Jocelyne Pichard se tenait dans sa cuisine et pelait des carottes au dessus de l’évier en écoutant Freddy Mercury sur une radio locale. Elle sursauta en entendant le carillon de la porte d’entrée. 21H00 ! elle n’attendait personne... Elle jeta un regard soupçonneux par la fenêtre. Son amie, France Duroux, se tenait devant le portail de la maison, le visage défait, ruisselant de larmes. Jocelyne se précipita vers la porte.
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Entre France, ne reste pas dehors comme ça. Qu’est ce qu’il t’arrive ma chérie ? Si tu voyais ta tête !
France entra en s’essuyant le nez d’un revers de la main. Son maquillage coulait sur ses joues en laissant des marques noires. Elle renifla bruyamment avant de parler d’une voix hachée.
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Raymond m’a quitté….. il est parti !
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Comment ça ? - demanda Jocelyne en aidant son amie à s’asseoir dans le grand canapé en cuir du salon. - Raymond ne peut pas te quitter, il t’adore !
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Il recevait des messages d’une femme sur son portable ! quand je m’en suis aperçue, on a eu une dispute …
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J’imagine … une vraie dispute !
France esquissa un pauvre sourire.
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Oui ! pour une vraie dispute, c’était une vraie dispute …. Il est parti en claquant la porte et en hurlant … je ne l’avais jamais vu dans cet état..
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T’inquiète pas ma chérie, il va revenir … où est ce que tu veux qu’il aille ? il est incapable de se faire cuire un œuf. Il doit être à Bordeaux, dans une chambre d’hôtel, à regretter son geste et à se demander comment se faire pardonner. Toi, tu n’es pas en état de rester toute seule, tu vas passer la nuit ici.
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France retrouvait petit à petit une contenance plus digne. C’était une charmante fausse-blonde d’une quarantaine d’années, petite, un peu trop ronde et trop maquillée. Elle regardait maintenant autour d’elle de ce regard typiquement féminin qui enregistre une infinité de détails futiles avec une précision diabolique. Ses yeux s’étaient arrêtés sur un yucca superbe qui partageait un pot vernissé avec un ficus benjamina aux racines exubérantes.
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Tes plantes sont fantastiques…. tu as vraiment la main verte.
D’un coup d’œil elle embrassait l’ensemble de la pièce en s’arrêtant à chaque fois sur des plantes plus magnifiques les unes que les autres. Un croton et un hibiscus cohabitaient sur un rebord de fenêtre, une fougère occupait un coin plus sombre tandis que des suspensions fleuries garnissaient les moindres recoins de la pièce.
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C’est pas possible….. tu as un secret ?
Un sourire léger flottait sur les lèvres de Jocelyne.
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Peut être ! ….. je te montrerais ça. Tu veux un petit verre de porto avant de passer à table ?
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Oh ! je ne veux pas te déranger, excuse moi, je ne sais plus très bien où j’en suis.
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Laisse, tu ne me déranges pas du tout. Tu veux de la glace avec ton porto ?
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Oui, s’il te plaît.
Le regard de France se posait avec obstination sur un superbe bougainvillier aux magnifiques bractées pourpres.
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Tu es bien mystérieuse avec tes plantes …. Tu les cultives dans une grande serre je crois ?
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Oui, aménagée spécialement. Tiens ! d’ailleurs c’est bientôt l’heure. Je vais te montrer ….Tu viens avec moi.
Comme son amie allait poser son verre, Jocelyne dit d’un ton badin.
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Prends le avec toi …. ça risque d’être assez long.
France poussa un soupir.
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Avec tes airs de conspiratrice tu me fait mourir d’impatience !
Les deux femmes sortirent du pavillon. Une véranda longeait le bâtiment jusqu’à une serre d’une trentaine de mètres carrés. Quand Jocelyne alluma la lumière, son amie ne put retenir une exclamation de surprise. Une profusion de verdure et de fleurs envahissait le local, courait sur le sol, montait jusqu’au plafond et retombait en grappes exubérantes.
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Mon dieu comme c’est beau. C’est fou ! Ça doit te demander des soins pas possible ! mais, qu’est ce que c’est tous ces fils…. tu mets de la musique ?
France montrait une série de hauts-parleurs qui pendaient depuis le faîtage. Elle reprit en riant.
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Tu fais comme les hollandais avec leurs vaches, tu leur passes de la musique classique ?
