La fête à Catherine
C’est la fête chez Catherine et elle a invité tous ses amis.
Je descends d’un taxi attrapé à Saint-Lazare. J’aurais pu prendre le métro et marcher ensuite, comme d’habitude. Mais je serai arrivé en sueur, avec des auréoles sous les bras. Il fait chaud. Eté parisien pollué, chape de plomb, ça sent le bitume et le carbone monoxydé jusque dans les parcs et jardins, les déos bon marché et la sueur dans le métro, la graisse de kebab et de frites le long des trottoirs. Paris pue, l’été plus que l’hiver, mais je l’aime et j’y reste. Je suis un vrai parisien qui compte poursuivre son chemin protégé par les maréchaux et le périphérique. Naissance, vie, mort en vingt arrondissements enroulés. Au dehors, c’est l’inconnu et l’inconnu est hostile, inquiétant, déroutant, affreux, vide, nu, vain, inutile, abscons, débile. Il y a de l’herbe partout, des étoiles dans le ciel, des insectes agressifs, des animaux dangereux et des paysans. C’est le monde du silence troublé, des éléments hurlants, des tortures nocturnes. C’est la nuit continue, intense, peuplée de cauchemars et le jour trop long où rien n’arrive jamais. C’est l’inhumanité où règne la nature. L’inconfort étonnant en ces temps de bien être. Le néant ! Je garde ma douceur, ma nacre, ma ouate, mon bitume, mon béton, mes voisins très nombreux, mes foules érratépéènnes, mes bousculades idiotes, mes touristes japonais, ma tour Eiffel en vue, mon chez-moi, mon poumon, mon esprit, mon amour, mon Paris.
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J’arrive chez Catherine à l’heure, avec des fleurs, mais je suis loin d’être le premier. Il y a plein de belles voitures garées dans l’allée de Catherine, qui débordent dans sa rue. Des allemandes noires et sobres, des italiennes très rouges, quelques lourdes anglaises, des françaises rutilantes. C’est show room !
Les amis de Catherine ont de l’argent. C’est sûr !
Catherine est aisée. Pas très riche mais... Très aisée. Bien plus que moi, ce qui, il faut l’avouer, n’est pas hyper difficile. Des fois, je me dis que… Pour atteindre le niveau de vie de Catherine, il faudrait que je braque quelques banques, que je gagne au Loto, que je fasse de la politique, des affaires ou le tapin, que je m’introduise dans le troisième âge, que j’écrive un best seller, autant de barrières morales que je refuse de franchir, derrière lesquelles je reste strictement planqué, droit dans mes bottes juppéènnes et l’âme en paix.
Je sonne, on m’ouvre avec le sourire. On me propose de prendre ma veste et mes fleurettes qu’on ne sait pas où poser. L’entrée déborde de bouquets, on se croirait chez Delbar ou dans la roseraie britonne de SGM Elisabeth deuxième du nom.
Catherine aime les roses. Manifestement, je ne suis pas le seul à être au courant. Les miennes sont rouges, presque carminées, énormes, onze pour l’amour, mais il y en a de toutes les couleurs, de toutes les formes, pour toute la palette des sentiments humains.
Dans la maison, les amis de Catherine sont nombreux. Ils boivent modérément, mangent avec classe, fument des blondes américaines et des cigarillos dans le jardin et discutent, par petits groupes qui se délitent et se reforment, incorporant sans cesse de nouveaux membres à mesure qu’ils en perdent en un ballet élégant et racé. Ils parlent assez bas, ne dérangent pas leurs voisins. Ils sourient. Ils s’aiment. Ils sont bien ensemble, heureux d’être là, de se retrouver. Lorsqu’un ami de Catherine découvre un ami de Catherine qu’il n’a pas encore vu, il l’embrasse, juste assez fort pour marquer une intime affection, mais pas trop, qu’elle ne devienne pas gênante. Des couples constitués se tiennent par la main, des copains de toujours, par l’épaule.
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Les amis de Catherine sont de deux sexes : des filles grandes, bronzées, d’une beauté discrète mais intense, en robe longue élégante ; des garçons grands, bronzés, en chemise blanche sur blazer bien coupé, quant à savoir s’ils sont beaux, je ne peux me prononcer, atteins que je suis d’une hétérosexualité féminiphile sans faille qui me fait considérer les hommes, tout ce qui porte pénis et couilles, moustache et cheveux courts, costume cravate et Roleix or massif, voix de ténor et poils aux pattes, testostérone et amour de la pipe, comme ombres informes, incolores, insipides, insignifiantes, inutiles, dérisoires, absconses, à l’instar des caniches nains, des grizzlys féroces et des crapauds baveux.
Les amis de Catherine me paraissent aristocrates humanistes éclairés des Lumières, bourgeois pas bohèmes sans être besogneux, intelligentsiaires aux pudeurs remarquables, classiques sans être vieillots, modernes sans être kitchs, rigides mais pas cassants, cools mais pas naufragés. Il y a ici des chercheurs victorieux, des médecins sans frontières, des membres de cabinets, d’ingénieux inventeurs, des ingénieurs parfaits, des gentlemen farmers, des consuls honorés et des préfets de Haute-Loire, des pianistes solistes et des peintres mécénés, des antiquaires vosgiens et des mères de famille, des petits séminaristes et des pilotes d’avions qui discutent de leurs cieux. Mais je remarque aussi des poètes modérément maudits, quelques punks proprets aux cheveux longs et soyeux (ils le valent bien, non ?), des révolutionnaires de velours, un pseudo Ché en Prada et Clarks neuves, un bonze encore cru, trois pasionarias suédisées qui ouvrent à peine les yeux, des hooligans de tribunes présidentielles et...
Un raton laveur ! Putain qu’est-ce que je fous là ?
Depuis Plouville, Catherine et moi sommes vaguement amoureux et amants, épisodiques plus que fréquents. Nous nous avouons juste assez de sentiments l’un pour l’autre pour faire l’amour sans retenue, sans remords, sans problème, sans dégoût, sans avoir l’impression de ne faire que baiser, de ne se voir que pour l’hygiène. Mais nous ne nous tenons pas la main, nous ne nous embrassons pas dans la rue et notre tendresse particulière ne s’affiche jamais. Notre relation est invisible, inconnue, impublique. Face à face, au restaurant, nous rions comme des amis. L’un sur l’autre, chez moi, chez elle, nous portons une attention particulière et passionnée à nos désirs, à nos plaisirs réciproques et partagés. Puis nous rentrons chez nous jusqu’à la prochaine fois.
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Un garçon et une fille - par roulement, ce ne sont jamais les mêmes -, passent des plats d’argent chargés de victuailles diverses, proposent des olives espagnoles au fromage de brebis, des petits fours salés aux senteurs orientales, des roulés de jambon à la gelée de Madère, des bouchons de Lozère qui doivent être bios, des canapés aux asperges, au saumon anethé, aux crevettes citronnées et menthées sur lit de crème très fraîche, bombés de caviar ou d’œufs de truite sauvage, des copeaux de prosciutto crudo, des cubes réguliers d’un Parmesan essentiel, des rondelles de rosette AOC, de l’or, de l’encens, de la myrrhe.
C’est beau, c’est bon, présenté avec une splendide gentillesse et des sourires francs.
Les mains dans les poches, un sourire aux lèvres, je slalome entre les groupes et, discret, j’écoute.
- Oui, c’est dur ! Je crois bien que le dernier Coldplay n’est pas très bon. Mais je l’ai acheté.
- Tu aurais pu le télécharger.
- Ah, oui, c’est vrai ! Mais comment ils font pour vivre ?
- Qu’est-ce que tu as fait à tes cheveux ? C’est très court !
- Ma béhème, ma béhème, on pourrait dire que je suis heureux !
- Je reviens d’Inde. Le Taj Mahal, qu’est-ce que c’est beau ! Mais il a plu. Sauf mercredi...
- J’ai lâché du DeutchBank par que s’ils sont bons, ils ne sont pas encore assez éthiques pour moi.
- C’est dingue, je me sens Mamèriste de droite !
- Je ne vais plus chez Zara !
- J’aime un peu Wenders. D’un autre côté, je ne déteste pas Tarantino...
- Stevie Wonder ne sait pas qu’il est noir...
- Ce serait si dur d’être une idéaliste cynique...
- Peut-être même impossible !
Je viens de parler, pour la première fois depuis mon arrivée.
- Ah ?
Même interloquée la fille est adorable, cheveux exactement agencés comme il faut qu’ils le soient, blonds vénitiens dans une queue de cheval tirée haut qui dévoile un cou long modiglianien où mes lèvres pourraient... où mes lèvres aimeraient...
Ses yeux sont noisette pâle à reflets d’or. Ils brillent joyeusement.
Son nez est exemplaire, sa bouche coïncide parfaitement avec ce que doit être une bouche.
Le menton est fin et racé, dessiné de main de maître non par la chirurgie mais par la génétique appliquée à l’amélioration de toute race, croisement habilement manipulé entre une lignée d’aristocrates au sang bleu clair et de bourgeoises accortes et volontaires dans l’ascenseur social. Ses seins appellent à la prime enfance, à la succion nourricière, caressante et lascive, ses hanches sont larges mais pas trop, accueillantes mais pas trop. Sa peau semble fine, du vélin d’orient, réactive sous le doigt qui l’effleure à peine en une caresse tendre, provoquant, amplifiant, la passion, générant un début d’abandon humide vers l’extase infinie. Quelques pur-sang Barbes, fières montures, tartares succulents, pourraient en crever là, de jalousie justifiée.
- Parce que, et Comte-Sponville l’a fort bien démontré avec la politique, idéalisme et cynisme sont antinomiques en toutes choses puisque...
Mais déjà elle me tourne le dos et embrasse un bellâtre fraîchement débarqué nanti d’une chemise bleu rayée de crème. Elle semble très contente de le voir, pour lui-même, certes, mais aussi parce que, preux chevalier, il la sauve de moi, l’arrache à mes griffes acérées de dragon noir rouge or et pénible.
Rapidement, je m’aperçois que les amis de Catherine ont des conversations tellement polies qu’elles tournent au lénifiant. Douces mais ineptes et, peut-être, réciproquement. Chiantes, voilà le mot : chiantes !
Alors je sors dans le jardin et je m’assieds sous le grand chêne qu’un ancêtre de Catherine a planté le jour de la naissance de son fils, ancêtre de Catherine.
