Je passai une partie de la nuit, absorbée par la lecture des pages noircies par l’histoire de ma vie, enfin de la vie de celle que j’étais supposée être depuis quelques heures ou quelques jours. J’appris ainsi que mon père, un richissime homme d’affaires était mort alors que j’avais quinze ans dans le naufrage d’un navire qui ralliait l’Angleterre.
Ma mère m’avait alors élevée seule dans cette grande maison jusqu’à ce que la sœur de mon père, Hortense, une vieille fille aigrie et acariâtre, ne vienne s’installer pour l’assister dans cette tâche. A ce moment-là je compris que ma tante n’était autre que celle qui m’avait montré les photos et qui en sortant avait pris soin de m’enfermer à clé dans cette chambre.
Ma mère la haïssait et Hortense le lui rendait bien, des feuilles entières contaient les multiples humiliations et bassesses que celle-ci lui faisait subir. Sa méchanceté était telle qu’elle s’immisça dans les veines et dans l’âme de la pauvre femme fragilisée par la mort de l’homme qu’elle avait toujours aimé et qui après quelques mois de cette pénible cohabitation tomba gravement malade. Elle souffrait nuit et jour sans répit de douleurs abdominales terribles qui la faisait gémir de longues heures. Des lignes entières, rédigées par une main tremblante et angoissée, décrivaient son teint pâle et les grands cernes bleutés qui marquaient ses yeux verts. Un matin, à bout de souffrance, elle s’était jetée d’une fenêtre du deuxième étage.
Adrien, alerté par le bruit de la chute s’était précipité dans le jardin et absorbé à tenter de porter secours à ma mère, ne vit pas que je venais d’assister à la terrible scène. Mes yeux ne pouvaient se détacher de la robe blanche qu’elle portait et de cette tache rouge qui s’élargissait quand soudain, je sentis un regard se poser sur moi. Instinctivement, je levai les yeux et j’aperçus Hortense derrière la fenêtre brisée. Cette vision m’arracha un cri d’effroi, elle se recula subrepticement mais je savais qu’elle avait tué ma mère.
Adrien, s’empressa de m’emmener dans la maison. Hortense, impassible, apparut alors dans le salon et voulut me prendre dans ses bras, je la repoussai violemment, la qualifiant de meurtrière. Elle ne se démonta pas et reprocha à Adrien de m’avoir laissée assister à ce drame, ce qui m’avait profondément choquée.
Le médecin qu’Edouard le jardinier avait été cherché, venait d’arriver. Pour ma mère il était trop tard mais ma tante lui demanda de me donner un calmant lui expliquant que je venais de perdre mon père et que cette nouvelle tragédie avait fortement entamé l’état de mes nerfs.
Pendant des semaines, je fus incapable de prononcer le moindre mot, et chaque nuit, l’image du regard mort de ma mère me poursuivait, j’avais l’impression qu’elle voulait me dire quelque chose que je ne comprenais pas. Adrien me protégeait avec beaucoup de douceur, calmant mes angoisses et chassant les démons qui envahissaient mes rêves.
Le jour de l’enterrement, Hortense décida de s’installer définitivement dans la demeure de mes parents pour prendre soin de moi et pour gérer mon héritage jusqu’à ma majorité.
C’est aussi ce jour-là que je décidai de monter dans la chambre de ma mère pour lui faire mes adieux et que je vis pour la première fois sur la table qui lui servait de bureau, une petite boîte bleue décorée de fleurs de lys argentées.
Le lendemain, je tombai malade, incapable de descendre les marches de l’escalier sans m’évanouir. Le docteur parla d’anémie puis de faiblesse, puis encore d’une maladie inconnue qui touchait les nerfs et le cerveau.
Ce furent les derniers mots que je pus lire sur le journal, les autres pages avaient été arrachées.
J’étais épuisée. Par la fenêtre de la chambre, j’aperçus les premières lueurs du jour, et avant de sombrer dans le sommeil, je me souvins de cette phrase entendue alors que je perdais conscience dans la maison abandonnée : « il n’y aura plus d’aube pour toi, désormais tu erreras dans les ténèbres du doute ».