Le train roulait à toute allure. A cette vitesse, comme si une main invisible en avait diminué la transparence, les vitres ne laissaient pas percevoir clairement les détails du décors. Les maisons paraissaient entassées, liées étroitement à leurs jardins clôturés. Les arbres bordaient le paysage de leur image floue dont les dédoublements se distribuaient uniformément le long de la voie. Parfois, étendus sur des fil, des vêtements mis à sécher, saluaient au passage les voyageurs qui avaient le nez collé à la fenêtre.
« A cette vitesse, nous arriverons en avance à Paris. »
Ces mots avaient été lancés sans aucune émotion par la passagère. Ils ne s’adressaient d’ailleurs qu’à elle-même car elle était seule dans la cabine. Cette femme élégante et distraite devait avoir trente ans. Si sa beauté avait dû être jugée par un esthète ne se fiant qu’à des mesures de tour de taille, de hanches et de poitrine, elle ne lui eût pas fait lever le sourcil. La taille n’était pas fine, les hanches manquaient de générosité, la poitrine d’élévation. Les proportions entre ces éléments physiques n’étaient pas flatteuses. Tout en elle était en disharmonie. Cette disharmonie n’était pourtant pas, pour utiliser une analogie musicale, une « cacophonie ». L’effet général en était l’opposé. Les mesures dissonantes fondaient en une sonatine de chair bronzée, de courbes et de formes entrelacées d’une pureté remarquable. C’était un portrait surréaliste dont les éléments se dépliaient, se reformaient et se remettaient automatiquement en place lorsqu’on l’admirait. Dans cette peinture extraordinaire le visage venait ajouter une touche fantastique. Il était le masque à travers lequel l’image reconstruite du corps apparaissait. Ses grands yeux noirs reflétaient une âme en constant bouillonnement et réfléchissaient une intelligence qui agissait sur ses traits au rythme des lumières et des ombres de ses pensées. La bouche était, avec ses lèvres moelleuses et ses dents d’ivoire, l’oasis frivole de cette figure sérieuse et attirante.
« Pardon, Madame... »
La voyageuse leva la tête. Devant elle se trouvait un jeune homme d’environ vingt-quatre ans, timide et portant un costume qui devait avoir été taillé dans une pièce de tissu fripée et rétrécie.
« Je vois que votre cabine s’est vidée, ajouta-t-il. Verriez-vous un inconvénient à ce que j’y occupe un fauteuil un instant. Je suis si fatigué. Je suis resté debout toute la nuit.
- Asseyez-vous, je vous en prie. »
Le jeune inconnu remercia celle qui lui désignait gracieusement le siège en face d’elle. Il y prit place lentement. Il ne put s’empêcher de laisser échapper un soupir de soulagement lorsque ses jambes furent enfin libérées du poids pourtant léger de son corps. Il était encore pâle de fatigue. Ses longs cheveux noirs tombant sur ses épaules le faisaient ressembler à un poète. Ses yeux étaient tristes. Ils avaient une profondeur qui n’atteignait pas le génie mais devait aboutir à une nappe de grands sentiments. Son nez était long et d’une forme grossière sans être laide. Il ne devait pas souvent rire mais dans le cas peu probable où il eût consenti à ce sacrifice, ses dents régulières permettaient de supposer sans crainte de se tromper, qu’il ne devait pas être désagréable à regarder.
« Vous êtes très aimable, Madame, fit-il. Je m’appelle Alfred Bozance.
- Edwige Vinelle.
- Enchanté. Ouf ! Mes pauvres jambes ! Je me sens mieux, grâces à vous. »
Un sourire passa comme un petit nuage blanc sur le visage d’Edwige. Le jeune homme s’en aperçut aussitôt et dit :
« C’est bizarre. Votre sourire a quelque chose d’orageux. »
Elle lui répondit sur un ton sérieux :
« Tiens ! C’est la première fois que l’on me dit cela. Rassurez-vous, mes foudres ne sont guère dangereuses.
- Oh ! Non. Ce n’est pas ce que je voulais dire. »
Edwige regarda avec curiosité son nouveau voisin. Elle le trouvait sympathique. Il parlait avec liberté.
« Pardonnez-moi ! ajouta-t-il précipitamment. Je trouble votre solitude. Je suis une brute. Je ne désirais pas vous déranger. Bah ! Et puis, dans quelques heures vous ne me reverrez plus ! On se sera séparé, pour toujours, n’est-ce pas ?... Alors, ce que je voulais dire c’est que votre sourire ressemble à ce rayon de soleil, très particulier, qui filtre une dernière fois à travers les nuages chargés de pluie et qui semble dire : " Je me sauve car il va pleuvoir ! ". L’avez-vous jamais remarqué ?
- Quoi donc ?
- Votre sourire.
- Non. Mais vous, vous ne semblez pas sourire souvent.
