Chaque matin, alors que j’arrivais à l’angle de la rue, je l’apercevais en train de fermer la grille de son jardin, puis il regardait l’heure sur une montre à gousset qu’il sortait de sa poche, rituel quotidien que les ans semblaient avoir ancrés en lui aussi profondément qu’ils avaient parsemé sa chevelure de neige fine.
Quelques secondes plus tard, nous nous croisions sous le réverbère et réglée comme une montre suisse, notre rencontre éphémère se limitait à un simple « bonjour mademoiselle » accompagné d’un sourire poli et d’un petit geste par lequel il soulevait son chapeau de feutre.
C’était un vieux monsieur toujours très élégant, ses traits très fins et son visage à peine ridé contrastaient étrangement avec sa silhouette voûtée et sa démarche un peu hésitante.
L’hiver vêtu d’un long manteau sombre et l’été d’une veste de lin clair, toujours solitaire, il habitait une vaste maison bourgeoise cachée en partie par de grands ifs mais que j’observais discrètement depuis la grille. Elle était magnifiquement entretenue et de la rue, j’entrevoyais l’énorme porte de chêne et les fenêtres à petits carreaux. Les massifs de rosiers rouges et jaunes, les lourds magnolias mauves et les camélias immaculés bordaient une large allée de gravillons gris.
Au printemps dernier, à quelques mètres de moi, je le vis s’écrouler brutalement, je me précipitai pour lui porter assistance et c’est alors, qu’il me glissa dans la main un trousseau de clés et murmura dans un dernier soupir : « la petite boîte bleue dans le secrétaire du grand bureau... prenez garde à vous... la boîte bleue dans le secrétaire du bur... »
Lorsque les secours arrivèrent, il était trop tard, une crise cardiaque l’avait emporté et je restai tellement désemparée face à cet inconnu qui venait de mourir dans mes bras que j’en oubliai et les clés et ses dernières paroles.
La journée fut morose et triste, très choquée par ce dramatique événement, je n’aspirais plus qu’à rentrer chez moi et me mettre au lit pour tenter d’oublier cette triste aventure. Mais la nuit qui suivit fut peuplée de cauchemars sordides, je voyais des ombres noires attirer le vieil homme au visage déformé dont la bouche se tordait et s’ouvrait démesurément laissant apparaître une boîte bleue que j’essayais en vain d’attraper, les murs se rétrécissaient autour de moi et je tombais dans un gouffre vertigineux. Je me réveillai en sueur et soudain je repensai aux clés que j’avais machinalement glissées dans la poche de ma veste.
Je pris le trousseau et le détaillai, il était composé de trois clés, l’une, longue et épaisse devait ouvrir le portail du jardin, l’autre, plus fine, celle de la maison. Quant à la troisième, délicatement ciselée, elle déverrouillait certainement le secrétaire dont il m’avait parlé avant de mourir.
Je jetai un rapide coup d’œil à la pendule, il était cinq heures, l’aube serait bientôt là, alors je décidai de m’habiller et de me rendre là-bas.