Je regarde les derniers rougeoiements du soleil à l’horizon et les étoiles apparaître dans l’espace noirci.
Je fume. J’aimerais boire. J’ai soif.
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- Allo, Claude ?
- Oui ! Ça va ?
- Ça va merci, et toi ?
- Bien, merci !
- Dis-moi, ça te dirait de venir à une petite fête chez moi ? J’invite quelques amis. Tu verras, ils sont hyper sympas !
- Ouais, super ! C’est quand ?
- Samedi. Vers huit heures à la maison ?
- J’y serai
- Super ! Dis...
- Quoi ?
- Tu me... promets de ne pas boire ?
- Pourquoi ?
- Hum ! Disons que...
- Ça va, ça va, j’ai compris !
- Promis ?
- Je te le jure. Pas une goutte d’alcool.
- Merci.
J’ai soif ! Pour sortir, je suis passé devant le bar grand ouvert, tentant comme un billet de 100 abandonné et complet. Planteur léger mais – c’est ce que j’ai entendu – probablement assassin, ti’ punch, caipirinha, saké froid, saké tiède, Mei Kuei lu Chiew, Cuba Libre, gin, vodka, whisky, porto, Ricard, Berger, ouzo, arak, raki, vin rouge, vin blanc, poirier, cidre, bière, panaché,... Si je suis Ali Baba, c’est l’antre des 40 buveurs, c’est le bar du Ritz, un lieu de perdition pour chauffeurs de princesse déchue, l’eden parc paradis de l’ivrogne, l’arche de Bukowski , la piscine de Morisson, Moulinsard dans la splendeur, la poire pour la soif.
Mais j’ai promis ! Et tout cela m’est interdit.
Reste de l’eau et... du Banga !!!
Du vrai Banga avec des singes sur l’étiquette, comme quand j’étais môme.
« Y’a des fruits, Banga !
Y’a de l’eau, Banga !
Y’a des fruits juste c’qui faut, y’a de l’eau mais pas trop !
On peut boire à gogo... »
La joie dans le regard à l’heure du goûter, maman sort du placard la grande bouteille carrée et verse le liquide d’or au fond des verres Nutella. Sauf que...
J’ai toujours eu horreur du Banga !!! Jus abscons et orphelin qui n’a jamais connu l’orange, aux gros arômes d’agrumes tellement acidulés qu’ils laissent la bouche polluée, la salive comme une pâte impossible à avaler et même à recracher sans risquer qu’un fil de glaviot orangé pende inconsidérément de la bouche et s’écrase mollement sur la chemisette toute propre que Maman vient de repasser, mixture reconstituée à partir de concentré toxique déchargé de supertankers rouillés dans le vieux port du Havre par des petits philippins émaciés aux muscles saillants et aux poches trop vides. Beurk !
Je hais le Banga ! Vade retro ! Diabolo !
Quant à l’eau ! Quelle fête ! Seules une coupe du monde de football et la promesse d’un dîner avec une vieille mystique recluse depuis des lustres sont aussi excitantes que de boire de l’eau.
Mais j’ai la gorge tellement sèche qu’il me faut m’y résoudre.
Là aussi j’ai le choix. Dois-je prendre de l’Evian pour mon teint, de la Vittel pour é-li-mi-ner, de la Volvic bougnate, de la Quézac kissapeleriou ou de la San Pellegrino Ecce Omo pizzaïolo en Alpha Romeo ? J’hésite et se noue un drame cornélien. Oui mais …
Une main fraîche se pose sur mon épaule. Catherine !
- Ah, tu es là !
Bisous bisous sur les joues, tout près des coins de lèvres, corps un peu trop rapprochés qui se cherchent, se trouvent et se frottent imperceptiblement, bras qui passent par des chemins connus et serrent une peau aimée, salut non anodin, d’une élégante mais terrible discrétion.
- Ça va ?
Même si je me sens un peu perdu - mais ni exclu ou en dehors de ce monde barbare doucereux-, je réponds que tout va bien, ne serait-ce que pour ne pas gâter la joie enfantine qui éclaire son doux visage raphaélesque.
- Tu veux de l’eau ? me demande-t-elle avec un clin d’oeil.
- Merci, c’est ce que j’allais prendre.
Rassurée - mais était-elle vraiment inquiète ? -, Catherine me quitte très vite papillonne dans l’espace, butine un peu chaque groupe, pollenise la soirée, éclaire quelques instants les visages, fait éclore ici un rire gai, là des joies complices et, ailleurs encore, des regards tendres et affectueux.
Elle porte une robe Lacroix, à fleurs jaunes et rouges, qui dévoile aimablement ses genoux sans faille et ses jambes sublimes, volette autour de son cul admirable, souligne ses seins impériaux et marque sa taille adorable, induit sur le champ le remplissage sanguin de mes corps caverneux et l’envie d’une yourte isolée en plein hiver mongol, où des peaux longues de bêtes raccourcies, près d’un feu vif et tendre, abriteraient nos ébats khaniens tendance Gengis, faits d’invasion barbares, d’assauts répétés des citadelles morales, d’heureuses mises à sac des corps énamourés, de trésors embarqués jusqu’aux sommets divins et de ripailles joyeuses consacrant chaque victoire.
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C’est au moment où je porte à mes lèvres une coupe de Cristalline Valdoisienne que les lumières s’éteignent d’un coup.
- Ooooooooooooooooooooooooooh !
Un chœur de cors romains explose dans l’arène et projette sur le cirque une tension joyeuse.
- Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah !
La foule trépigne. Il va se passer quelque chose et ce quelque chose là sera... ultime !
Une lueur jaunâtre naît quelque part au fond du long couloir. Puis elle avance comme un feu follet ivre et c’est un énorme gâteau, porté par deux esclaves en Eden Park, qui débarque au salon, surmonté de bougies colossales, comptées et recomptées, séparées en deux blocs distincts.
La foule est en liesse. Ici on s’embrasse, là on applaudit à tout rompre, le vacarme est assourdissant. Dans l’air chargé de cire bouillante, comme un souffle d’abord, comme un grondement, comme un cri, monte un :
- Joyyyyyyyyyyyyyyy......
On se resserre, on se mixe, pour mieux faire masse, pour mieux voir aussi. On s’encourage.
- Joyeux zaaaaaaaaaaaaaaanniiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiivairsaire ! Joyeux zaaaaaaaaaaaaaaanniiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiivairsaireeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeee ! Joyeux zannivairsaire... Catherine et Virginie ! Joyeux zanniversair’ !
Bousculées, poussées, tirées, presque portées par une foule qui ne cherche rien tant qu’à les toucher, même de manière fugace, bousculées, embrassées au passage par les sages, tripotées vaguement par les plus hardis, les deux filles se retrouvent au milieu d’un cercle très fermé, presque étouffant.
Même ballottée, décoiffée, Catherine est splendide, belle, émue. De ses paupières mi-closes percent des larmes réjouies qui s’évadent sur ses joues jolies et les font resplendir comme une boule à facettes.
On chante, on applaudit, on embrasse, on se congratule, on est heureux d’être là et heureux d’être heureux.
Je me dis :
- Merde, je ne savais même pas que c’était l’anniversaire de Catherine.
Et je stresse comme un âne devant une salaison ajaccienne pendant que les deux filles, se tenant la main et portées par la foule, qui aspire et souffle comme une unique et gigantesque bouche, éteignent les quarante deux bougies de leurs trois fois sept printemps respectifs.
- Merde ! Je ne savais pas... Merde ! Je ne savais pas... Merde ! Je ne...
Les amis de Catherine s’égaillent ensuite vers l’entrée et la chambre et reviennent les bras chargés de présents emballés de feuille d’or, de kraft teinté, de papier à motif champêtre. Ils se mettent en file indienne, sérieusement, presque religieusement, et attendent leur tour.
Tout à mes pensées « Merde ! Je ne savais pas que... », je ne m’aperçois pas que, insidieusement, je suis pris dans la queue.
Et lorsque que je m’en rends compte il est déjà trop tard pour fuir dignement. Je reste donc là, les bras ballants et désespérément vides.
Mon tour vient.
Heureusement je dois m’offrir à Catherine d’abord, qui me jette un vaste sourire lorsque j’approche. Je l’embrasse, la serre contre moi et lui glisse au creux de l’oreille :
- Heu, tu sais...
- Oui ! Je sais. On n’en a jamais parlé, c’est tout. Tu ne pouvais pas deviner.
- Ah !
- On verra ça plus tard ... tous les deux ...
- Ah ! Oui… Bien sûr ! Merci. Je t’aime.
- Oui, moi aussi...
Puis c’est au tour de celle qui s’appelle Virginie, prénom qui, pour je ne sais quelle raison, lui va aussi bien qu’un drapé sur Vénus et qu’un Gif-sur-Yvette. Petite, blonde, peau blanche, fragile et forte à la fois, seins admirables, tout pour être adorée d’un Paul.
- Heu ! Tu sais ...
- Quoi ?
- Ben, je ne savais pas pour ton anniversaire, alors ...
Et je montre mes mains vides.
- Ah ! C’est pas grave. Merci quand même !
- Bon anniversaire !
Et, seulement pour me faire pardonner, je l’embrasse un tout petit peu plus fort qu’il ne le faudrait, en l’écrasant délicatement contre moi, étreinte difficilement bénigne. Je sens, de suite, un frisson l’agiter, électriser son épiderme, envahir son cerveau. Il dure une seconde, et encore ! Sa violence nous étonne, ensemble. L’instant suivant, elle me regarde droit dans les yeux et cherche une réponse qui ne peut s’y trouver et nous restons face à face un moment furtif avant que je ne sois poussé par une sorte d’hystérique échevelée qui couvre Virginie de baisers rougeoyants.
Puis un grand type brun avec des tonnes de kilos en trop me colle dans la dextre une gigantesque part de pâtisserie rose et pleine de crème, presque moulée dans un écrin plastique mauve translucide du meilleur goût.
