Mosjmilia, bourgade d’une centaine d’habitants, à majorité albanaise, située au Nord Est du Kosovo, à une trentaine de kilomètres de la frontière serbe. Sous un ciel plombé, le jour se lève sur un paysage quasi désertique, meurtri par deux années de guerre, encore noyé de brume. Il règne ici une atmosphère de désolation et d’abandon qui ajoute au sentiment d’isolement des hommes. Il fait froid.
Ignacio Cosi, à quatre pattes dans le bourbier de son enclos, est déjà en plein travail lorsque j’arrive sur le chantier, installé en bordure de village, à l’orée des premiers champs de colza dévastés. Il se contente d’un simple hochement de tête en réponse à mon « bonjour Sergent », aussi discret que possible pour ne pas le déconcentrer. Concentration et patience sont essentielles dans notre métier ; sans elles on ne fait pas de vieux os : on dit qu’un bon démineur n’est pas un homme qui se contente d’arriver à la retraite, mais un homme qui parvient à en profiter, entier, durant de longues années. La nuance mérite réflexion... Ignacio, à l’évidence, y avait réfléchi.
Sans m’attarder, j’enfile mon gilet pare éclats, chausse mes matramines, ces imposantes chaussures de progression montées sur coussins d’air, et m’empare de mon casque à visière blindé que je cale sous mon bras, avant de me présenter à l’entrée de mon couloir de travail, repérable à ses piquets reliés de tresses rouges et blanches, situé à une vingtaine de mètres de celui d’Ignacio. La traque, l’immonde traque de la journée, va commencer pour moi. Il est huit heures vingt. J’ai vingt minutes de retard.
Je m’appelle Félix Zocchetto, j’ai cinquante deux ans. Engagé très jeune dans la Légion Etrangère, j’ai passé une grande partie de mon existence à côtoyer la mort, à lui échapper : le Tchad, la Somalie, l’Ouganda, la Bosnie, le Rwanda... Un parcours sinistre, sans grandeur, ponctué de scènes de viols, de pillages, de lynchages, de tortures. Dans le lot j’ai sauvé quelques vies anonymes ; j’ai aussi torturé des hommes, sur ordre bien sûr, toujours et en toutes circonstances sur ordre, à l’abri de ma conscience, sans jamais trop me poser de questions. Les états d’âme n’étaient pas mon fort.
Il y a six ans cependant, j’ai décidé d’arrêter ce jeu de cache-cache avec moi-même. J’avais vu trop d’enfants massacrés, mutilés, estropiés à vie. A ce titre, l’expérience du Rwanda a été terrible, elle m’a marqué à jamais. L’horreur avait atteint des sommets. Alors, j’ai dit stop. J’arrête. Je n’avais plus qu’une idée en tête : cesser de vivre.
Un soir pourtant, à Splitjia, le sort en a voulu autrement. Je me trouvais à la terrasse d’un café, totalement désabusé, en compagnie de quelques soldats de ma section, occupés à s’envoyer bière sur bière, lorsqu’à la table voisine, deux militaires, apparemment deux parachutistes, qui s’exprimaient dans un français approximatif, se sont mis à échanger leurs « points de vue », sur les causes du conflit Bosniaque. Ils parlaient avec véhémence, sans aucune discrétion. L’un d’eux était particulièrement arrogant et faisait preuve d’un cynisme révoltant, qui laissait supposer chez lui un mépris total pour le genre humain. Au bout d’un moment, n’y tenant plus, et malgré le peu d’envie que j’avais à m’extraire de ma léthargie, je suis intervenu, j’ai contesté. Mes compagnons, voyant là une occasion d’en découdre, ont renchéri. La bière aidant, le ton est monté rapidement. J’ai traité l’individu de raciste, tant il m’excédait. Ce fut le mot de trop. Une bagarre a éclaté. Les coups se sont mis à pleuvoir de part et d’autre, sans ménagement. Sans doute cette confrontation, aussi brutale que soudaine, nous servait-elle d’exutoire à tous, frustrés depuis des mois par l’absence de combat en raison des consignes de non-intervention en vigueur. Toujours est-il que nous étions déchaînés et que nous nous trouvions rendus comme des sauvages.
