Jean-Philippe Desramons. Que la vie est douce et qu’il est bon d’être riche quand on a rien à faire ou presque. Quand tout tombe du ciel sans même avoir à claquer des doigts. Parce que claquer des doigts c’est fatigant. Mais Jean-Philippe, lui, se moque éperdument de l’argent, il ne sait pas ce que c’est, il n’en a jamais eu besoin. Du moment qu’il mange à sa faim et qu’il est au chaud quand il en a envie. Il laisse à son père les innombrables tracas que procure la gestion d’une immense fortune. D’ailleurs toute la famille évolue dans les sphères mondaines entre leur appartement parisien et leur château près de Rambouillet.
Toute la famille sauf Jean-Philippe.
Il s’en fiche un peu.
Décalé.
Catherine, sa sœur aînée de trois ans, lui fait souvent la morale à ce sujet. Derrière un visage sophistiqué tiré à quatre épingles, on dirait un visage de cire tout droit sorti du musée Grévin. Toujours à prendre son air pincé de fillette capricieuse. Il faut dire que Papa Desramons n’a jamais rien su lui refuser. Naturellement il l’a engagée dans sa société comme petite secrétaire juste après qu’elle eut obtenu son petit baccalauréat. Maintenant, assurément, elle fait partie des grandes personnes et le petit Jean-Philippe, lui, est resté là, tout seul. Au fond c’est aussi bien comme ça. Une vie paisible, entourée de grosses limousines noires et de chiens luxueux. Ou le contraire. Il y a ce château également, résidence principale de la tribu Desramons. Et le parc aussi, d’une belle superficie dans lequel s’étire majestueusement un lac, signe de haute noblesse aiment-ils à penser. Pourtant ils n’ont jamais rien eu de noble, même pas leur nom.
Jean-philippe n’est pas comme les autres, il est un peu en retard, c’est ce que tout le monde dit, un peu bête, renfermé, l’air toujours triste ou effaré. Il est un aventurier.
Cet après-midi là, il décide d’une escapade dans le parc. Toute la famille est à Paris et Nadine, la gouvernante, n’a absolument aucune autorité sur lui. Il le sait. Son truc c’est de ne pas répondre, de faire l’idiot ou le sourd. Alors Nadine soupire bruyamment les poings sur les hanches et laisse faire. Pour Jean-Philippe, désobéir à Nadine est un jeu avant le jeu. « Monsieur et Madame sont partis pour affaires à Paris. » a dit Nadine révérencieuse derrière son tablier bordé de dentelles. Il pense alors qu’on le prend une fois de plus pour un imbécile. Depuis quand les bourgeois travaillent-ils le week-end ? Il sait très bien qu’ils vont occuper leur dimanche à serrer des mains dans des hôtels particuliers, à se gaver de petits fours dans des salons eux aussi particuliers. Et ça, Jean-philippe il n’arrive pas à comprendre, lui qui, le samedi venu, laisse défiler ses rêves les plus fous et revoit, devant lui, comme en cinémascope, le moyen âge et ses chevaliers, la conquête de l’ouest et l’indépendance des Etats-Unis, la première ou la deuxième guerre mondiale, le grand nord canadien et ses trappeurs ou les grandes explorations africaines.
Jean-Philippe aime jouer et il faut qu’il joue. Même à dix sept ans, il doit jouer comme un ordre venu des cieux, comme un désir impérieux venu du plus profond de son être, c’est plus fort que tout, il ne lâchera pas son enfance comme ça, il ne la vendra ni aux bandits ni au diable. Pas même aux bourgeois... Il n’a qu’un seul regret, celui de ne pas avoir la possibilité de partager tous ces jeux merveilleux avec un copain. Un copain tellement copain qu’il pourrait être son frère.
Tiens un frère... à défaut d’une soeur... c’est une bonne idée.
Son enfance c’est son nid douillet. Papa Desramons a bien essayé de l’intéresser à l’entreprise, mais il n’y eut rien à faire. Il était trop tôt ou alors trop tard. Jean-Philippe est un joueur, un joueur inoffensif dans la léthargie de son adolescence. Et il compte bien continuer à jouer encore longtemps. Il sait bien que ce n’est plus de son âge, que les filles l’attendent en piétinant, qu’il pourrait faire du sport, voir des copains, sortir, aller au cinéma... Mais non, rien de tout cela ne l’intéresse, et puis dans un si beau parc on ne peut que jouer. Nadine pourra toujours taper du pied, hurler, beugler même l’ordre de rester à l’intérieur du château, il n’en fera qu’à sa tête. Tous ses personnages l’attendent dans la forêt encore endormie dans ce mois de mars presque écoulé.