Le même balourd, ayant gavé l’assistance de gâteau, recommence avec la musique, qu’il met soudainement à fond. Il se prend pour un didji de club de vacances et entame son « set », à tout saigneur toute horreur, par Stevie Wonder « Happy Birthday » qu’il poursuit d’un « Libertine » bien vécu par Mylène Farmer. Je manque de vomir ma génoise sucreglacée engoncée dans sa crème au beurre. Les amies de Catherine se précipitent au milieu de la pièce et se mettent à hurler « je je suis libertine, je suis une câtin ! ». C’est quoi ? La rue Saint Denis, le bois de Boubou ? Laissant ces dames faire leur coming out, je me précipite lentement dehors pour prendre l’air. Je fume, clope sur clope, les yeux mi-clos en maudissant les années 80 et la nostalgie bon marché qui ravage mes tympans comme le Tomahawk frémissant anéantit les espoirs nacrés de liberté, liberté chérie, des bagdadis posthusseniens.
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- Mais, au fait, qui es-tu ?
J’ouvre les yeux et Virginie est là, debout, tout près. Sans aucune intention délictueuse, de là où je me trouve, et comme elle se tient, je vois sa culotte claire clore les courbes de ses cuisses sous une jupette trop courte.
- Claude
- Claude qui ?
- Claude Braize !
Dans ses mains, deux coupes remplies d’un je ne sais quoi jaune encombré de bulles énormes. Elle pose l’une par terre, s’assied en se collant pratiquement à moi et me tend l’autre.
- Non merci, je ne bois pas !
- Jamais ?
- Pas jamais mais pas ce soir. Une promesse !
- Mais ! C’est mon anniversaire...
- Et ?
- Je suis la reine du bal. Bois !
Je me laisse faire, malgré tout, et nous trinquons dans un bruit de vrai cristal. Par malheur, le ramage ne vaut pas le plumage et ce n’est pas du Roederer qui coule lentement dans ma bouche effarée. La vinasse est vaguement tiède, terriblement pétillante, vaguement aigre, ressemble à du Canard WC goût raisin synthétique. S’il ne m’apparaît pas possible d’avaler ce machin protéiforme, ce résidu de distillat pétrolier, cet infâme breuvage où l’on pourrait trouver quelques pastilles de chlore mal dissoutes et des carcasses de voitures accidentées, ce jus d’égouts tant débordants, je ne vois pas comment m’en débarrasser dignement alors que Virginie semble heureuse de trinquer avec moi et de partager ce moment si intense et, peut-être précieux.
- Claude Braize ? Comme l’écrivain ?
- Hon hon !
Vite, vite ! Recracher ! Mes dents se détartrent à vitesse grand A (comme acétone), l’émail commence à s’écaler comme autant de coquilles d’œufs de batterie barbare, mes gencives se défendent avec fougue en gonflant outrageusement, espérant faire peur aux pluies acides qui menacent leur bel environnement et ma gorge se débat comme la civelle fuit l’épuisette girondine au petit matin clair, je souffre. Il me faut, au plus vite, trouver une astuce, une parade, une échappatoire, une ruse qui détourne un instant le regard de Virginie vers d’autres sujets, plus nobles, je l’espère, que moi en train de cracher.
Exorbités de douleur, mais agiles encore, mes yeux cherchent une proie pour la donner en pâture à cette fille superbe à la jupe si courte. Et c’est juste un cri, un petit cri de joie, trois fois rien, une exubérance passagère, un émoi furtif, du côté du salon qui me sauve. Je tends le doigt vivement vers les danseurs qui s’ébrouent en cadence.
- Hon !
- Quoi ?
Ça y est, elle s’est retournée. Split !
- Ouf !
- Quoi ?
- Rien, rien, j’ai entendu un cri. Mais ce n’était rien.
Elle lève le coude, porte la coupe à ses lèvres. J’ai envie du lui crier d’attendre, de ne pas faire ça, de composer le numéro des premiers secours, de déclarer une trêve, la prohibition des tord-boyaux, de l’inscrire aux AA avec effet immédiat et cure prompte et sauvage.
- Ah ! Dis ! C’est étrange comme prénom, Claude !
- Pas quand on a une mère fan des chanteurs yéyés.
- Et tu es ?
- Écrivain !
- Ah ! Non ! Je voulais dire, qu’est-ce que tu fais ici ? Je ne te connais pas !
- C’est Catherine qui m’a invité.
- Tu es un ami de Catherine ?
- Oui, quelque chose comme ça, oui !
- Attends ... Claude ! Ça me dit quelque chose ...
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Samedi soir, endroit branché, lieu markété sous contrôle commercial, propriété d’une transcontinentale japono-libanaise, empire du lounge pour tous, palais de la frime soft, de l’ennui bas de gamme. Chili sous sachet réchauffé micro-wave, trip hop anglais, vins californiens, sofas profonds, tentures indiennes, tongs marocaines, branleurs mondiaux probablement mondialistes.
On s’embrasse mollement. On s’assied mollement. On hurle mollement pour couvrir la musique qui ronfle mollement.
On fume des narguilés légaux et quelques joints sous cape, des Marlboro slovènes et des Camel free tax. Celui là qui revient du Japon propose des Alain Delon et les filles rigolent en suçotant le filtre, roulant des yeux pleins de sous-entendus.
On vient là pour apaiser ses sens, pour ne rien faire, pour se perdre, pour s’appauvrir. En quête de vacuité on y parle de tout, c’est à dire de rien, avec tout le monde, c’est à dire avec n’importe qui.
Catherine arrive en retard. Elle s’excuse, embrasse son monde. Valérie et Martin, Virginie, Nathalie et Paul, Angélique et Mario, Marie et Hugo, Juliette et Victor, Jean-Christophe, qui fait la gueule et refuse de dire pourquoi, Jicé qui, rapidement, boit plus que de raison et devient comme agressif. Quand Hugo enlace Marie comme à Lhassa, il se lève et s’enfuit vers le bar en pleurant.
- Mais qu’est-ce qu’il a aujourd’hui ?
- Catherine ?
- Oui !
- Regarde Jicé...
- Et alors !
- Il a l’air malheureux.
- Je l’ai plaqué mardi !
- Ah bon !
- Oui !
Et on parle d’autre chose pendant de bonnes minutes. Puis Jean-Christophe revient et s’incruste entre Juliette et Catherine, écrasant quelques pieds sans s’excuser, manifestement saoul.
- Catherine, tu ne peux pas me faire ça !
- Mais si, je peux !
- Tu n’étais pas bien avec moi ?
- ...
- Qu’est-ce que tu vas faire sans moi ?
- Arrête, Jicé, t’es chiant !
- Ça ne peut pas finir comme ça !
- C’est fini, Jicé. Je t’aime ... bien !
La tête dudit entre dans ses épaules et atteint ses talons. Il se décompose, il se liquéfie, il s’invertébre comme empli de venin de mygale et se prostre méchamment, petite chose ridicule, histrion desséché, déchet compacté, untermensch pitoyable.
- En plus, j’ai quelqu’un d’autre !
Peloton, en joue, feu !
Le corps de Jicé s’écroule, criblé de plomb, fondant, agité de spasmes, d’ultimes soubresauts nerveux. Valérie et Martin, Virginie, Nathalie et Paul, Angélique et Mario, Marie et Hugo, Juliette et Victor se tournent vers Catherine qui rosit joliment des admirables joues.
- Ah bon ? Petite cachottière ! Et qui est l’heureux élu ?
- Vous ne le connaissez pas !
- Oh ?
- Il s’appelle Claude !
Et elle n’en dit pas plus. Mais, chez Catherine, c’est déjà beaucoup.
Claude ! Mais c’est moi ça !
A moins que Catherine n’ait une phase « Claudes » en ce moment, une vie emplie de Claudes, des Claudes partout tout le temps, à moins que Catherine ne se constitue un claudier épinglant des corps de Clodias euxanthe, de Protographium agesiclodelaus, de Claudus erectus, de Claudum embrassae ou de Lovae Claudissimae aux ailes déployées, je suis celui là.
Sans trop savoir pourquoi, je pique un fard.
J’ai la courbe du bonheur qui érectionne sévèrement, le moral qui atteint les canopées sub-tropicales, étale sa serviette, ouvre Paris-Match et bronze sans vergogne ni crème carotène. Ainsi a-t-elle parlé de moi à ses proches ! Je suis Zeus, Jésus, Mahomet, Buddha, Moïse révélé sur le mont de vénus. Et je souris béatement.
- C’est sérieux ? Vous deux ?
Comment savoir, comment répondre ?
Si je sais d’expérience que les femmes d’aujourd’hui, libres et responsables, n’offrent pas leurs sens, leurs absences et leurs perditions, au premier Adam venu – plus qu’une nuit accidentelle et qui restera unique -, qu’il leur faut un minimum flottant de sentiment pour agiter leur corps en cadence infernale, du plaisir d’offrir, de la joie de recevoir, la profondeur, la portée, le crucial de l’affaire m’échappe.
Est-ce qu’elle m’aime ? Je n’en sais rien.
Pourrais t’elle m’aimer ? Peut-être, quoique ...
Je sais avec Nietzsche que l’exigence d’être aimé est la plus grande des prétentions. Donc je laisse faire, je regarde, j’écoute, je chemine lentement, je ne m’emballe pas, je profite de ce qui existe. Et je sais que Catherine laisse faire, regarde, écoute, profite, …
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Alors, je suis tenté de répondre à Virginie que Catherine et moi assurons une hygiène bienséante. Mais ce serait probablement faux, comme il me semble inexact de parler d’emportement, de passion, de grand amour qui rime avec toujours, de vision à long terme, de caveau unique,...
- Je crois qu’on s’aime bien.
Et je me rends compte immédiatement combien plate et affreuse et presque pitoyable est cette réponse.
- Ah ! Bien ?
- Oui, oui, nous sommes de bons amis.
- Ah ! Des amis ! C’est bien.
Oui c’est bien d’être ami plus avec Catherine mais je sens, falotement, que quelque chose cloche sans que je puisse sur l’heure définir les contours exacts du problème. Pourquoi use-je cette forme proto glaciaire pour exprimer ce que j’éprouve confusément ?
Finalement, je suis sauvé par l’intervention brutale d’un géant ridicule, démarche hésitante, équilibre douteux, bourrage de gueule entamé, qui attrape sauvagement le bras de Virginie et tente, tel un Kong roi primaire affolé dans un New York nocturne, de la traîner sur la piste. Gentiment, elle le repousse. Gros Kong tourne des talons, fait quelques pas, s’arrête pour réfléchir, volte face, revient à petits pas rapides et courbes, tend le bras, passe la main dans les cheveux de la belle, essaie d’y mettre de la tendresse, n’y parvient pas.
- Aie ! Arrête, tu me tire les cheveux !
- Viens danser !