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Mieux que ça !
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C’est à dire ?
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La musique c’est bien. Mais ce qui est vraiment bénéfique pour les plantes c’est l’amour.
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Et toi tu leur donnes ton amour ….. en stéréo ?
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Attends, faut pas exagérer. J’aime bien mes plantes mais pas au point de leur dire des choses avec plein d’émotion dans la voix. Moi tu sais l’amour avec un grand "A", j’en suis un peu revenue depuis le suicide d’Alain.
Un long silence suivit la phrase de Jocelyne. France se décida à le rompre.
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Bon d’accord alors tu fais comment ?
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Tu sais où je travaille ?
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Oui, à la poste de Mérignac ! et alors .
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Les mecs savent que je suis libre et il y en a un certain nombre qui me drague….
France prit un air gourmand.
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Tu as bien de la chance ! profites en, tu es encore superbe ….
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Merci, mais moi les hommes, j’en suis un peu revenue… Depuis quelques temps ils me restent coincés là.
Elle tapota son cou de sa main tendue. Son amie arbora un air navré.
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Ah oui ! Bon si tu ne les encourages pas, j’ai du mal à comprendre comment tu fais.
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Je n’ai pas dit que je les jetais tous. J’en ai sélectionné un certain nombre, auquel je n’ai pas dit "non".
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Mais tu ne leur as pas dit "oui" !
Jocelyne éclata de rire.
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Bien sûr je ne leur ai pas dit "oui" mais je leur ai fait comprendre que j’étais encore perturbée, que je ne voulais pas m’engager, que je ne voulais pas être vue en présence d’un homme …
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Et alors ?
Le regard de France pétillait. Elle avait manifestement oublié son Raymond.
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Et bien je leur demande de se contenter d’une relation purement platonique, par téléphone.
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Attends ne me dis pas que tu racontes des cochonneries au téléphone comme avec le Minitel rose.
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Ça va bien ! pour qui tu me prends. Je leur demande simplement de me déclarer leur flamme au téléphone … C’est tout !
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Tu m’excites avec ton histoire. Je t’imaginais pas aussi ….. aussi
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Aussi retors ?
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Oui, retors, c’est bien ça. Qu’est ce que ça donne après.
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Tu vas bientôt voir, j’attends un coup de fil pour neuf heures trente. Je demande beaucoup de ponctualité. Tiens assois toi là et surtout, pas de bruit !
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Jocelyne indiquait à son amie un transat au milieu des plantes vertes. France s’installait lorsque une sonnerie retentit. Jocelyne décrocha un combiné mural et s’assit sur un tabouret en s’adossant à la paroi de la serre. La voix chaude et légèrement chantante d’un homme retentit dans la pièce .
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Jocelyne ? C’est Henry !
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Oh , bonsoir Henry, ça va ?
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Tout dépends de toi, tu le sais bien.
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Non, et je ne veux pas savoir ! je t’ai dit que je n’étais pas prête !
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Est ce que je peux au moins espérer qu’un jour tu le seras ?
La voix était mélodieuse et dégoulinait de tendresse. France se tortillait sur son siège en se mordant la lèvre inférieure. Jocelyne s’était levée et jouait sur des interrupteurs qui distillaient la voix de l’homme sur les différents hauts-parleurs.
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Je ne peux rien dire, je ne sais pas….. peut être un jour, mais en ce moment je ne veux pas aimer.
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Jocelyne, je t’aime, tu le sais, j’ai écrit un petit poème, tu veux l’entendre ?
Jocelyne Pichard sourit en répondant.
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Oui bien sûr !
Elle fit un grand signe à France en levant le pouce. La voix chaude s’éleva dans la serre.
Le poème était un peu naïf, un peu grivois aussi, mais l’homme paraissait sincère et une sensualité palpable se dégageait de sa voix.
Il s’était tu et attendait un commentaire. Jocelyne dit d’une voix que l’émotion altérait légèrement.
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C’est joli mais un peu limite non !
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Limite comment ?
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Limite érotique !grivois même .....
Un rire discret retentit.
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Je peux toujours espérer que cela éveillera chez toi quelque chose. Tu m’en veux ?
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Non, pas du tout, ça me gêne un peu parce que moi je ne peux rien te donner en échange.
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Si tu peux, mais tu ne veux pas !