J’allais prendre le dessus sur mon homme lorsqu’une explosion a retenti, terrible, faisant cesser aussitôt ce pugilat.
Non loin de nous, en bordure de route, un gamin venait de se faire emporter le bras dans un nuage de terre et de fumée jailli du sol. Un garçonnet en haillons, qui ne cessait d’aller et venir depuis un moment, cherchant en vain à nous vendre des cigarettes. Il restait là, hébété, regardant son moignon déchiqueté.
A mes pieds, le militaire que je venais de cogner s’est relevé, à moitié sonné, le regard ahuri ; il s’est précipité en titubant, a pris le gosse dans ses bras et l’a emporté. Atterré, je les ai vu s’éloigner vers la sortie du village ; le gamin perdait énormément de sang, il n’a pas cessé de hurler durant tout le trajet.
J’ai mis du temps à réaliser qu’il venait d’être victime d’une mine antipersonnel ; la première de ma vie que je voyais exploser sous mes yeux et toucher un être innocent : un enfant qui n’avait pas dix ans, dont aujourd’hui encore, je peux entendre les cris résonner dans ma tête. Je me rappelle avoir éprouvé alors un sentiment de dégoût et de rage mêlés, qui m’a submergé. J’ai eu honte de moi.
Le lendemain, rejetant toute velléité de suicide, je m’employais à faire parvenir ma démission à ma hiérarchie. Je me suis rendu dans les locaux de la section spéciale de déminage de Handicap International, rattachée au MAC (mine action center) de la province de Pristina, situé à Mojkie, non loin de Splitjia.
A ma sortie du petit bureau de recrutement, où je m’étais présenté comme bénévole, un homme m’a hélé sans ambages dans le couloir, le visage tuméfié, l’arcade gauche gonflée par un volumineux hématome. Râblé, le regard noir, résolu, il s’est approché de moi sans rien dire et a exhibé sous mon nez un « Coin » de NEDEX - la fameuse médaille de reconnaissance que possèdent tous les artificiers démineurs militaires du monde entier - suspendu au bout d’une cordelette de cuir nouée autour de son cou. Sans comprendre vraiment où il voulait en venir, j’ai regardé l’insigne qui se balançait, puis je l’ai regardé lui, en me tenant sur mes gardes, tant il exprimait de rage contenue . C’est alors je l’ai reconnu, malgré l’hématome, ou plutôt à cause de l’hématome : mon adversaire de la veille...
D’un ton rogue, avec une économie de mots, il m’a dit qu’il serait dorénavant mon instructeur civil. A l’évidence cela n’avait pas l’air de l’enchanter. A dire vrai, moi non plus.
C’est comme ça que j’ai fait la connaissance d’Ignacio Cosi, ancien NEDEX du 17e RGP de Montauban. Le « coin », qu’il balançait ce jour là devant mes yeux, frappé de son nom, est resté gravé dans ma mémoire comme le rappel permanent de mon propre engagement d’alors et, pour tout dire, de ma propre ignorance de ce que pouvait faire un homme de sa vie au service d’autres vies confrontées à la barbarie.
Cela va faire six ans que nous nous connaissons, que nous faisons équipe, Ignacio et moi. Les mines, ça le connaît. J’ai tout appris de lui. Jamais, durant toutes ces années, je ne l’ai vu se séparer de son « coin ».
Dans la Légion j’occupais le grade de capitaine ; ici au Kosovo, je suis un citoyen ordinaire qui tente désespérément de se racheter une conscience, une conscience d’être humain, si tant est que ce terme ait du sens, et que la chose soit encore possible dans ce monde que je ne suis plus certain de comprendre vraiment. Toutes les guerres ont leurs héros ; les « après-guerre » quant à elles sont des époques sans gloire, consumée entièrement dans les combats meurtriers et libérateurs. Leurs « héros » apparaissent sans panache car ils ne sont ni connus, ni reconnus. Ici, je suis Zocchetto, ou plus simplement « Toto ». Rien de plus. Cela me va bien.
