Un cri général s’éleva dans la salle de jeu. Une paire aux as venait de faire perdre sa fortune au comte de Bellemont. Ceux qui s’étaient amassés autour de la table pour s’offrir l’émotion de ce « quitte ou double », firent un pas en arrière. Ils étaient frappés de stupéfaction. Jamais, le comte André-Gérard- Émilien de Bellemont n’avait perdu le « dernier coup ». Qui était ce jeune héros qui avait gagné ? Personne ne l’avait jamais vu au Casino avant ce soir. Il avait l’air d’un ange. Comment avait-il pu battre ce démon de comte ? Nul n’arrivait à se faire une idée, ni une raison de ce qui venait de se passer. Un jeune homme innocent, presque un enfant, avait vaincu à son propre jeu, le joueur le plus redouté de Paris. Un être qui, disait-on, n’hésitait pas à tricher quand il se sentait perdu, ni à tuer qui l’en eût accusé.
« Comment s’appelle ce pauvre chéri ? demanda une vieille marquise, tout en plongeant instinctivement sa main dans la rivière de diamants qui coulait autour de sa gorge.
- Pauvre n’est guère le mot qui convient, lui répondit son voisin, un beau vieillard souriant. Il vient de gagner un milliard..
- Comment se nomme-t-il ?…
- Bah ! je ne sais plus.
- Amorgador, dit une voix.
- Amorgador ? N’a-t-il pas de patronyme ? insista la marquise en se retournant dans la direction de la voix. »
N’apercevant personne, elle jeta un coup d’œil perdu à son compagnon qui la consola :
« Il doit être sans famille. »
Amorgador, en cet instant, fixait son adversaire. Sur ses prunelles flottait un nuage bleuté qui envahissait la vision du comte. Il avait encore la main posée près des cartes qu’il avait abattues. Il attendait sans bouger. Il attendait en silence. Il attendait, vainqueur.
Le comte ne cilla pas. Comme un noyé, il voyait défiler sa vie. En quelques secondes, devant lui, le cours de son existence passa de sa riche naissance à son récent mariage avec la jeune Clothilde de Rignac. L’aile d’un sourire lui caressa les lèvres. Il n’eut, hélas, pas le temps de jouir de ce doux répit. Le temps retrouvé, accélérant sans pitié, s’était reperdu jusqu’aux dernières secondes de cette dernière partie qui allait lui être fatale. Le silence, autour de lui, était déjà mortel. L’homme qui, jusqu’à ce jour, n’avait fait que gagner, se demandait, comment il avait fait pour perdre.
-----
-----
Le comte de Bellemont, suivant sa tactique habituelle, avait permis à son adversaire de prendre l’avantage. Tant qu’il sentait « son » jeu de cartes dans sa poche, blotti contre son cœur dont il régulait les battements, il ne craignait rien. Il pourrait toujours, au dernier moment, le faire apparaître et réclamer qu’on l’utilisât pour la dernière donne. Les cinquante-deux cartes étaient pointées. Cinquante-deux détails microscopiques qu’il connaissait jusqu’aux bout des doigts. Cinquante-deux petites marques qu’il voyait si bien qu’elles l’éclairaient comme d’immenses phares. A chaque perte, il s’était promis d’agir mais chaque fois, il avait laissé les mises doubler et s’accumuler devant ce mystérieux inconnu qui le fascinait. Il lui semblait se battre contre le fantôme de ce qu’il avait été, lui-même, il y avait longtemps, au début, au tout début de sa carrière dont la fin approchait. Soudain, dans le brouillard de ses sentiments qui émoussait ses sens, il avait entendu les mots fatidiques. « Quitte ou double ! » Le moment était venu de contre-attaquer. Jusque là, le comte n’avait supporté sa défaite qu’en la maquillant de la victoire du spectre de sa jeunesse. Mais cet attendrissement avait coûté trop cher. Il avait senti sous sa veste, son cœur battre les cartes. Il fallait s’en saisir ! Sa main avait tremblé. Mais il n’avait pas bougé. Il n’avait pas dit mot. Pétrifié il avait laissé l’inconnu commencer de distribuer. Lorsque la première carte était tombée devant lui, il avait encore eu le temps d’exiger qu’on changeât de jeu pour celui qu’il avait dans sa poche. Ses lèvres étaient restées scellées. A la deuxième carte, sa bouche s’était entr’ouverte, mais il avait hésité trop longtemps à parler. Avant de pouvoir réaliser les conséquences de son inaction, il avait été servi… Et il avait compris qu’il était perdu…
« Je suis désolé, murmura Amorgador.
- Faites-moi grâce de votre humiliante humilité.
- Je désire vous faire grâce, tout court. »
Le comte leva le sourcil. Ses tempes grises battaient sous la force de ses pensées. Avait-il bien compris ? Le jeune fou était-il prêt à annuler sa dette ? Non. Il ne le croyait pas. Ce jouvenceau n’aurait su lui faire un affront qui pouvait lui coûter la vie. Le priver de l’honneur de ses dettes était une offense qui ne pouvait être lavée que dans le sang. S’il trichait au jeu, il ne trichait pas en duel.