- Non ! Tu ne vois pas que je discute !
- Oui, mais ...
Virginie le regarde froidement, déploie une force terrifiante, une détermination titanesque et une colère en route pour Valmy.
- Éric, tu es gentil, lâche moi maintenant !
Sans demander son reste, ledit Éric remonte dans son drakkar et s’en va piller d’autres cieux, d’autres corps, d’autres femmes, mener d’autres rapines expéditives, d’autres coups de mains coups de vilain.
- Qui c’est ?
- Eric !
- Et ?
- N’en parlons plus veux-tu ?
- D’accord !
Et, effectivement, nous n’en parlons plus. D’ailleurs nous nous taisons complètement.
Gloria Gaynor hulule qu’elle survivra, les amis de Catherine chantent aussi faux que Zidane et ses potes bleus, une chauve souris tourne autour des arbres se repaissant de moustiques affamés. Tout va bien !
- Tu sais que tu es le premier mec que Catherine nous ramène ?
- Ah oui ?
- Oui ! Et, le plus étrange, c’est que tu n’es pas du tout son type.
- C’est quoi son type ? D’habitude ?
Doigt pointé vers les danseurs exquis et ridicules, Virginie me montre les gars dans le salon, en commençant par un grand blond, concept du surfeur hossegorique, beau, athlétique, l’air d’avoir déjà entendu parler du concept de livre sans jamais en ouvrir un.
- C’est Jean-Christophe. En tout, Catherine et lui on du rester ensemble … trois ans.
- En tout ?
- Liaisons, ruptures, reprises, …
- Ils se sont rencontrés comment ?
- Ils ne se sont pas rencontrés. Ils sont nés ensemble. Enfants d’amis. Vacances communes, écoles communales. Ils se sont toujours connus. Comme frères et sœur qui ont le droit de coucher ensemble.
- Et ?
- Ils ont couché ensemble ! La première fois, vers quatorze ans. La dernière fois … Il y a quelques jours, je crois.
- … !
- Ensuite ? Ils passent un week-end à Plouville et le split. Incompréhensible !
- Hum !
- Enfin ! Il fallait s’y attendre ! Tout le monde, même et surtout Catherine, savait que Jicé la trompait avec Myriam (la décolorée lipidivore à cheveux ultra longs qui balance sa crinière vers le plafond sur Highway to Hell). Mais elle n’avait jamais rien dit.
- Ah bon ?
- Quelque part, ça l’arrangeait. Jicé a d’énormes besoins … Sexuels. Myriam faisait baisser la pression. Bien mieux que la branlette. Hi ! Hi ! Hi !
- Dis donc, tu en sais des choses !
- Oh la la, oui ! Et bien plus encore !
Un petit brun, qui pourrait être avant-centre du Maccabi Tel Aviv ou garçon de plage à Casablanca, chanteur de funkie ou adorateur de Mike Brant, à moins qu’il ne soit poil pubien, vêtu d’un tee-shirt Nike bleu orange et d’un jean sans forme, se colle à Myriam et mime une danse tribale où il semble être question de la copulation des grands fauves dans la savane tranquille où ne bruissent que l’excitant frôlement des cuisses de wallabies sauvages et le feulement torve des hyènes énamourées. De mon poste d’observation involontaire, il m’apparaît que la léone est proche de la transe extatique et de l’ébullition vaginale. Bienheureux les simples d’esprit…
- Lui, c’est Gilles. Il plaisait beaucoup à Catherine quand il avait dix-sept ans et je crois qu’ils ont couché ensemble.
Catherine a aussi eu des rapports étroits, intimes, avec Sven (sorte d’oblong bjornborgien en pantalon à pince et tongs), avec Marc (chauve à lunettes, chauve à que…, qui sort certainement des jeunesses hitlériennes ou d’un cancer du foie), avec Antoine (qui vient convoler avec Natasha, la petite brune à queue de cheval et décolleté plongeant qui se tient comme une femme enceinte malgré un ventre désespérément plat, presque creusé de maigreur osseuse, appétissante comme un week-end camping à Guéret sous la pluie), avec Thomas, Arnaud, Arthur, Jean-Jacques, Matthieu, Simon, … A peu près tous les mâles présents ont parcouru la bible avec ma dulcinée, ce qui ne me choque pas mais…
- Attends, je sais ce que tu te dis, mais tu as tort !
- Et qu’est-ce que je me dis ?
- Que seul le train n’est pas passé dessus ! C’est faux !
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Et Virginie me dévoile les fils et les interactions qui lient chaque membre du groupe à l’autre, leurs parents qui partouzent parfois, leur enfance à La Baule, leur homogamie, leur endogamie, la nécessité qu’ils ont à être ensemble, les plaisirs nécessaires, les évasions fondamentales, les rapprochements inévitables, les échanges qui se trouvent, les ruptures joyeuses, les atomes qui se crochent. Dans ce tableau rupestre et vaguement désespéré, la vie est un cocon en tôle, un œuf antiatomique, un château fort, une frontière. Au dehors l’inconnu, au dehors l’ennemi de sang, de race, de classe. Virginie me peint des destins gravés sans espoir d’effaçage, sans dangers véritable mais sans possible faute lourde.
Une vie plate comme un pays de Brel. Pas d’écueils, pas de peur, pas de mal. Pas de malheur.
Alors, pour exister, ils s’enivrent ensemble, ils baisent entre eux, se rabaissent, se mettent minable. Ils dépensent plein d’argent mais en gagnent encore plus, roulent vite dans de grosses voitures sur des routes toutes petites, s’amusent tristement, ressemblent à tous ces personnages de Brett Easton Ellis, pourraient tuer un clochard juste pour jouir et voter à gauche une fois, pour se faire peur !
- Stop ! N’en jette plus ! Arrête, tu me fais flipper !
Je comprends mieux les étonnements successifs de Catherine, ses questions, ses naïvetés. Je comprends mieux pourquoi elle me garde, mais pas trop près d’elle, pourquoi elle me cache. Je suis, malgré moi, exotique. Un bon sauvage, un martien débarqué du vrai monde réel. Parfois, elle trouve extraordinaire ma banalité un peu folle.
Virginie m’abandonne quelques instants, sans mot dire, pendant lesquels je ne fais que penser à ces révélations et à ce monde un peu étrange et vaguement suspect, et je me demande vraiment si cette seule petite visite ne suffira pas. Je n’ai pas encore évacué tous mes doutes quand Virginie revient avec une bouteille de Chablis grand-cru. Merde ! Mon vin préféré ! Immédiatement, je pense qu’un verre, un tout petit verre – tiens, même un demi, une larme, un soupçon – ne dénouera pas mon engagement. En plus, le vin, ce n’est pas de l’alcool, non ? Le Chablis est frais dans le verre embué, tout comme la main de Virginie qui capture la mienne.
- Tu l’aime !
On parle de quoi ? Du breuvage, de Catherine, de la main de Virginie ? Une réponse évasive s’impose.
- Oui, bien sûr !
Virginie engloutit son verre, avale le reste de la bouteille pendant que j’hésite encore à tremper mes lèvres dans le divin sang de la terre proto bourguignonne.
Rapidement la jeune fille tangue, en rythme, secoue la tête, dodeline du torse, sur des airs tous plus lamentables les uns que les autres. Je la vois décoller comme Columbia et exploser, elle aussi, en vol. Son index caresse de plus en plus intensément mes phalanges et, avec une lenteur de sioux chassant le buffle Bill, elle parvient à caler nos dextres unis au creux de ses cuisses dénudées, engage de petits mouvements appuyés, se masturbe ouvertement avec et malgré moi, ce qui pose immédiatement le problème de la branlette lorsque l’on n’est pas seul. Je laisse faire, juste un peu, un peu trop, parce que cela m’excite, aussi mais, à un moment, m’insurge gentiment.
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- Hé !
Je tente de dégager ma mimine. Elle ne réagit pas, ne me regarde pas, ne dit rien, appuie peut-être encore un peu plus, approfondit l’étreinte et … commence à pleurer doucement.
Houston ! Houston ! On a un putain de problème !!!
- Ground Control to Major Tom ! Qu’est-ce qu’il y a mon bonhomme ?
- Major Tom to Ground Control ! Je crois bien que Vénus vient de larguer les amarres, quitte son orbite et m’entraîne dans des turbulences intersidérantes.
- Can you hear me Major Tom, can you hearrrrrrrrrrrrrrr ?
Help ! J’ai besoin de quelqu’un ! Help !
Je regarde alentours. Un type tenu par l’ivresse s’évapore plus loin au milieu de la pelouse, rejetant dans l’atmosphère des gaz méphitiques et des feux follets bleu-vert et, dans les buissons, ardent, un couple s’ébat et ne pense qu’à ça, s’ébattre.
- Hé ! Ça va ?
- Oui !
- Pourquoi pleurer, alors ?
- C’est juste que j’aie besoin d’un peu de … tendresse.
- Ah !
Merde ! Alors que j’ai les doigts enchâssés dans son entrejambe, ça veut dire quoi « tendresse » chez cette fille superbe, chaude et alcoolisée.
Dois-je, paternellement, fraternellement, faire cesser ses caresses clitovaginaliennes, récupérer mes doigts pour lui caresser le crâne ? Suis-je sensé la réconforter, la prendre dans mes bras en évitant tout contact ciblé ? Aie-je l’obligation de pousser plus loin l’exploration gynécologique de son moi intérieur ? Amitié, amour, sexe ? Tendresse ?
Heu ! Prudence !
Doucement, à l’oreille, comme une confidence, je lui glisse que je ne suis pas certain de pouvoir lui apporter ce qu’elle recherche, parce que je suis un homme, malgré tout.
A peine ais-je fini ma phrase qu’elle éclate en sanglots longs et bruyants, faits de cris et de reniflements telluriques qui risquent, au moindre, d’attirer une Catherine surprise de la position que nous avons, au pire, de provoquer la venue des amis de Catherine et de Virginie, les plus athlétiques qui, la voyant malheureuse et découvrant ma main sous sa jupette, pourraient penser que je la viole pour le compte, ou que je l’ennuie, que je lui veux du mal et feraient alors ce que tout ami fait pour une femme en danger, soit péter gravement la gueule à l’impétrant.
Alors, pour la calmer je la prends dans mes bras et je sens son torse rebondi s’encastrer dans mon torse. Puis, je laisse sa tête se perdre sur mon épaule.