Depuis notre arrivée à Mosjmilia, les choses se sont à peu près bien passées. Nous n’avons eu aucun incident à déplorer. Ce ne sont pas, hélas, les occasions qui manquent : il meurt en moyenne un démineur pour mille mines enlevées. Sans panache ni gloire. Ca coûte cher une conscience...
Huit heures trente. La mort rôde dans le coin, je le sais, j’en suis sûr, nous en sommes tous sûrs ici ; j’espère simplement que tout se passera bien. Mais j’ai un mauvais pressentiment ce matin : j’ai passé la nuit à cauchemarder, des rêves tous plus étranges les uns que les autres, sans queue ni tête, comme la plupart des rêves, dont certains, particulièrement effrayants, m’ont laissé une désagréable impression de réalité au réveil : Je déambulais rue Semarine, dans le souk de Marrakech, en compagnie de deux de mes filles et de mon fils aîné Manuel. A un moment, celui-ci a été bousculé par une charrette à bras transportant des œufs. Il s’en est suivi une altercation avec le propriétaire de la charrette, très vite rejoint par un groupe de commerçants voisins, qui brandissaient des exemplaires du journal Le Monde, dont ils se servaient comme de matraques. L’agitation qui régnait était monstrueuse, elle prenait des allures d’émeute, gagnait la foule amassée à la sortie du souk et se propageait bien au delà, place Djemaa El Fna, noire de monde. Propulsé au dehors, au milieu de cette multitude en liesse, j’ai croisé une Mercedes défoncée transportant un cheval mort, j’ai levé la tête : un vol de cigognes en formation traversait le ciel, prenant la Koutoubia pour cible et là, les voix de mes filles hurlant de terreur me sont parvenues. Le temps de me retourner elles avaient disparu, ainsi que leur frère. Je crois bien avoir hurlé à mon tour, mais dans la réalité cette fois. C’est ce qui m’a réveillé je pense. J’étais secoué de sanglots en me redressant sur mon lit. On venait de m’enlever une partie de moi-même. Je suis allé vomir ma bile dans les latrines du baraquement. Ce qui explique mon retard de ce matin. Encore maintenant j’ai son goût amer dans la bouche.
La mort m’aurait-elle fixé rendez-vous ? Cela fait si longtemps qu’elle envisage de le faire... Je l’entends déjà qui ricane près de ma gorge autant que je ricane moi-même, de rage sûrement, pour oublier ma peur, car j’ai peur, tout comme le sergent Ignacio probablement, non pas tant qu’elle m’emporte, car je ne la redoute plus, mais qu’elle le fasse avant que j’en aie terminé avec ce pourquoi nous sommes là. Je la devine, cherchant à se vautrer sous mes reins, je perçois son odeur, reconnaissable entre mille, odeur de sang, d’entrailles déchiquetées, de membres arrachés, calcinés ; odeur qui sera la mienne, peut-être, bientôt, là, maintenant, à la seconde, ou dans quelques minutes. Elle attend, sûre d’elle, surveillant la moindre faille, la moindre hésitation, elle me fait des promesses lugubres dans des murmures de faussaire, qu’aucune prière sortie de ma bouche ne parvient à couvrir. Et même si je tente de l’ignorer, elle sait, l’ignoble garce, combien je lui suis fidèle depuis toutes ces années, jusque dans mes rêves, sous des ciels monstrueux, longtemps après les massacres et les cris.
Huit heures cinquante. Prêt à l’affronter, sous mon harnachement blindé, je progresse lentement dans ce couloir de terre d’à peine un mètre de large sur cinq de long, tenant fermement à bout de bras mon détecteur de métaux, un vieil MD 8 anglais qui a fait son temps mais qui reste encore efficace.
A chaque écho perçu lors du balayage minutieux de la surface, le cœur s’accélère, la tension monte d’un cran. Il peut s’agir d’une mine antipersonnel ou de tout autre objet de métal - clou, ferraille, capsule de soda ou de bière - qu’il me faudra systématiquement retirer du terrain et déposer dans la « metal pit », la fosse à métal, située plus loin, derrière nous.