« Entendez-moi, dit Amorgador qui semblait avoir compris ce qui se passait dans l’âme du comte.
- J’écoute.
- Je vous joue votre trésor !
- Vous l’avez déjà.
- J’a dit : trésor, je n’ai pas dit fortune.
- Osez-vous dire !!….
- Clothilde. »
Une clameur emplit la salle. Les gens s’agitaient autour des joueurs. La vieille marquise, dans un réflexe, s’agrippa au bras le plus proche, tout en s’éventant avec chaleur. Le comte aurait pu sortir son pistolet et tuer Amorgador. Personne ne l’en eût blâmé. Amorgador méritait la mort. Pourtant, si le comte n’hésitait pas à tuer, il préférait jouer. Cette fois-ci ce petit crétin allait payer pour son arrogance. Il ne lui trouvait soudain, plus rien de ce que lui, André-Gérard- Émilien de Bellemont, possédait quand il avait son âge. Le spectre, le fantôme, le revenant, l’esprit qu’il avait cru percevoir en cet imposteur avait disparu. Il n’avait plus devant lui qu’un gamin qui devait, et, allait recevoir une leçon. Il n’hésita plus. Il tira de sa poche le paquet de cartes. Son paquet de cartes. Il en brisa le sachet et le posa sur la table.
-----
-----
Amorgador l’observait sans bouger. Il regardait le comte avec un air de méprisante supériorité. Son port était celui des grands héros trahis. Le comte se demanda pendant une seconde si son adversaire savait que les cartes étaient truquées. Il le fixa dans les yeux. Il ne put en supporter la couleur. « Ils sait ! » se dit-il. Mais pourquoi acceptait-il donc le pari ? Il examina dans sa tête quelques suppositions sans parvenir à éventer la raison de ce « suicide ». Il serait temps plus tard d’en découvrir la cause. Parons au plus pressé, se dit-il..
« Coupez ? »
Amorgador déclina l’invitation.
Le comte distribua.
Un, deux, trois, quatre, cinq.
La foule se resserra autour d’eux.
Une fois servi, Amorgador se défit de deux cartes et en récupéra deux nouvelles. Il s’en saisit avec une lente hâte et les mêla à celles qui lui restaient. Il fut facile au comte de deviner qu’Amorgador n’avait qu’une paire aux dames. Lui, n’avait qu’un as mais il lui restait encore une donne. Il reconnut, sur le tas, l’as de cœur. La carte qu’il désirait. L’as qu’il lui fallait pour battre cet être diabolique.
Le comte ne demanda qu’une carte et se la servit. Il la tira vers lui lentement, sans la regarder, des deux mains, comme on tire un drap sur un corps qui vient de rendre l’âme. Sous ses doigts, chaque fibre du carton fin combinaient leurs reliefs pour lui communiquer, telle une peinture en braille, les battements de cet as de cœur qui allait lui apporter enfin la victoire. Ce contact voluptueux lui arracha un sourire imperceptible de triomphe. Il voulut faire durer le plaisir. Ce fut une erreur… A trop longtemps fixer Amorgador, il finit par détecter en lui une lueur qui le glaça. Il eut soudain le pressentiment d’une catastrophe. Il baissa les paupières. Il contempla la carte qu’il avait tirée. Il n’y avait aucun doute possible : l’invisible stigmate qu’elle portait sur le dos lui criait que c’était l’as de cœur. L’enjeu était si énorme qu’il se sentait défaillir. La sérénité d’Amorgador lu ôtait toute possibilité de se rassurer. Ce diable attendait tranquillement qu’il découvrît son jeu. Il ne pouvait plus reculer. Il posa une dernière fois son regard sur l’infime et fidèle empreinte qui lui promettait l’as de cœur. D’un geste rapide du poignet, il retourna la carte….
C’était le deux de pique !
Il était encore battu.
**
*
-----
-----
Ces événements me furent rapportés par le comte de Bellemont, lui-même, dix ans après leur déroulement. Étant son ami, il m’avait fait appeler à son chevet pour lui administrer les derniers sacrements. Après avoir entendu cette étrange confession, voulant apaiser sa conscience et le laver de ses péchés, je lui demandai s’il désirait se repentir pour avoir ainsi trahi son épouse.
Il eut alors une crise de rage qui m’effraya. Son visage était tout rouge tandis qu’une salive mousseuse s’entassait à la commissure de ses lèvres. Sa tête s’immobilisa soudain sur l’oreiller. Ses pupilles se dilatèrent et ne bougèrent plus. Je me penchai sur lui. Le croyant mort, j’allais lui refermer les paupières lorsqu’il se souleva brusquement. Je fis un bond en arrière. Le comte, roulant les yeux comme un fou, me cria :
« Mon Père ! C’est moi qui fut trahi !
- Mais comment ?!
- Clothilde !.. Clothilde !…
- Eh bien quoi, Clothilde ? fis-je, sur un ton désespéré.
- Clothilde, ma douce épouse…avait substitué un autre paquet de cartes à celui que j’avais dans ma poche. »
A ces mots, il expira.
Paris, 10 Décembre, 1889.
FIN