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C’est plus compliqué que ça ….. j’éprouve de l’affection pour toi, mais ce n’est pas de l’amour.
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Ce ne sera jamais de l’amour ?
La voix laissait percer un sentiment d’infinie tristesse.
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Pour l’instant non …. Je ne suis pas prête, je te l’ai déjà dit ….. j’aime bien parler avec toi, mais ne m’en demande pas plus !
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Pour l’instant je m’en contenterais. Tu sais que je serais toujours là pour toi.
La conversation s’éternisa ainsi pendant de très longues minutes. Jocelyne ne disait pratiquement plus rien, elle se contentait de relancer son soupirant lorsque ce dernier donnait l’impression de fatiguer. Il était presque dix heures quand la communication prit fin. France ne tenait plus en place, elle regarda son amie raccrocher le combiné avec une mine gourmande.
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Qu’est ce que tu fais maintenant ?
Jocelyne jouait avec une série de boutons cachés dans le tiroir d’une table à rempoter.
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J’ai enregistré la conversation et maintenant je vais la repasser en boucle. Au bout de quatre ou cinq fois ça perd un peu de son efficacité….. Celui là je l’aime bien.
France poussa un petit soupir de soulagement.
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Ah tu l’aimes tout de même un peu. Tu n’es pas complètement insensible, moi il me faisait littéralement fondre.
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Non, non ! Jocelyne éclata de rire. Je n’aime pas du tout Henry ! tu le verrais, il est charcutier ou traiteur, je ne sais pas … mais il a une très belle voix et il dit de jolies choses….. mes plantes l’adorent, c’est pour ça que je dis que je l’aime bien ! tiens il a beaucoup de succès avec certaines de mes protégées. Surtout celles là, viens voir.
Elle fit signe à son amie d’approcher. En se penchant par dessus son épaule, France découvrit deux superbes potirons, émergeant d’une exubérante touffe de fougère.
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Tu vois, Henry est gros et moche mais mes citrouilles l’adorent. Elles doivent éprouver une certaine affinité physique. Pour Halloween je voudrais faire cadeau de ces deux potirons à mes nièces, alors je garde ce bon Henry pendant encore quelques temps, mais après je le vire….. disons qu’il sert d’engrais vocal pour l’instant !
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Tu es horrible !
Il était difficile de dire si la jeune femme le pensait vraiment tant son sourire était éclatant.
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ils font tous cet effet là sur tes plantes ?
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Non tu as trois cas : ceux qui ne sont pas sincères ne font aucun effet aux plantes, certains sont plutôt "légumes" et d’autres sont plutôt "fleurs".
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La différence, tu la fais comment ?
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Les belles voix graves comme celle d’Henry sont plutôt "légumes", les voix plus haut perchées sont "fleurs"…. On va manger, tout ça m’a ouvert l’appétit.
France plissa le front, ce qui chez elle, était le signe d’une intense réflexion.
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Ça t’ennuierais si je restais un peu ici et si je disais à Raymond que pour l’instant j’habite chez toi.
Jocelyne se figea puis haussa légèrement les épaules.
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Oui, bien sûr, tu peux rester tant que tu veux, pourquoi ?
Un grand sourire illumina le visage de France.
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Je voudrais savoir si Raymond est plutôt « fleur » ou plutôt « légume » ….
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Lorsque la lumière s’éteignit, deux petits êtres aux silhouettes incertaines sortirent du couvert d’une grosse fougère. Ils parlaient une langue très ancienne proche du kymrique des anciens elfes. Le plus jeune des deux, un gamin de quelques siècles, était fou furieux.
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Non mais tu as vu ces deux gourdes. Qu’est ce qu’elles croient ? Que leurs conneries peuvent influer sur la nature.
Son compagnon, tout aussi minuscule, mais affublé d’une longue barbe grise, prit un ton plus conciliant.
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Ne t’énerve pas comme ça ! si tu brises ton harmonie tu vas faire souffrir nos protégées….
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Je ne supporte plus ces humains arrogants qui croient tout savoir, tout comprendre…..
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Laisse les faire ! le plus gros défaut des humains c’est la curiosité ! il ne faut jamais l’exciter, alors laisse les croire ce qu’ils veulent, mais qu’ils ne se posent plus de question. Il vaut mieux qu’ils aient de mauvaises réponses à de vraies questions que pas de réponse du tout…