Je glisse une main sympathique qui caresse amicalement ses cheveux comme ceux d’un enfant ensommeillé pris dans d’affreux cauchemars.
Je ne réagis pas quand ses lèvres rencontrent mon cou une première fois et kidnappent mon lobe d’oreille. Enfin ! Si ! Je réagis, par une tension terrible du côté de mon équateur en chaleur, mais ne la repousse pas.
Et, quand sa bouche écrase la mienne, quand son souffle se cale sur le mien, quand sa respiration s’arythme comme la mienne, quand sa langue recherche et trouve ma langue, s’enroule et joue avec, je sais qu’il est trop tard, déjà, pour faire machine arrière, demi-tour, volte-face, Alt+F4, Ctrl+Alt+Supp, pour dire STOOOOOOP !
Sauf à provoquer un incident fort peu diplomatique, un conflit envenimé, un carnage préparé, une atomisation désagréable, une balkanisation, une rwandise, une guerre immondiale, un océan de frustration maintenant réciproque, ...
La température monte, les glaciers fondent, une boule de flammes s’approche de la terre à vitesse sidérante, il faut agir. Je frôle le priapisme. Elle tchernobilise.
Très vite nous nous roulons dans l’herbe. Robe relevée, braguette baissée, nous découvrons ensemble la signification, simple et profonde, de l’animalité joyeuse, son corps sur mon corps lourd comme un cheval mort (Johnny, Johnny !)...
Heureusement, Virginie baise plus silencieusement qu’elle ne pleure et, dans les rares secondes de lucidité que l’exercice me laisse, je veille à ce que notre petit affaire, notre copulation, reste la plus discrète possible, en apposant souvent ma main ou ma bouche sur ses lèvres, au risque de l’étouffer. Ce calcul détourne mon attention septentrionale de ce qui se passe dans les parties australes et allonge probablement la résistance de la bête furieuse.
Ainsi, la demoiselle jouit avant moi, au comble d’une excitation compréhensible.
Et ça fait un grand « Bang ! Haaaaa ! », Mach 1 cosmique dans le ciel étoilé.
Elle se cambre, elle se cabre, elle s’arrache de moi et m’abandonne sur la route sinueuse qui mène à l’extase directe.
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C’est peut-être ce qui me sauve. Parce qu’immédiatement, je pense à Catherine. A Catherine et à ce qui vient de se passer. A l’inconformité de tout cela.
Merde ! Je viens de tromper Catherine, ce qui, compte tenu de nos relations actuelles, ne serait pas grand-chose – qui ne rien promet, duper ne peut -, mais ... Dans son jardin, presque sous ses yeux, avec sa copine, presque sa soeur, je jour de sa fête anniversaire, comme un cadeau empoisonné !!!
Et, bien que je n’ai pas joui, ni offert mes fluides, bien que je ne l’aime pas d’amour plus avant qu’après, que ce n’est, à l’évidence, qu’un petit coup de bite (Podium, Yann Moix, il faut toujours citer ses sources) comme il y eu, comme il y en a, comme il y en aura, dans l’Histoire, je suis saisi d’une honte eiffelienne, monumentale, solide, métallique, bien plantée sur quatre pieds, dominatrice, ouverte 7/7 24/24, avec des japonais qui photographient et des suicidaires qui sourient encore au moment de s’écraser.
- Hummmmmmm ! Claude ?
- Oui ! Ça va ?
- Tu parles si ça va ! Quel pied !
- Ah bon ? C’était ...
- Attends, tu ne peux même pas t’imaginer !
- Ah !
- Les types que je connais sont des brutes, des idiots ou des salauds. En tous cas, ils sont… brefs !!! Il y a des mois que je n’avais pas joui. Et toi ?
J’hésite.
- Ben !!! C’était pas mal sur le moment mais ... comment dire ? La situation est un peu trop chargée pour que je puisse en profiter pleinement. Tu vois ?
- Oui, oui ! Bien sûr ! Je comprends, merci de ta franchise. Tu aurais pu dire « Super, c’était génial ! » et me demander mon numéro. J’ai l’habitude.
Elle prend ma main et embrasse longuement ma paume. Je trouve ce geste adorable et ... regonflant, mais l’hommage me jette dans des abîmes de perplexité.
- Allez, viens, on va danser !
- Heu ! Je ne danse pas !
- Viens quand même.
En entrant, je croise le regard de Catherine.
Elle me sourit. La garce !!!
Immédiatement, je baisse les yeux.
Patrick Hernandez naît pour être en vie, Trust conchie l’élite, ACDC attrape la chtouille, Madonna se sent vierge, Clapton sniffe sa cocaïne, je me mets à danser pour exsuder la honte, évacuer les scories dramatiques de mes actes affreux, comme un damné, comme un pénitent auto flagellant, comme un ours encore maculé de miel qui s’ébroue malhabilement pensant effacer les traces sucrées de son forfait. C’est hideux, comme danse, désordonné, dangereux pour les chevilles, les têtes, les lustres, les meubles et... ça ne marche pas.
Par malheur, au moment où les Bidjizz sateurdénitefiveurisent le dance floor, je passe près de Catherine et ses mains attrapent les miennes, les posent sur ses hanches (Oui ! Tu l’aura ta revanche !). Elle tente de se coller à moi, d’entamer des transes lascives. Je me dérobe vivement en dervichtournant faussement joyeux jusqu’au bar où j’attrape le premier verre du premier alcool qui passe à portée.
- Wahoooo !
C’est bon, tellement bon que je le remplis, plusieurs fois de suite, malgré tout. J’éteins les incendies, je comble les failles, j’anesthésie mes remords, j’étanche ma honte. Quand il n’y a plus rien dans la bouteille, j’en cherche d’autres et les déshonore pareillement. Mon esprit s’embrume, je deviens pur coton. Je m’enfonce dans Londres à la mi-novembre, le monde blanchit, se désagrège, disparaît. Je perds conscience, esprit, chagrin mais aussi le souvenir des belles choses.
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Le jour est bien haut quand je m’éveille. Des oiseaux me brisent l’ouie et me cassent, un mètre plus bas, les attributs pendants de ma virilité. Le soleil en rayon par les persiennes disjointes m’aveugle presque, m’agresse même paupières closes. D’infâmes odeurs me gâtent l’odorat, une pâte abjecte paralyse mon goût et, en bougeant même minimement, je me remarque une sensibilité intra supra extra proto dermique.
Pourquoi aie-je si mal ? D’où vient cette sensation pas drôle que je suis passé sous un train, tombé d’un avion, débarqué en première ligne à Omaha Beach, d’avoir été la femme de Mike Tyson ou l’oreille d’Holyfield, adversaire de David Douillet ou ballon de rugby sous mêlée ouverte, d’être déconstruit, à vif ? On a du me battre, me fléauter, m’écorcher, me râper la peau, me vider de mon sang pour en faire du boudin parisien, on a du laisser les nerfs, seulement les nerfs, libres de jeter leurs putains de petits signaux d’alarme. Je tente de me lever. Mon corps refuse.
- Non ! Non ! Non et non !
- Aller ! Un petit effort.
- Non te dis-je ! Pas question.
- Mais il le faut !
- Tu vas tout me casser.
Nous négocions. Je lui explique que j’ai envie de pisser, qu’un cyclone m’agresse l’estomac poussant vers n’importe quelle sortie, la première disponible, son contenu en vrac. Je lui assure et que toute fuite de fluides, là, maintenant, ferait largement désordre, serait une honte, puisque je devine, sans trop le savoir néanmoins, que je ne suis pas dans un lieu propre à l’aisance.
S’il conçoit sagement, exige-t-il néanmoins, au préalable, un inventaire, un check up avant décollage. Cela prend quelques minutes et aucune pièce, moteur, carlingue, ne passe à l’as. Feu vert !
Assuré quoique branlant, je parviens à rouler sur la piste, à contacter la tour, à me parer au décollage, à faire bouger mes membres, à ce qu’ils me mettent en station presque droite, assis au bord du lit de ... Catherine ! Oui, je reconnais bien sa chambre blanche, le fauteuil grenat où gisent mes habits et les bibliothèques emplies, débordantes, odorantes de vieux cuirs et de pages anciennes. Qu’est-ce que je fous là ? Nu !
Lentement je me tourne et découvre près de la place que je viens de quitter le plus joli corps du monde, nu de même, resplendissant dans les raies orangées du jour coquin. Catherine ! J’ai dormi chez elle ! Avec elle ! J’ai dormi !
Comme Catherine sourit je peux croire que ses rêves sont doux, ouate de l’esprit, repos de son âme guerrière, j’imagine que tout va bien pour elle, que je suis le seul à subir ces dommages inexpliqués. Je reste quelques longs moments à la contempler, à tenter de compter les grains sublimes de sa beauté divine près de l’« origine du monde », pendant que les chars russes traversent mes hémisphères crâniens semant terreur et désordre indescriptibles. Je maudis ma méforme. Sans elle je me repaîtrais bien de ce cadeau du ciel, je boirais bien à la source du péché originel recommencé, je croquerais bien la pomme, je pousserais bien une brouette cambodgienne, j’adopterais bien quelques positions kamasoutriques, je ferais bien, en somme, un sort à cette Venus, cette Aphrodite, cette conception même de l’Amour, profane et sacré.
- Bruppppp !
Alerte ! Alerte ! Ça remonte... Je me dresse dans l’urgence sur deux pieds gauches. Avec prise élan je courre, je me précipite au fond du couloir à droite bousculant tout sur mon passage, je me cogne la hanche au petit guéridon chiné récemment, je me cogne les orteils gauches dans un pied d’armoire, je hulule de douleur, je passe en position cloche pied, ce qui ralentit dangereusement ma course, je m’éclate contre un mur qui a l’avantage, néanmoins, de me maintenir vertical, je m’affale, je me relève, je tombe encore, je tente de ramper mais le mal est trop fort et la friction corps-moquette est plus terrible encore, je me redresse, titubant, hagard, puis je me trompe de porte, ici c’est à gauche toute, j’allume la lumière, je remonte le siège et je tsunamise Jacob et son siamois, bien heureux, soulagé, d’être parvenu jusqu’à eux.
- Doctor Delafon I presume ?
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Ce sont probablement mes longs râles, mes hululements gastriques, mes chants de Niagara furieux et de Zambèze libre, qui réveillent Catherine.