Durant tout ce parcours, la mort embusquée guette, narquoise et facétieuse. Je peux sentir son ombre sur ma nuque, son haleine se mêler à mon souffle, ses doigts croiser les miens à chaque frémissement de mes mains. Il me faut juste tenir, arriver sain et sauf à l’autre bout de ce couloir. Combien de fois me viendra à l’esprit l’idée de renoncer, de fuir, de quitter précipitamment ce corridor hostile avant de l’avoir purgé radicalement de tout danger enfoui ? Le « coin » d’Ignacio se balance sous mes yeux... Combien de temps cela prendra-t-il pour sécuriser ces cinq mètres carrés ? Il m’est arrivé parfois d’y passer une journée entière...
Autant de questions sans réponses qu’il vaut mieux éviter de se poser. Assez loin devant, le dos d’Ignacio, courbé sur son couloir de déminage, m’indique la voie à suivre, l’unique réponse à tous les doutes, à toutes les hésitations : faire ce que nous avons choisi de faire, ce que personne d’autre n’a choisi à notre place ; le faire sans tergiverser, méthodiquement. Tout le reste n’est que verbiage.
Onze heures. J’ai progressé d’un peu plus de deux mètres, durant lesquels je n’ai eu qu’une fausse alerte à traiter : un chargeur de mitraillette. Vide. A quelques pas de moi, distance dérisoire et pourtant infinie, aussi vaste que les plus grands déserts que j’ai pu parcourir, j’aperçois à l’extérieur de mon couloir, posée sur un tas de fourrage, une marionnette en habit de polichinelle, un simple jouet d’enfant, oublié là par mégarde...
Enfant... Le mot résonne dans ma tête comme la prière lancinante du muezzin. Paris, boulevard Haussmann, un après-midi de décembre, le ciel a cette même couleur cendrée, chargée de bruine ; il fait froid, très froid, comme aujourd’hui. Les allures piétonnes se font plus vives, les dos s’arrondissent, les amants ont des baisers fugaces et les mains dans leurs poches ; il se pourrait qu’il neige. Malgré ce froid, des grappes d’enfants emmitouflés retiennent leurs parents transis par les manches des manteaux, et se pressent, tels des abeilles sur du miel, pour admirer les vitrines de Noël illuminées. Le nez collé aux vitres embuées de leurs rires, ils y reflètent des regards émerveillés qu’on devine perdus dans un monde où les princes en habits de satin épousent des princesses aux chevelures de comètes, où les elfes parlent aux ours en peluche et où les cygnes charment les dragons et les embarquent à bord de fusées en fleurs d’orchidées ; un monde enchanteur, aux saveurs de sucre d’orge, fait pour une enfance enchantée, choyée, protégée, que j’observe un long moment, amer et brisé, dans l’air glacé du boulevard. Je me tiens à distance, sur une autre rive. Sous mon imperméable, je serre mon portable sur le plat de ma cuisse. « Manuel, bon sang, que fais-tu ? Pourquoi n’appelles-tu pas ? Nous avions projeté de dîner ensemble pour fêter ton succès, mais tu tardes à te manifester. Manuel, je t’en prie, appelle, je ne suis là que de passage, demain je serai reparti... »
Espoir d’un père enfoui au fond d’une poche, rêve d’enfant mis en vitrine... Illusoires et vaines tentatives d’échapper à une réalité des plus ordinaires : je suis seul, je me sens vieux, je me sens sale. Manuel ne s’est pas manifesté ce soir là... Il avait échoué à ses examens.
Je tressaille soudain. L’alerte sonore du détecteur, bourdon funeste entendu des milliers de fois, vient à nouveau de retentir. Je m’immobilise, tous les sens en éveil. « Attention les enfants... prenez garde, ne vous approchez pas de la vitrine, n’y touchez pas, n’y touchez surtout pas, reculez, ça risque d’exploser !... » Surréaliste et absurde mise en garde dans un monde ordinaire... Ici, la menace est réelle, elle n’a rien d’absurde ; elle reste surréaliste.