Vêtu de frusques en dessous d’un Loden vert bouteille, Jean-Philippe ne ressemble à rien sauf à lui-même. De taille moyenne, les cheveux courts coiffés en brosse, le pas long, il se balance d’un côté puis de l’autre comme l’aiguille d’un métronome qu’on aurait oublié d’arrêter. Bien sûr, comme à chaque sortie, il s’est muni de son long bâton qui fera aussi bien office d’épée que de fusil-mitrailleur. Tout dépendra de l’époque dans laquelle il décidera de vivre une fois au creux du parc. Alors, dans un moment d’inattention, Jean-Philippe prendra son bâton pour une mitraillette, alors que quelques instants plus tôt il vociférait tout haut qu’il était un chevalier de la Table Ronde. Il s’arrêtera net, regardera son bâton, perplexe, le reprendra à la façon d’une épée et se mettra en garde face à une demi-douzaine de bandits de grands chemins imaginaires.
Décidément, rien n’est facile pour un héros...
Sur le perron, la petite gouvernante ne peut que contenir sa colère et prier le ciel pour que Monsieur et Madame n’apprennent rien de la sortie de leur fils. Monsieur et Madame n’aiment pas qu’il sorte sans leur autorisation directe. Et ce samedi-là, pour une obscure raison, ils ont décidé que Jean-Philippe ne sortirait pas.
Il se dirige donc, frémissant déjà de ses aventures, vers le lac. Pour cela il pique droit dans le bois derrière le château. Inutile de dire qu’il connaît son fief comme le fond de sa poche. Quoique le fond de sa poche soit toujours emplit d’objets aussi insolites les uns que les autres. Entre autres choses Jean-Philippe est aussi très étourdi.
Il prend maintenant le chemin de terre et il commence à respirer à pleins poumons. Le sol est humide d’une pluie récente et l’odeur de l’humus remonte du parterre de feuilles à demi pourries. Il se sent revivre et il admire tous ces arbres qui, dans quelques jours allaient donner de minuscules feuilles, puis un peu plus tard, des fruits. Il ne voit passer le temps et la vie qu’au travers de son parc, son lac et son univers imaginaire. Pendant l’école, il élabore en pensées ses futures pérégrinations, celles-ci se concrétisant en un flux d’émotions fortes à la fin de la semaine, à la condition qu’il ne soit pas privé de sortie ou que ses parents soient absents « pour affaires » ou bien encore vautrés dans le grand salon, en train de rire, de boire des vodkas et de fumer des cigares. Sans doute parce qu’ils n’ont plus le temps de s’occuper de leur fils. Sans doute parce qu’il est un peu différent des autres garçons de son âge. Sans doute. L’ont-ils eu ce temps ? L’ont-ils pris ? Et puis il faut dire qu’il est un peu en retard pour son âge vous comprenez. Même Catherine le dit tout haut dans le grand salon. Parce que c’est une dame Catherine maintenant. Quand on lui demande ce qu’elle fait, elle répond : « Je travaille pour mon père... Vous savez Desramons Industries, les rasoirs électriques ? Enfin nous sommes modestes nous ne fabriquons que les moteurs... »
« Elle est trop fière cette fille-là... » lance-t-il à ses parents, la tête baissée, comme si un aveu pareil lui causait une peine immense. D’ailleurs c’est à peu près tout ce qu’il est capable de leur dire. A l’école quelques-uns de ses professeurs se plaignent : « Tout de même le petit Desramons... » Tous arborent une mine condescendante vis-à-vis du jeune homme. « Il pourrait grandir... Et les filles vous croyez que... ? » hasardent certains d’entre eux.
Sa phrase favorite, qu’il décoche tant à ses camarades de classe qu’à ses professeurs, est aussi déconcertante que ses notes : « Je n’ai pas besoin de vous... » dit-il les yeux toujours baissés, à mi-chemin entre la crainte et l’indifférence. Et puis à d’autres moments, il a cette manie de fixer les gens, l’air hagard, en classe, dans la cour d’école ou dans la rue.