Splendide, miséricordieuse, désirable, charitable, méga bonne, serviable, à poil comme un Saint-Bernard sans tonnelet, elle s’approche de moi, pose sa main fraîche sur mon cou bouilli, me soutient tant tête que moral, m’aide à retrouver sinon une dignité du moins l’humanité. Lorsque mes trombes prennent fin, elle me tire, pousse, charrie, convoi, elle me soulève presque, fourmi portant éléphanteau, jusqu’à la cuisine et m’assied avec force et bravoure sur un tabouret haut.
Me voilà défait, minable, délité, liquide bien qu’à sec, dresdé, coventré, baveux, bavant, inutile, vain, sénile précoce, puant, bilieux, retourné, détroussé, vide, creux, pendouillard, impuissant, glaireux, cacochyme, face à ce don de la nature, ce printemps éternel, cette admirable création, qui me prépare un café fort et un verre d’Alka très Seltzer, cette femme que j’aime, j’en suis sûr maintenant avec une conviction intime autant qu’externe qui me fait frémir d’aise lorsqu’elle est là et trembler de manque lorsque plus de deux mètres nous séparent, cette fille qui mérite bien mieux que ce soiffard ridicule, gueule de babouin permanenté, de députée frontiste.
- Tiens, bois.
Sa voix est douce, compatissante. J’aurais pu craindre que …
Les premières gorgées d’acide acétylsalicylique à bulles atterrissent en catastrophe au fond de mon estomac qui s’agite en soubresauts désespérés.
- Brup !
- Ça t’apprendra à faire des excès !
- Mais …
- Tatatatatata !
Je finis l’aspirine et tente ma chance sans retour avec une gorgée de café tiède. Le premier miracle est que cela passe, le second est que, trente secondes après, cela reste. Je plonge le nez dans le bol, au fond du liquide noir, espérant qu’un monstre marin, un poulpe géant, un orque, le capitaine Nemo version Omar Sharif en string dentelle rouge, me saute dessus, me gobe, m’entraîne vers l’absolue noirceur des abysses arabiqués, me dévore entre deux bancs de coraux et rejette ma dépouille, mes pauvres os blanchis, mes arrêtes sucée dans un iceberg sécularisé.
- J’ai merdé ? Hein ?
- Oui !
- Beaucoup ?
- Oui ! Je crois qu’on peut même dire, énormément !
- Ah ! Je suis une brêle !
- Hum hum !
- Une merde !
- Oui !
- Un connard ? Un affreux connard ?
- C’est vrai, trop vrai !
Bon ! Voilà ! Tout est dit ! Je suis un connard et Catherine, évidemment, ne peut aimer un connard. Tchao, pantin ! Le train entre en gare. Terminus. Tout le monde descend. Ouessant, Ouessant, je vois mon sang. Le monde agonise et je le suis. Armaggedon vainc ! Dieu me vire du paradis.
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C’était pourtant bien. Elle et moi. Cette approche de nous deux.
Tous nos rires, nos regards, notre communion. Sentimentalement, ma première vraie femme. Mon point de départ, la génèse, l’ancien testament, l’alphabet cunéiforme, la première mouette américaine sur le pont de la Santa Maria, l’ouverture du sarcophage de Touthankamon, le b-a-ba, le mot maman, l’apprentissage des sensations intimes, quelque chose qui ressemble, enfin, à l’amour, l’envie persistante d’être près d’elle, tout le temps, le manque lorsqu’elle n’est pas là, le désir de lui faire plaisir, le plaisir de créer du désir. Je lui ai offert des fleurs. C’est un signe. Des fleurs ! Moi !!! Même pas pour la sauter. Simplement parce qu’elle aime les fleurs. Naturellement. Joyeusement.
Sexuellement ? Rien à dire, rien de rien ! Souvenirs et images s’imposent. Les mots… Fades. Si fades !
Fini !
Terminées ces attentes adorables sous la pluie pendant qu’elle fait des courses, ou pipi, ou quand elle téléphone à sa mère. Adieu ces levers aux aurores, avant mâtines, pour l’emmener à la gare, à l’aéroport, au bateau, à la piscine, plus tard, à ses cours de gym inutiles, dans les Alpes, à Berlin, Anchorage ou Romorantin, toutes ces contraintes que je n’aurais pas eues sans elle, que je n’aurais plus, qui vont me manquer. Terriblement !
Jamais plus de cœur qui bat quand le téléphone sonne ou quand on frappe à la porte, quand on marche près de moi, quand on me frôle, quand un nouveau message se charge dans Outlook ou quand MSN m’annonce sa présence, même éloignée, même à l’autre bout du monde.
Merde ! C’était bien !
Je garderai la brosse à dents que je lui ai offert, qui enlace tendrement la bleue, la mienne, dans le gobelet blanc tout près du lavabo, quelques cheveux sur mon oreiller, une boîte de Tampax en prévision, quelques sous-vêtements à laver et son best of de Bowie.
Voilà ! Je suis de nouveau un pauvre con seul alors que j’étais un con plutôt riche grâce à elle.
C’est étrange ce truc qui, d’un coup, me gâte la vue, qui l’embrouille, qui coule sur ma joue et m’enrhume le nez. On dirait bien une larme. Putain ! Il ne manquait plus que ça ! Je pleure.
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Je renifle un bon coup, je pose mon bol maintenant presque vide et je me tourne prestement pour qu’elle ne me voie pas aussi minable. Et puis je me lève, je prends la fuite.
- Où tu vas ?
Je bredouille un truc qui ment et montre la chambre d’un doigt hésitant, là où m’attendent mes habits, que je vais enfiler pour me tirer d’ici au plus vite et chercher le premier trou où me terrer gravement, Pretoria, Camberra, Ushuaïa, Bastia (où l’on peut, c’est prouvé, vivre hors du monde quelques siècles, pour peu que l’inconfort aléatoire d’une bergerie antique corresponde à un idéal d’ascèse épicurienne, un peu d’eau, une bouchée de fromage de brebis, du pain sec et la liberté, la liberté de tout… Mais, la liberté, alors, pourquoi ?).
- Tu pars ?
- Heu ! Oui !
- Tu ne m’embrasse pas ?
- Quoi ?
- Viens m’embrasser !
C’est quoi ? Un ordre ? Une demande ? Un conseil ? Une supplique ?
- Viens…
- Mais… C’est que…
Je ne veux pas qu’elle me voit ainsi.
- Tu as honte ? Tu ne t’es pas lavé les dents, tu as vomi tant et plus, tu as bu alors que m’avais promis de ne pas le faire. Voilà, effectivement, des motifs d’avoir honte ! Mais, si c’est ce à quoi tu penses, ce n’est pas ça qui me détournera de toi.
- Ah ?
- Mais non ! Je t’aime.
Boum ! Boum ! Boum ! Mon cœur qui va lâcher.
- Et puis, c’est des broutilles que tout ça !
- …
- Parce que, si ma mémoire est bonne et si j’ai bien tout vu tout su, tu as, dans l’ordre… baisé avec Virginie dans le jardin…
- Euh !!!
- Ne dis pas non ! Je vous ai vu. Et puis Virginie est venue m’en parler. Bien plus rapidement que toi, je remarque…
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Je tourne, je virevolte, je me laisse porter par la musique, je choque des corps. Catherine s’approche. Malgré le plaisir de la voir si près de moi, je me dérobe. Sur « tainted love » je me décide enfin. Je marche vers elle, d’un pas ferme et décidé. Elle sourit. Je dis :
- Mon amour !
Non ! Ca ne colle pas. Je ne l’ai jamais appelée comme ça.
- Catherine !
Je prends sa main. Elle se retourne sans cesse de danser. « Sometimes, i feel, i’ve got to… Bum bum… Runaway…I’ve got to… Bum bum… Get away ».
- Ca va, toi ?
Je fais une grimace.
- Oui ! Oui ! Mais… J’ai quelque chose à te dire…
The love we share, Seems to go nowhere, And I’ve lost my light, For I toss and turn I can’t sleep at night.
- Je crois que je viens de faire une connerie.
- Ah !
Nous nous éloignons dans la cuisine, là où la musique est moins forte. Tainted love, oh… Oooooooooh ! Tainted love ! D’un signe de tête, Catherine chasse trois amis de Catherine affairés à beurer des taosts au crabe pour assurer le ravitaillement, même en temps de crise, par peur du manque, par atavisme ou tradition, pour peu ils en feraient du marché noir. Obéissants, ils détalent. Ouf !
- Ne tourne pas autour du pot !
- Ok ! Voilà, j’ai… Euh ! Baisé avec Virginie.
- Quoi ?
D’un geste vif, Catherine attrape la première lame qui passe à sa portée et me la plante dans le cœur. Ça fait mal, elle était à bout rond. Avec un rire mauvais surmonté d’un rictus atroce elle tourne le manche entre ses doigts et me ravage les ventricules annihilant toute possibilité de réparation, même experte.
Puis elle me regarde expirer, un de ses hauts talons plantés dans mon plexus solaire couchant. Après mon dernier souffle, elle crache :
- Salopard !
Puis elle retourne danser, les mains ensanglantées.
- Quoi ?
- Oui ! Je suis désolé !
- Mais…
Catherine s’effrondre, éclate en sanglots, longs, en violons de l’automne, en langueurs monotones.
- Qu’est-ce qu’elle a de mieux que moi ?
- Rien ! Rien ! Je t’assure, ce n’était qu’un accident !
Catherine pleure un long moment pendant lequel je suis désorganisé. Puis elle se mouche dans sa robe et dit :
- Et… Tu as fait un constat ?
- Quoi ?
- Elle s’est jetée sur moi, je suis désolé. Je n’ai pas su résister !
- Pauvre bonhomme !
- Non ! Je te jure… C’est nul !
- Ah ! Ca ! Tu peux le dire, espèce de type facile !
- Mais c’est toi que j’aime, rien que toi.
Catherine s’approche. Très près. Je crains de me prendre des coups. Main sur la joue, à la volée, poing sur le nez, genou en strike sur ma quille misérable affaiblie par les efforts précédents,… Je crains qu’elle ne m’écrase un pied.
Mais sa main droite, comme aimantée, comme si elle connaissait le chemin par, se colle à mon sexe, m’attrape le paquet et l’enserre vaguement par-dessus le pantalon de toile fine en une technique éprouvée à Madrid, Alger, Buenos Aires, Lubianka, Abou Ghraib, Guantanamo. Elle va me briser les noix. Me punir par là où j’ai péché, tant péché. Au secours ! Au secours !