L’extrémité de mon MD 8, enfouie dans les herbes hautes qui recouvrent le sol, se trouve à moins de deux mètres de la marionnette suspecte. Une mine à éclats peut avoir été dissimulée à cet endroit, reliée à ce jouet en apparence inoffensif, par un fil-piège. Une simple traction sur ce fil et c’est la catastrophe : un gerbe d’éclats, mortelle, dans un rayon de cinquante à cent mètres à la ronde. Un appât dévastateur... Un frisson me parcourt.
Sans lâcher la marionnette du regard, je m’agenouille, repose prudemment le détecteur à mes pieds et me débarrasse une fois de plus de mes encombrantes matramines et de mes gants pour fouiller l’herbe le plus délicatement possible. Mais je ne sens rien sous mes doigts ; aucun fil suspect, aucune mine-piquet à raz du sol. Peut-être une mine à effet de souffle est-elle enfouie là. Il me faut sonder pour le savoir.
Le sondage... L’étape la plus la plus éprouvante mais aussi la plus excitante d’entre toutes. Je positionne devant moi la règle métallique graduée qui me guidera. Peut-être pourrai-je sentir cette fois, sous la pointe de la sonde, le cœur glacé de la mort, sa structure de métal dont il me faudra repérer, à l’aveugle, centimètre par centimètre, les contours, définir les volumes et les visualiser mentalement, avec le moins de marge d’erreur possible. Puis à nouveau je gratterai le sol, je dégagerai les premières mottes de terre, je finirai l’approche au pinceau-brosse, sans précipitation, sans trembler et enfin je procéderai à l’extraction de cette foutue mine. Si toutefois c’en est une...
Je m’accorde quelques minutes pour vérifier à nouveau mon matériel - règle, sonde amagnétique, truelle, pinceau - tandis qu’il se met à pleuvoir. Malgré le froid qui redouble, malgré la boue qui ne tardera pas à maculer tuniques et visières, cette pluie est la bienvenue : le sol n’en sera que plus meuble et facile à sonder à partir de maintenant.
Me voici à plat ventre, sonde à la main. La technique est simple, éprouvée, elle est efficace ; elle n’en reste pas moins délicate : il faut enfoncer la tige lentement à trente degrés dans le sol, en prenant appui sur la règle, ce que je fais en m’appliquant, jusqu’à cinquante centimètres environ, puis à la retirer délicatement pour recommencer deux centimètres plus loin, en s’aidant des graduations de la règle.
Au troisième sondage, juste sous la surface, la pointe de la tige ripe doucement sur un obstacle de structure métallique dont j’évalue prudemment l’importance. L’objet semble circulaire, d’un diamètre de huit centimètres environ, il comporte des cannelures en forme d’ailettes placées sur sa circonférence. A priori il s’agit bien d’une mine antipersonnel à effet de souffle. La moindre pression sur le couvercle souple de son diaphragme conique faisant office de ressort, peut actionner le percuteur de l’amorce pyrotechnique, placé devant le détonateur...
Il vaut mieux interrompre là cette exploration à l’aveugle et utiliser la petite truelle pour dégager la mine. Cent grammes d’explosif suffisent pour arracher un membre.
Patience et concentration... L’opération, répétée des centaines de fois, ne dure que quelques minutes. Les derniers débris de terre ôtés au pinceau, je m’empare de l’engin, à mains nues, aussi délicatement que possible, sans brusquerie, avant de parvenir enfin à l’extraire complètement. Il s’agit à l’évidence d’une mine AP, modèle M14, de fabrication américaine qui plus est !... Un modèle parmi les trois cent soixante répertoriés, produits par plus d’une quarantaine d’états au cours de la dernière décennie. Quand on pense que ce genre de saloperie coûte à peine dix dollars, alors qu’il faut en compter mille pour l’éliminer !... Quand on pense qu’il existe dans ce monde des hommes assez tordus pour les fabriquer : des chefs d’entreprises, des hommes d’affaires, en panoplie d’honnêtes citoyens, bons croyants pour certains, capables de quitter leurs bureaux, satisfaits de leur journée au cours de laquelle ils ont signé, avec suffisance, des contrats ignobles, capables ensuite de rentrer chez eux, de retrouver leurs familles, d’embrasser leurs enfants, de s’inquiéter d’eux s’ils ont le moindre problème, de se préoccuper de leurs études, dont ils préfèrent qu’ils les fassent dans les meilleurs établissements, choisis pour leur sérieux, leur moralité, leur prestige... Quelle farce ! Comment ces hommes là, ces ordures, s’accommodent-ils des milliers d’estropiés qui résultent de leurs activités ? Activités reconnues, légales, planifiées, entre politiques, entre financiers, entre états ? Comment font-ils, ces individus, pour mener leur vie sereinement, en toute impunité, dans la connaissance des drames qu’ils génèrent, des vies brisées dont ils peuvent voir les images sur leurs postes de télévisions, achetés avec l’argent de la mort, dont ils peuvent lire les reportages dans leurs magasines ?...
