Elle chaussa ses petites lunettes rondes et se pencha sur les documents jaunis.
C’est ma foi vrai ! s’exclama t’elle en se laissant tomber dans le fauteuil de velours usé.
Trente ans, cela faisait trente ans qu’elle cherchait, épluchait, lisait et relisait ces vieux papiers et jamais elle ne s’était rendu compte de ce que sa petite fille avait découvert en quelques secondes de lecture.
Déjà trente ans que sa grand-mère était morte et qu’il avait fallu vider la grande maison de famille que sa mère et ses oncles avaient décidé de vendre. Elle se souvenait comme si c’était hier de cette chasse aux souvenirs des larmes dans les yeux et le cœur déchiré. Chaque bibelot, chaque livre évoquaient un peu de son enfance bercée par la voix de son aïeule et de ses histoires d’autrefois qu’elle, petite fille alors trop calme, écoutait avide et insatiable.
Et puis un après-midi, dans le grenier, il y avait eu la découverte, celle qui allait faire basculer sa vie, bien banale en vérité : une large sacoche de cuir craquelé dans lequel se trouvaient des dizaines de feuilles manuscrites retenues par des rubans de soie à la couleur passée. Sans trop savoir pourquoi, elle avait ramené le tout chez elle, s’était enfermée dans son bureau et méticuleusement avait passé la nuit à étudier l’ensemble de son trésor. Au petit matin, elle avait classé les pages calligraphiées et avait déplié le grand arbre généalogique que son arrière arrière grand-mère Amélie avait dessiné et tenu à jour jusqu’à sa mort.
Emerveillée et heureuse, elle avait téléphoné à sa mère pour lui faire part de sa trouvaille mais celle-ci n’avait pas semblé s’y intéresser. Quand elle lui annonça qu’elle avait décidé de reprendre la généalogie abandonnée et de la réactualiser, celle-ci avait eu l’air surpris et avait fini par lâcher d’un ton un peu désabusé :
Ecoute Isabelle, si ça t’amuse et que tu as du temps à perdre, n’hésite pas ! Parlons sérieusement maintenant, est-ce que l’on peut compter sur toi le week-end prochain pour finir de déménager les meubles ?
Elle avait été très déçue, elle ne comprenait pas ce désintérêt dont faisait preuve sa mère pour ses racines. Isabelle, quant à elle, aimait cette quête, ces investigations, cette traque acharnée pour retrouver sur un registre d’état civil ou dans un cimetière une année de naissance ou de décès. Et elle n’était pas peu fière quand après un an de recherche et des centaines de kilomètres parcourus, elle retrouvait des informations sur les membres d’une branche plus éloignée de sa famille et lui permettait ainsi de compléter une nouvelle ligne de l’arbre qui peu à peu s’étoffait.
Elle aurait aimé partager cette passion avec sa fille mais elle s’était heurtée à un mur, celle-ci lui avait même reproché un jour tout ce temps passé à courir à droite et à gauche, tout ce temps qu’elle ne lui avait pas consacré quand elle avait eu besoin d’elle. Mais au fil des années, la rancœur avait cédé le pas à cette belle complicité qui les unissait. Et à la mort de Marc, son mari, deux ans auparavant, la mère et la fille divorcée avaient décidé de partager la maison familiale suffisamment vaste pour que les deux femmes puissent y vivre en parfaite harmonie, sans se gêner mutuellement. Et c’est au cours d’un week-end qu’elle avait tenté d’initier Julie, sa petite fille, à la généalogie pour qu’elle lui succède lorsqu’elle disparaîtrait. Mais encore une fois, la déception était au rendez-vous, l’enfant avait regardé attentivement l’arbre dessiné mais alors qu’Isabelle lui expliquait la façon de procéder, la petite s’était écriée avant de s’envoler vers le jardin où l’attendait la balançoire :
Dis Mamie, t’as vu c’est amusant. Toutes les cinq lignes, il y a des dames qui sont nées la même année et pareil pour leur mort. C’est comme toi avec elle !
L’enfant avait posé le doigt sur le nom d’Amélie et puis dans un éclat de rire avait ajouté en passant la porte :
Sauf que toi, t’es pas encore morte !