Mais la pression se relâche, la torture se fait caresse.
- Ah ! Mon grand loup ! Mon petit cochon ! Tu es en super forme ! Hum ! Attends voir…
Et Catherine débarrasse sauvagement la table de la cuisine, d’un revers de bras wimbledonien faisant valser au loin la dernière production besogneuse des tartineurs débiles, quelques bocaux mi-vides mi-pleins de mousse de tourteaux armoricains, des coupes de Bohème qui se brisent en « la » sur le sol, un chien de Murano, des couteaux Laguiole, des assiettes Carrefour en plastique translucide, une pile de serviettes suédoises en solde chez Ikéa, une culotte en dentelle dont la présence ici réclame un examen, un cendrier vide, un cendrier plein, un robot ménager, deux couvertes en tôle, un dessous de plat en fer, ce qui est ridicule, une casserole en cuivre, des fourchettes en argent, des cuillères en inox, quelques grognards en plomb qui poursuivent un cycliste peint à la main et branlant sur ses roues, une gouttière en zinc, une montre en platine, quelques chicots en or. Puis elle s’allonge sur la place enfin nette, remonte sa robe, dans un râle m’ordonne de la prendre le plus sauvagement possible et m’accueille avec fougue pour des allers-retours Chambery Turin prompts à déclencher des incendies assassins. Catherine hurle, je grogne. Les amis de Catherine se massent pour voir et nous encouragent. Les types me crient « vas-y ! Vas-y ! », les filles youyoutent et sortent des banderoles, des fanions, des drapeaux, des étendards. Des flashs crépitent qui annoncent que ce moment dément sera immortalisé. Au paroxysme, nous ne sommes plus que rage, chair et sang, bêtes, sauvages, pistons et chambres, jusqu’à la combustion.
Épuisée, affolée, Catherine me regarde droit dans les yeux.
- Ah ! C’est pas elle qui te ferait ça !!!
- Quoi ?
- Écoute, je voulais pas mais…
- Elle t’as eu par les sentiments, elle t’as joué Cosette, Dame aux camélias, Bicyclette bleue, Robinson Crusoe, roumaine dans le métro ?
- Oui !
- La salope !!! Elle me fait ça à chaque fois que j’ai un mec bien ! Bouge pas !
D’un pas décidé, vengeur, Catherine entre dans le salon, armée jusqu’aux dents, prête à bondir. Virginie la voit. Elle se sauve.
- Reste là, pétasse !
- Catherine !
- Chienne !
Rapidement, une corrida s’organise.
Dans l’arène formée du cercle hermétique des amis d’El Catherine, qui se font, pour l’occasion, ennemis jurés de Virginie la vachette, se noue le drame du soleil, de la vie, de la mort. La torerette brandit des cure-dents mortels et acérés. La bête sent le danger et tente de s’enfuir. Elle a peur, sent le sang écarlate, frémit. Ses flancs en sueur se contractent rapidement et se détendent après chaque passe d’où elle ressort, pour le moment, indemne.
Le public retient son souffle.
Les deux protagonistes atteignent l’épuisement.
C’est là où tout se joue.
C’est là où se précise l’instant ultime, la mise à mort.
J’entends quelques « Olé ! ». On sort les mouchoirs blancs.
Si la fin est digne, la victoire prestigieuse, on les agitera par dessus la tête en criant le nom de l’héroïne. Catherine s’approche, feint l’impuissance, baisse les bras. Mais ce n’est qu’une ruse. Virginie se fait prendre. Ça y est, elle est à terre… On accorde, par défaut, les deux oreilles à la gagnante, avec les boucles en corail rouge sang qu’elles ont acheté ensemble lorsqu’elles étaient amies, presque sœurs, intimes, extrêmement liées.
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- Pardonne-moi, je n’ai pas su résister.
- Virginie m’a dit que tu as été un vrai gentleman. Elle est vraiment ravie que tu l’aie sauvée comme cela. Parce que c’était un sauvetage, n’est-ce pas ?
- …
- Sans aucun lendemain ?
- Heu ! Non ! Non ! Bien sûr que non !
Dans la casserole, l’eau du thé de Catherine frémit. Il faut vite éteindre le feu. La préparation du thé est, selon elle, un art, un art très asiatique. Superbe, délicat, il nécessite des qualités mentales immenses, un contrôle de soi au-delà du raisonnable, un calme olympien, une concentration atomique, une patience d’ange et une putain d’abnégation face aux enculeries de mouche chinoises, la même que pour ramasser le dernier grain de riz au fond des bols clairs seulement aidé de baguettes gluantes encore de sauce très aigre même si très douce.
Délicatement, celle qui est encore mon amie, mon amour secret, boit son Haleing Sou-Chong vert avec deux sucres, me regarde, me sourit, se rapproche, pose sa tasse, m’embrasse, lèvres ouvertes.
- Mais ce n’est pas tout…
- Ah ?
- Oh non !!!
- Tu ne te souviens de rien ?
J’ai beau chercher, fouiller, archéologier, scanner mon cerveau à la recherche d’autres souvenirs mais il y a que du blanc, de la neige sur l’écran et des trous plus nombreux qu’à Saint-Nom-la-Bretèche ou dans le bois de Boulogne lorsque les chats se font tigres et les caniches loups. Forcément, j’ai bu !
- Tu as bu, tu as bu !!! Tu parles ! Tu as englouti tout le liquide distillé disponible, sans discrimination, silencieusement, avec application. De loin, je te regardais. Sans te surveiller, bien sûr mais… Chaque fois tu étais avec une bouteille différente.
- Et tu ne m’as pas arrêté ?
- Pourquoi ? Tu voulais boire, tu as bu ! Et puis… Tu avais l’air heureux. Tu étais, malgré tout, presque… Beau !
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Plusieurs personnes s’aperçoivent que je me torche avec application. De loin en loin, sympathiquement, ils prennent de mes nouvelles. Ils me demandent comment je vais. Poli, je réponds, invariablement que :
- Je vais bien, très bien même !
Et je les remercie, sincèrement, de leur sollicitude. Ça les rassure. Ce qu’ils voient, c’est un type cool qui picole tranquillement, un de ces types qui auront probablement un peu mal au crâne le lendemain, la tête dans le sable, ou dans le fondement, mais qui tiennent tellement le choc que rien ne peut leur arriver. La belle partie émergée de l’iceberg ! La belle duperie !
En fait, je coule, je sombre dans l’océan ivrétique plus vite encore qu’un transatlantique titanesque au large du Groenland, je me perds dans le triangle des mers bues.
Allo, Papa Tango Charlie, vous vous dirigez plein sud…
- Claude ?
- Oui ! C’est moi !
- Regarde moi.
- Qui est là ?
De l’immensité translucide et glaciaire surgit un dauphin à tête de Joconde. Dans son dos, des ailes, sur ses flancs, des zébrures. Ses lèvres sont jaeggeriennes et, puisqu’il me sourit tendrement, ses dents se découvrent pures Yannick Noah. Que du bonheur !
- Oh ! Tu es beau !
- Merci.
- Qui es-tu ?
- Un dauphin muté.
- Hi ! Hi ! Hi !
- Vois mes yeux rieurs et mes caudales douces.
- Oui ! Tu es… Skippy, Flipper, Oum, Galak !
- Ne fais donc pas ton sot ! Skippy est un kangourou, Galak un chaud koala et Oum est déssiné.
J’éclate de rire.
- A ce moment là, tu m’as fait très peur. Tu ressemblais à Nicholson dans Shining. Je me suis assise près de toi. Tu étais tout en sueur. Mais calme. Encore…
- Viens, viens nager avec moi !
- Mais je ne sais pas ! Je ne peux pas respirer sous l’eau ! Je vais me noyer !
- Aies confiance. Vas-y, lance-toi !
Et Flipper fait des ronds autour de moi. Chaque fois qu’il est tout près, je tends la main, pour le toucher, le caresser, l’attraper. Après, je sais que je pourrais l’embrasser et j’en aie terriblement envie. Mais il s’échappe sans cesse, comme une mijaurée, une allumeuse suédoise, en minaudant, en tortillant du cul. Je crawle comme Mark Spitz pour le rejoindre mais des sudistes en gris me barrent, soudain, le passage.
- Halte là ! On passe pas !
- Mais… Mais… Il faut que je rattrape Mona Lisa !
- Halte l’abolitionniste, on touche pas à la femme blanche !
Je parlemente un peu. Ils persistent. Flipper me fait de l’œil.
Alors, dans un accès de violence horizontale, je les trasimène brutalement et abandonne leur cadavre entre deux eaux usées. Immédiatement, des tortues improbables et grivoises, chevauchées de sirènes amazones pailletées, s’en repaissent sans bruit. Affamées, encore, elles me regardent, l’air louche, se pourlèchant le bec. Puis elles m’entourent, encouragées par leurs cavalières sanguinaires. Elles veulent me dévorer. Aiuto ! Pas le temps de réfléchir, de me jeanmarcbarrer. Me reste donc à Clausewitzer, à appliquer que la guerre est l’emploi illimité de la force brute. Sus ! Je tire ma dague, j’attrape la première qui se présente et...
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- D’un coup, tu as empoigné cette pauvre Marie-Claire et tu as menacée de l’égorger avec une petite cuillère. Tu beuglais « reviens Flipper, reviens, ou je la décapite ! »
Difficile de savoir s’il fallait hurler de rire ou avoir vraiment peur. Tu aurais vu sa tête !!!
Pendant que Catherine me raconte la suite, je rentre, presque physiquement aussi, sous terre, j’aimerais être égoutier, pétroleur, minier, vulcanologue des profondeurs, Cousteau, chinois.
Trois amis de Catherine se précipitent pour sauver Marie-Claire qui se sent proche d’une mort certaine et horrible. Avec des gestes de bretteur olympique ou de mousquetaire aguerri, je les tiens à distance. Mais la belle, profitant de l’aubaine, s’enfuit en hurlant et je reste imbécile, armé seulement de ma cucharita maintenant inutile.
Les hommes tirent des plans. Ils se déploient, m’encerclent, s’apprêtent à l’assaut.
Mais je sens le coup venir et, vif comme l’éclair, je tire le canapé sur lequel j’étais assis et je plonge derrière comme à Fort Alamo.
- Vous ne m’aurez jamais ! Ah ! Ah ! Ah !