- C’est que je n’en ai pas de raison. »
Edwige fixait Alfred Bozance, cet étrange voyageur qui n’avait cessé de parler depuis son arrivée. Il paraissait honnête. Il ne voulait pas l’importuner, c’était évident. Il désirait seulement parler. La parole devait sans doute moins peser sur ses lèvres que le sourire. Que pouvait-il avoir à dire ? A raconter ? Il était si jeune. Elle songea, en un éclair, à ces dernières semaines qui avaient été un enfer. Elle avait dû se cacher, veiller tard, dormir peu. Alfred Bozance venait soudain de lui rappeler qu’elle n’était pas seule sur terre. Il y existait des êtres simples et bons...
« Madame ! Madame ! »
Edwige sortit de sa torpeur. Elle aperçut de nouveau, de façon consciente le visage du jeune homme. Son visage exprimait une sollicitude inquiète envers elle.
« Vous sentez-vous mal ? lui demanda-t-il.
- Non, non. Ça va aller. Ce n’est rien.
- Vous aurais-je offensée, sans m’en rendre compte ?
- Non. Pas du tout.
- Souvent on me reproche de dire les choses trop directement... Voyez-vous, je ne sais pas m’exprimer...
- Vous vous exprimez très bien.
- Merci. Mais, ah ! Si vous saviez ? Après toutes ces piqûres je me demande comment je suis encore capable de parler. »
Edwige hésitait à répondre. La seule réponse sincère ne pouvait être qu’une question indiscrète. Elle ne voulait pas connaître cet homme qu’elle ne connaissait pas. Sa vie privée était une vie dont elle pouvait se priver sans remords. S’il avait été malade elle ne pouvait rien y faire et ne voulait surtout pas avoir à se mettre à le consoler avec une fausse sincérité. D’autre part, elle ne pouvait pas demeurer silencieuse. Cela aurait l’effet désastreux de lui faire croire qu’elle fût insensible. Tant pis ! C’était lui qui l’exigeait ! S’il parlait de ses piqûres, c’était qu’il voulait en discuter. Elle dit enfin, sans se compromettre :
« Cela dépend. »
Le jeune inconnu n’attendait qu’un mot d’Edwige. Il en avait obtenu deux. Sans même sembler en avoir compris le sens caché, il se mit à parler d’une voix plaintive.
« Vous allez penser que je vous ennuie avec mes histoires. Si je le fais, c’est parce que j’ai souffert plus que les autres. J’ai été malade. Croyez-moi, il faut du courage pour avouer qu’on a été touché par l’aile noire de la maladie. Si je le fais c’est que, pour je ne sais quelle raison, j’ai confiance en vous. Je sais que vous, vous ne rirez pas. Vous me semblez bonne. Vous ne prétexterez pas dans un instant, devoir vous en aller afin de vous sauver. Vous avez du courage. Moi aussi j’ai du courage. Il m’en faut pour avouer qui je suis. Vous pâlissez. Vous vous demandez subitement, non pas qui je suis, mais ce que je suis. Je vous vois feuilleter mentalement l’encyclopédie médicale. Bah ! Vous y renoncez. Vous avez déjà trouvé un mot. Pas un terme médical, mais juste un petit mot vulgaire. Alors, dites-le. Allez ! Dites le mot qui vous a fait pâlir. Dites-le !! Au lieu de me regarder ainsi.
- Non, non ! fit Edwige d’une voix qu’elle s’efforçait de contrôler. »
Ouvrant son petit sac de voyage qu’elle avait placé à côté d’elle, elle en ressortit un petit paquet de biscuits.
« Tenez ! Vous n’avez probablement pas mangé depuis longtemps. Tenez ! Prenez-en un, vous vous sentirez mieux.
- Laissez-moi tranquille.
- Ne faites pas l’enfant !
- Je vous demande pardon. Merci. Je me sens très bien. »
Edwige s’arrangea les vêtements. En tirant sur le dos de la veste de son tailleur, elle vérifia que son revolver était bien à sa place dans son étui, contre ses reins. Elle sourit. Elle était calme. Elle était prête. Allait-il l’attaquer ? Elle ne pouvait rien faire avant qu’il ne fît le premier geste. Elle devait lui donner un coup d’avance. Devait-elle le pousser ou le laisser tout seul choisir son moment ? Elle dit :
« Dites-moi ce qui vous trouble ainsi. »
Le plus naturellement du monde, Alfred se leva de son siège et vint s’asseoir à côté d’Edwige qui se força à ne pas bouger. Il lui prit une main et il dit :
« Ne craignez rien. Je vais bien maintenant. Je suis saint d’esprit. Seulement voilà... les autres,... ce sont les autres qui ne me laissent pas en paix !
- Qui ? Qui sont les autres ?
- Vous voulez vraiment savoir ?
- Oui.
- Me croirez-vous, si je vous le dis ?
- Oui. Bien sûr.
- Je savais que je pouvais avoir confiance en vous. Vous êtes si différente... Les autres, en ce moment-même, me voient avec vous. Ils n’auront de cesse que lorsqu’ils auront réussi à nous séparer. Ils voient tout. Ils entendent tout ! Évidemment, d’où ils sont, ils peuvent tout.
- Allez-vous me dire qui sont-ils ?
- Irma et Alexandre ! Oui. Les autres ce sont Irma et Alexandre.
- Qui sont-ils ?