Des éclats de voix, soudain : une dispute entre un groupe de femmes kosovars, accompagnées d’enfants, et des gardes civils, alors que j’arrive à la fosse à métal, pour y déposer ma mine. Elles portent des fichus sur leurs têtes, dégoulinants de pluie. Apparemment, elles n’ont pas respecté les consignes de sécurité et ont passé outre l’interdiction de pénétrer dans la zone de déminage, sans doute pour retrouver leurs maris dans les champs voisins, en coupant au plus court. L’une d’entre elles paraît très agitée, elle ne cesse d’aller et venir en courant dans tous les sens. A plusieurs reprises elle invective un des gardes en lui désignant le chantier avec insistance. Un de nos hommes intervient. Il tente de la calmer, sans résultat apparemment et sans rien comprendre à ses explications en albanais. Finalement, il raccompagne manu militari tout ce petit monde jusqu’au poste de garde, situé à l’entrée du périmètre.
La gestion et l’éducation des populations, la formation des volontaires civils : une opération de déminage, c’est aussi cela. L’action sur le terrain d’une ONG comme la nôtre ne se résume pas assurer les premiers soins, apporter soutien et assistance aux familles traumatisées, équiper les victimes de prothèses...
Une somme d’énergie dépensée, des milliers de dollars d’aide, engloutis dans un travail de fourmi ; des dizaines et des dizaines d’années de fouille en perspective, pour espérer assainir d’immenses étendues de terre, souillées par la folie des hommes. Le combat de David contre Goliath... Vaine utopie ou volonté farouche d’ouvrir sur un monde meilleur ? Où situer la déraison ? Du côté de l’espérance d’Ottawa ou du côté de la realpolitik des États-unis ? Vaste fumisterie... Jody Williams peut se faire du souci.
Onze heures quarante. Je décide de regagner mon poste de fouille. Foutues bonnes femmes ! Qu’est-ce qu’elles fichaient là ?...Je me dirige sous la pluie vers le chantier de déminage dont je longe les tresses de marquage des premiers couloirs, et constate, qu’Ignacio a déserté le sien, situé loin devant. Sans doute s’est-il accordé une pause : il ne s’est pas rendu à la fosse à métal, j’en suis sûr : nous nous y serions croisés. Mon poste n’est plus qu’à une cinquantaine de mètres, caché par l’épais feuillage d’une haie, mais le sol, boueux par endroits, m’oblige à de nombreux détours.
Au moment où je vais y parvenir, j’entends crier, je relève la tête et mon sang se glace : je vois Ignacio surgir d’un buisson, à quelques mètres devant moi, dos courbé, une main tendue vers le sol, comme s’il remontait un fil d’Ariane. Il se précipite vers mon couloir de déminage, lequel reste caché à ma vue par la haie ; il hurle à nouveau : « Fil, fil ...Le gosse ! Le gosse !... ». C’est la dernière image que j’ai de lui vivant. L’explosion a été soudaine, terrible. Je ne saurais dire exactement quand elle a eu lieu, tout s’est passé trop vite : elle a pu se produire aussitôt après qu’il ait crié, à moins que ce ne soit en même temps, tout cela me paraît irréel ; je n’ai rien vu, rien entendu, il n’est rien arrivé au sergent Ignacio Cosi, non, rien. Pourtant, je l’ai bien vu se faire faucher en pleine course ; je l’ai bien vu, dans la réalité, atteint dans le dos par une gerbe de d’éclats, avec, en toile de fond, un geyser de flammes. Il s’est brusquement redressé, a levé les bras en l’air, les a agités un moment, puis je l’ai vu basculer en avant et disparaître derrière la haie. Pendant quelques secondes, plus rien, plus un bruit, plus un souffle d’air, hormis une épaisse fumée noire qui s’élevait d’un taillis, à mi-distance entre son couloir et le mien, tandis que je restais là, hébété, sous la pluie, tel un pantin inerte.