Plus loin, Marie-Claire pleure à chaud bouillon en s’apercevant que, de peur, elle s’est fait pipi dessus. Gaétan la console suavement, offrant ses bras et son épaule. Rapidement, sa compassion dévie vers des caresses appuyées et jusqu’alors inédites. Ces deux là repartiront ensemble, pécheront avec application avant de se marier et d’enfanter multiplement. Puis, vers la fin de leur vie, ils se traîneront ensemble le long de la Croisette, leurs vieilles mains tâchées mais unies, jusqu’à l’inexorable dernier souffle commun et simultané, se souvenant, au moment de l’ultime flash-back, que c’est à moi, aussi, qu’ils doivent trois quarts de siècle d’un bonheur sans partage mais surtout sans cuillère, donc sans soupe, sans yaourt, ni rien d’autre d’affreux.
Autour de moi on rit, d’abord, et puis on se courrouce. Ma position n’occupe-t-elle pas un espace vital réservé à la danse ? Et puis je bloque pour le compte l’accès au buffet.
On parlemente. On me prie de sortir de là. On me conjure d’être raisonnable.
On hausse le ton. On m’ordonne de rentrer dans le rang.
On me promet l’impunité.
Puis, parce que je refuse d’obtempérer, on décide, comme toujours, que la force seule, la force brute, la force pure, pourra débloquer la situation.
Bataillons, en ordre de marche. Formez les rangs !
Marchons, marchons, qu’un sang impur, abreuve nos sillons.
- Ah ! Ah ! Ah !
Qu’ils sont drôles !!! Je les vois arriver, ces ridicules fantassins d’une mauvaise troupe qui ne connaît rien à l’art de la guerre. L’esprit des grands guerriers, des fins stratèges, m’habite : César, Alexandre, Hannibal, Attila, Turenne, Sun Zi, Buonaparte, Jomini, Giap, Joffre,…
Vauban me souffle à l’oreille un plan de défense propre aux forteresses violentées.
- Des meurtrières, mon Prince, viendra votre salut. Canardez les, mon Roi, sans pitié aucune.
Or, des munitions, j’en ai ! De sur la table j’attrape tout ce qui se présente, cacahuètes grillées à sec, olives aux anchois, petits fours variés, parfois moitié rongés, Apérécubes déballés, pignons, restes de génoise surmontée de fraises aléatoires et de crème grasse, couverts en plastique, freesbies du même métal.
Je balance tout. Sans distinction, sans visée, sans trajectoire, à l’aveugle, presque.
Mes assaillants refluent et se réfugient qui derrière la table, qui à l’abri des autres meubles ou des coins de murs. D’autres, moins frais ou plus téméraires, cherchent le salut en s’allongeant par terre et tentent de ramper comme des commandos swartzeneggeriens avant que de n’être touchés plus ou moins mortellement par des tirs de barrage ou des shoots de snipper, à moins qu’ils ne subissent de bêtes dommages collatéraux.
J’arrose, je ventile, je disperse façon puzzle, je clairseme les rangs, maintenant à coup des tranches d’ananas au sirop et de fruits sangriés.
- Aie !
- Qu’est-ce qu’il y a, Jicé ?
- Y m’en a mis une dans l’œil ?
- Une quoi ?
- Une cerise au jus ! Ça fait mal !!!
Au milieu du champ de bataille, Catherine se dresse.
- Claude !
- No pasaran !
- Arrête ! La plaisanterie a assez durée.
- La République nous appelle, sachons vaincre ou sachons mourir…
- Claude !
- … un Français, doit vivre pour elle, pour elle un Français doit mourir !
- C’est lui, TON Claude ?
- Oui ! Fais voir ton œil !
- Je vais lui péter la gueule…
Jicé, malgré la mitraille, un tir nourri de rondelles d’ananas d’une précision grosseberthienne, bouscule Catherine, s’avance sans peur et sans reproche, monte sur le canapé, se prend le pied dans un coussin, bascule dans le vide et s’étale… sur moi !
- Ouch !
C’est qu’il est imposant, le bougre ! Un beau bébé ! S’il a la ligne, c’est la première, agenaise ou holeblaque. Il m’écrase, le con !
Vite, je le repousse avec une force vitale, presque désespérée, ce qui le fait voleter quelques instants vers le lointain. Atterrissant massivement, il glisse sur le parquet humide et se cogne le crâne contre un pied de table. Blessée, la bête rugit mais tombe bien vite dans les pommes d’un panier renversé par le choc, groggy. Et de un !
Les barbares, loin d’être découragés, probablement, même surexcités par le sang qui pourtant n’a pas coulé, encerclent ma citadelle interdite, prennent position près des douves. Hardis ! Faites chauffer l’huile et le plomb fondu !
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Bravache, je balance mes ultimes poignées d’arachides puis le sac vide. Par-dessus le dossier je jette un œil prudent. Il n’y a plus âme qui vive.
Victoire ! Victoire !
Ah ! Qu’il est donc doux ce soleil austerlien ! L’audacieux, une fois encore, pour toujours, est récompensé. Ici, c’est Marignan, Iéna, la Marne, Stalingrad. Le général en chef, artisan de la gloire, lève les bras au ciel et ses doigts se déplient en un V souriant. Je trépigne de joie. Pour un peu, si ce n’était si dangereux, je ferais un tour d’honneur.
Euphorique, grisé, je ne remarque pas Jicé qui sort de sa torpeur et réunit ses troupes.
Lentemant, comme le mort vivant s’extrait délicatement de sa tombe, il se redresse. En rage. Bras tendus, mains crispées en avant, ciblant expressément mon cou, volontaires, pavloviennes, délirantes, guidées par la seule haine, Jicé fond sur moi pour me rayer définitivement des listes électorales, des destinataires des bulletins paroissiaux, des abonnés de l’Humanité Dimanche, de la plèbe grouillante des importuns terrestres.
Il me serre le kiki, m’écrase la pomme du mec à Eve, me coupe l’alimentation aérienne.
- Arghhhhh !
- Houmph !
- Rrrrrrrrrrr !
L’oxygène se raréfie. Mon cerveau s’en fait mal irrigué. Des feux d’artifice envahissent ma vision. Ma vie se rembobine. Dieu apparaît.
- Il n’est pas encore l’heure, mon fils.
Dieu disparaît.
Mais Il m’a encouragé.
Je jette alors dans la baston mes grognards fidèles (la survie, combien de divisions ?). A défaut du reste, je bande mes muscles, j’attrape les doigts assassins, je les tords, je les triture, je les casse, un par un, je les émiette, je les vaincs. Puis, libéré, j’aspire goulûment de l’air, même s’il est vicié d’essence de Brut 33 (que porte Jicé) et de fumée de mes clopes.
Jicé hurle à la mort. Je suis épuisé. Catherine apparaît.
- Bon, les garçons, ça suffit maintenant !
Elle paraît à bout.
- Il m’a pété les doigts !
- Bien fait ! Na !
- Rrrrrrrrr…
Quelques baffes s’échangent, malhabilement.
- STOP !
Catherine s’interpose.
- C’est lui qu’a commencé !
- N’importe quoi !!!
- Fermez-la ! Allez, dégagez ! Dégagez !
Elle se tourne vers ses amis.
- Et vous aussi, dégagez ! Foutez le camp ! Je vous ai assez vus !
Bien sûr, on s’étonne. On pousse des « Oh ! » et des « Ah ! », on est sous le choc. On chuchote des mots où surnagent « folie » et « on ne me la fera plus » et puis des « viens chéri(e), rentrons ! »
- Barrez-vous, bande de cons !
C’est un cri primaire, viscéral. Il provoque une débandade honteuse et confuse. Sans ménagement on ramasse les victimes de la bataille et on saute dans les bolides pour s’enfuir sans merci.
Nous restons seuls, Catherine, Virginie, Jicé et moi, si tant est que l’on puisse dire que je suis bien présent.
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- J’ai demandé à Virginie de prendre en charge Jicé et je me suis occupée de toi. Rien que de toi ! Jicé va bien. Il aura du mal à se curer le nez pendant quelques semaines mais rien de bien grave.
Non, rien de rien, non, je n’me souviens de rien… Dire que je suis atterré est malingre. Je me sens ver de terre, limace, têtard de mare croupie, gonocoque.
Cependant, étrangement, malicieusement, Catherine glousse. Lorsque je lui demande à mots couverts le pourquoi de cet amusement, elle répond :
- Je me suis bien amusée, au final !
- Quoi ?
- Oui ! Il y a bien longtemps que je n’avais pas autant ri.
- C’est vrai ?
- Je te le jure !
- Ah ben merde, alors !
Elle m’embrasse. Sa langue vient rencontrer la mienne et ses bras m’enserrent comme jamais.
- Tu sais, tu m’as dit « Je t’aime »
- Hon ?
Non, rien de rien…
- Tu m’as pris dans tes bras et tu m’as dit « Je t’aime », plusieurs fois.
- J’ai fait ça ?
- Oui m’sieur !
- Et ?
- Wahoooo ! J’ai adoré !
- Ah !
- Ça a excusé tout le reste… Tu étais dans un tel état que tu ne pouvais qu’être sincère. Une sacrée déclaration !
- Et bien… Heu !
- Après, ça c’est gâté…
- Oh non ! Non ! Quoi encore ?
Catherine prend son temps et jouit littéralement de me voir me putréfier.
- Hé bien… Tu…
- …
- Tu m’as demandé en mariage.
- Pfouh !
- Si, si ! Dans les règles de l’art, genou à terre, au milieu des décombres. D’un romantique ! Même si je ne suis pas sûre que tu aies pu te lever à ce moment là, c’était vachement beau. Alors, tu penses, j’ai réfléchi… un peu !
- Hum !
- Et j’ai dit …
Une garde républicaine roule du tambour au loin.
- OUI ! Tu te rends compte ? Je t’ai dit OUI bien que tu aies baisé avec Virginie, ravagé mon salon, cassé les doigts de Jicé et fait fuir tous mes amis. Je t’ai dit OUI et toi… Tu sais quoi ? Tu sais ce que tu as fait ?
- Aie !
- Ouais, ça tu peux le dire !!! Tu as ri ! Tu as éclaté de rire, en tapant des mains comme un gamin devant un sapin garni. Puis tu es tombé dans les vaps. Mais, crois-moi, petit bonhomme, ce rire va te coûter cher, TRES cher !