- Mes parents. Il faut que je vous explique. Mais vous n’allez pas rire de moi, n’est-ce pas ?
- Non. C’est promis.
- Là-haut dans le ciel, il y a plusieurs niveaux. Chaque niveau est réservé à une certaine catégorie de gens qui, après leur mort s’y retrouvent. Le plus haut niveau s’appelle Mnara. On y peut tout faire. De là, on peut observer l’humanité. On y puise même la puissance d’intervenir dans le cours de la vie sur terre... C’est là que se trouvent Irma et Alexandre, mes parents. Ils me haïssent. Ils m’ont toujours haï. Lorsqu’ils étaient vivants, ils m’empêchaient toujours de faire de ce que désirais faire et maintenant, ils continuent. Comme je vous l’ai déjà signalé, en ce moment même, ils suivent notre conversation. Vous ne pouvez pas les voir mais moi, je les entends.... Ils ont compris que vous me plaisez et que je me sens attiré par vous et, juste pour me faire du mal, ils veulent me séparer de vous. Oui. Ils me crient des choses horribles. Ils m’insultent. Ils ne veulent pas que je sois heureux. Je n’en peux plus ! Je souffre ! Il n’y a que vous qui puissiez comprendre...
- En effet, je vous comprends. Il m’est arrivé à peu près la même chose. Ma mère était jalouse de moi.
- Ah ! Bien. Alors, je peux continuer. Ou plutôt ! Non ! Je ne veux plus parler d’eux ! Je veux parler de vous. »
Edwige sentit que le moment d’agir approchait. Il n’y avait plus aucun doute. Ce pauvre jeune homme était celui que la police recherchait. C’était lui qui depuis six mois terrorisait les femmes sur cette même ligne. Et voilà qu’elle était tombée sur lui. Quelle ironie tragique ! Ce n’était plus qu’une question de secondes. Il allait l’attaquer. Elle tenta de se reculer mais il était trop tard. Le jeune homme se penchait déjà sur elle. Il l’attrapa entre ses bras. Elle songea immédiatement à son revolver mais le geste qui lui aurait permis de l’atteindre lui était impossible à effectuer. L’agresseur l’avait immobilisée, sans toutefois l’écraser. Entre ses bras, elle se sentait prise comme dans un plâtre. Ce jeune homme avait une force prodigieuse. Elle cria :
« Laissez-moi !! »
Alfred la regardait calmement. Son visage qui avait paru à Edwige si fou et si intelligent, ne montrait plus aucune trace d’émotion.
« Vous êtes fou !! lui lança-t-elle, dans l’espoir de lui faire lâcher prise. »
Elle sentit alors la main d’Alfred se glisser derrière elle. Elle eut peur qu’il ne découvrît la présence cachée de son revolver. Elle se tortilla, moins pour se libérer de l’étreinte qui l’immobilisait que pour distraire son attaquant. La main d’Alfred continua de se couler derrière elle, tâtant et palpant le siège et son alentour. Edwige soudain comprit ce qu’il faisait. Elle donna un coup de rein avec la force du désespoir. Alfred se rejeta en arrière et alla se laisser tomber dans le siège opposé. Au même moment, Edwige sortait son revolver.
« Rendez-moi mon sac, dit-elle d’un ton glacial.
- Impossible, ma petite. Dans ce petit sac se trouve le diamant bleu que vous avez dérobé chez Cartier ! Et moi, Alfred Emmanuel Bozance, inspecteur de police, je suis en droit de le récupérer.
- Rendez-le-moi ou je vous fiche une balle dans la tête !
- Vous n’iriez pas loin. J’ai deux hommes devant la porte.
- Vous mentez ! Vous n’êtes pas plus flic que je ne suis papesse ! Vous n’êtes qu’un sale petit voleur !
- Pardon, Madame, mais le voleur, ce n’est pas moi. »
Tout en disant cela, Alfred fouillait dans le sac. Il sourit enfin. Il tenait entre ses doigts le diamant bleu qui avait disparu de la boutique de Cartier après la visite d’Edwige Vinelle. Alfred lui tendit le sac. Elle ne fit pas un geste pour s’en emparer. Elle se demandait s’il était vraiment ce qu’il disait être. Elle tenait toujours son pistolet braqué sur lui.
« Maintenant, je vais appeler mes hommes. Si vous tirez, vous devenez une meurtrière ! Et ça, c’est plus grave ! »
Alfred se leva. Il ouvrit la porte. Il regarda Edwige. Il lui sourit. Ensuite il lança par dessus son épaule, aux hommes qui se tenaient là :
« Allez-y ! »
Puis il disparut.
Les deux passagers pénétrèrent dans la cabine. L’un deux s’adressant à Edwige - qui avait baissé son bras et dissimulé son arme.
« Pardon, Madame. Ces places sont-elles vides ? »
Edwige réalisa qu’elle venait de se faire rouler. Elle avait eu raison : « l’inspecteur Alfred Bozance » n’était pas plus inspecteur que sa grand-mère...
« Je te retrouverai, sale petit c... ! dit-elle.
- Pardon ?! fit le monsieur. »
FIN