avec la sécheresse de cet été certains arbres ont dû souffrir. Peut être un coup de vent, j’en sais rien moi ! ce sont les services de la mairie qui s’occupent de ça. Bon je vous remercie jeune homme.
Comme il tournait les talons, Cédric lança, par la pensé, un remerciement à son tilleul.... Il est certain d’avoir entendu un rire grave résonner dans sa tête.