Alors le gosse est apparu. Tout menu, tout frêle, flottant dans un tee-shirt maculé de boue et un short bien trop grand. Il a émergé d’une trouée dans le feuillage, en pleurs, égratigné au front et aux jambes, il est passé devant moi sans même me voir, puis il s’est mis à courir en direction du poste de garde où se tenait une femme - sa mère probablement - qui attendait, pétrifiée, agrippée au grillage de la porte interdisant l’accès à la zone. Dans sa main, le gamin serrait une marionnette en habit de polichinelle, d’où pendait un long fil de nylon... Un fil piège. Celui-là même qu’avait dû découvrir Ignacio.
Ce n’est pas à cet enfant que la mort avait donné rendez-vous ce jour-là, ni à moi...Mais au sergent Ignacio Cosi, mon compagnon d’arme, mon ami. Ce qu’il ignorait, c’est qu’elle se terrait à l’autre extrémité du fil, dans son dos, reliée vraisemblablement à une mine bondissante à éclats, étant donnée la puissance de l’explosion.
La dernière mine d’Ignacio. La millième sans doute. Rappelez vous : un pour mille...
Annexe
Cinquante millions de mines, réparties dans une soixantaine de pays, restent à extraire du sol, auxquelles s’ajoutent deux à trois millions de mines posées annuellement.
Il meurt en moyenne un démineur pour mille mines enlevées. A raison de cent mille d’entre elles enlevées chaque année, cela fait une centaine de démineurs, toutes origines confondues, civile ou militaire, tués au cours d’une seule année. Soit cent par an.
Jody Williams n’a cessé de militer en faveur du bannissement total des mines antipersonnel. Elle a obtenu le Prix Nobel de la paix en 1997.
La convention d’Ottawa, interdisant totalement la fabrication et l’usage des mines antipersonnel a été élaborée en 1997, à l’initiative de la Croix Rouge et de près de 150 ONG. Elle a été signée par un grand nombre de pays (pratiquement tous les pays d’Europe Occidentale), à l’exclusion des pays suivants :
Arabie Saoudite, Arménie, Azerbaïdjan, Bahreïn, Bhoutan, Chine, Corée du Nord (République populaire démocratique de), Corée du Sud (République de), Cuba, Égypte, Émirats arabes unis, Estonie, États-Unis d’Amérique, Finlande, Géorgie, Inde, Iran (République islamique d’), Iraq, Israël, Kazakhstan, Kirghizistan, Koweït, Laos (République démocratique populaire), Lettonie, Liban, Libye, Maroc, Micronésie (États fédérés de), Mongolie, Myanmar (Birmanie), Népal, Oman (Sultanat d’), Ouzbékistan, Pakistan, Palau, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Russie (Fédération de), Singapour, Somalie, Sri Lanka, Syrie (République arabe de), Tonga (Royaume des), Tuvalu, Vietnam.
Les Etats-Unis sont le seul pays de l’Otan, à n’avoir toujours pas ratifié ce traité, repoussant sa signature à 2006, si toutefois une alternative aux mine était trouvée d’ici là. L’administration américaine a exporté plus de 5,5 millions de mines antipersonnel dans trente huit pays entre 1969 et 1992. Les E.U. possèdent encore aujourd’hui le troisième stock mondial de mines, soit 11,2 millions de mines AP .
La France, signataire du traité d’Ottawa, n’utilise plus, ne produit plus de mines antipersonnel, et a détruit son stock en 1999, trois ans avant la date imposée par ce traité.