Lentement, il s’approche du lac. Il sent approcher ses gloires futures, lorsqu’il sera sacré Chevalier du Roi, ou reçu par le Président des Etats-Unis, lui, l’un des pionniers de la Western Union, ou félicité par le maire de Los Angeles, lui le meilleur agent de police de l’année, ou encore décoré de la Légion d’honneur pour héroïsme au combat. Il sent tout cela et il ne sait que choisir.
Il se déplace d’arbre en arbre, son prochain refuge est à environ deux cents mètres, dans une de ses cabanes fortifiées. Avant il n’est pas en sécurité, la mission est périlleuse, il doit impérativement remettre une importante missive au Roi avant la tombée de la nuit, il lui reste deux bonnes heures et le chemin est truffé de brigands sanguinaires...
Il arrive sur les bords du lac, il saute par-dessus un petit fossé d’un pas souple, à la façon d’un félin. Mais à la réception il trébuche sur une grosse racine à demie enfouie dans le sol et s’étale par terre.
Il ne se relève pas tout de suite.
Allongé sur le ventre, il bouge faiblement un bras, puis une jambe.
Là, il hurle de douleur.
Seul dans son parc.
Hors d’écoute.
La tête dans la terre molle.
Le goût de cette terre s’insinue dans sa bouche. Il recrache péniblement. Il se redresse enfin et le visage tordu de douleur, il joint ses deux mains à son ventre. Quelques secondes plus tard, il parvient à se relever, manquant défaillir à plusieurs reprises. Il rebrousse chemin et laisse son bâton près du lac, son bâton auquel il tient tant. « Je suis foutu... » murmure-t-il. Il ne pourra plus jouer. Sa grimace s’agrandit et la panique le saisit à la gorge alors qu’il se décide à regarder ses mains. Elles sont couvertes de sang et son pull-over bleu marine est auréolé d’une grande tâche sombre. Mais à l’idée de ne plus pouvoir jouer il ne peut se résigner à mourir. Et puis un héros ne meure pas c’est bien connu. En tout cas pas les siens. Il n’est pas un héros de télévision, un de ceux qui meurent parce qu’on a besoin d’une fin.
Il reprend alors le chemin en sens inverse, cela représente une éternité, entrecoupé de longues pauses, accoudé à quelques arbres du parcours. Il avance péniblement et chaque pas le tord de douleur. Au fil des mètres, il se courbe un peu plus, il s’arrête encore, il se répète sans cesse qu’un héros ça ne meure pas, que ce n’est pas possible. Alors il serre les dents, parce qu’un héros même s’il en a très envie ne pleure pas, même si le héros n’a que dix-sept ans et qu’en plus le héros est un jeune homme. Alors il souffre en silence. Il est maintenant presque arrivé et il grommelle quelques mètres avant les premières marches du perron : « Saloperie de poignard... » Celui qu’il venait de chaparder dans une malle au grenier et qu’il avait habilement dissimulé sous son Loden difforme, entre la peau et le pantalon, à la manière des corsaires... Il s’était dit qu’une arme comme celle-là pourrait toujours lui servir au cœur de la forêt, et puis il s’était senti tellement plus proche de la réalité.
Il voudrait tousser, mais à coup sûr cela lui ferait rendre l’âme. Jamais il n’aurait imaginé à quel point il est douloureux de souffrir en héros. Mais une chose est sûre, il rentrera par ses propres moyens, sans aide, les mains crispées au ventre, dégoulinantes de sang. Nadine, affolée, s’arrachera les cheveux par poignées entières en criant. Seulement à ce moment, il sera reconnu comme un vrai, un pur un dur. Quelqu’un quoi. Et pas un pauvre gosse qu’on habille, qu’on élève et qu’on nourrit parce qu’on y est obligé. Il sera alors le vrai héros, celui qui a souffert. Il obtiendra enfin toutes les faveurs de Catherine, elle qui le délaisse. Choyé, dorloté, il prendra sa revanche.
Il monte la première marche du perron dans un effort intense en gémissant sous la douleur. Il répète : « Saloperie de poignard... » et s’effondre lourdement sur sa blessure. Un vrai héros vient de mourir et personne n’en saura jamais rien. Nadine pousse un cri.