- Grand-père ! Grand-père ? Grand-père....
- Oui... Oui mon petit...
- Tu t’étais endormi ? Tu n’étais plus avec moi ?
- Oh que si ! Mais si tu le penses réellement, excuse-moi de m’être évadé dans un monde qui ne t’appartient pas encore.
- Quel monde Grand-père ?
- Le monde du trésor qui est en toi.
- C’est pas possible, on ne peut pas avoir de trésor dans son ventre Grand-père.
- Peut-être pas dans son ventre, peut-être pas à ton âge, mais je peux t’aider à te constituer une richesse intérieure.
- Comment ça ! Tu peux m’expliquer Grand-père ?
- Bien sûr, viens près de moi et écoute bien.
- Tu veux que je pousse ton fauteuil près de la fenêtre ?
- Si tu veux, mais fais le rouler doucement, s’il te plaît...Pas comme la dernière fois, d’accord ? Ce n’est pas parce que tu aimes les courses de bolides que je dois devenir pilote !
- D’accord., c’est cool...
- C’est quoi ?
Grand-père fut toujours à la hauteur de ses ambitions. D’ailleurs le mot hauteur n’est pas de la démesure chez lui puisqu’à l’âge de dix huit ans déjà il battait le record départemental du saut à la perche avec un bond de trois mètres quinze. Oh, pas de coussins d’air ni de mousse pour la réception, mais un simple bac à sable assoupli et allégé par les dents d’un râteau. Il s’entraînait avec une perche en bois par-dessus les buts du terrain de foot qui longeait l’Escaut à Trith-Saint-Léger dans la banlieue valenciennoise. Un jour, le regard fixé dans un ciel bizarrement azuré près des laminoirs de l’usine Sirot où les blooms défilaient sans cesse, il s’élança pour monter plus haut. A son impact sur le sol graveleux, la perche dans un bruit sec, se cassa net, se transforma en arme de guerre et telle une lance acérée lui transperça le mollet. Depuis lors, il ajusta la barre de ses envies pour gravir avec raison les étapes de sa vie. Guerre bien sûr, déportation aussi mais toujours la fleur au fusil et la main tendue pour secourir les âmes perdues.
Grand-père a toujours aimé lire et connaissait Rimbaud par cœur ! Ah la poésie ! Une de ses grandes passions ! Tenez ! Le soir quand il nous racontait ses histoires près de la cheminée, même les mouches s’arrêtaient de voler pour l’écouter. Il était un véritable conteur venu d’ailleurs et s’exprimait parfois de façon emphatique, mais ses mots étaient des pétales, ses phrases des fleurs et ses histoires des bouquets de senteurs...
Invité par un groupe de jeunes de son âge à un pique-nique sur le Mont Huy, il fut troublé au premier regard par une jeune femme au long cheveux noirs qui lui présentait un assortiment de tartes à gros bords, à la rhubarbe, à « papin » et au coulis de myrtilles. Leurs yeux se brouillèrent d’un trouble jamais rencontré, leurs mains hésitantes se frôlèrent et quand il embrassa la tarte aux myrtilles une douce chaleur l’envahit et gonfla sa poitrine à en faire exploser son Marcel. Dieu n’existait pas, il en était sûr et certain, mais cette grâce caressante qui embrasait son cœur d’un rouge émoi d’amour, d’où venait-elle ? C’est alors, et allez donc savoir pourquoi, qu’une voix intérieure lui murmura ceci : « Te voilà amoureux et c’est elle qui t’accompagnera ! » Il baissa les yeux, cueillit délicatement une pâquerette pour sauver sa face rubescente et sourit au papillon qui virevoltait près de lui et qui signait sur l’herbe tendre l’ instant de cet élan d’émotion et d’harmonie fusionnels...
-C’est quoi ?
-Ben, c’est cool !
-C’est quoi ?
- Ah oui restons français ! Je pousserai ton fauteuil tranquillement ...
- Je préfère ! C’est cool , pffff ! Alors, écoute bien...
Quand je regarde les vieilles choses, mon esprit vagabonde dans un monde de souvenirs et je revois les images de ma jeunesse qui, comme tu peux le voir, est quelque peu défraîchie en ces grandes chaleurs estivales. Telle une fleur qui manque d’eau la jeunesse se fane et on perd très vite les « pédales ». Arrose ta vie de mille gouttelettes d’émotion, alimente la source de tes passions, aie une soif insatiable de curiosité et tu pourras te constituer le plus beau des trésors, celui de la vie.
- Un trésor ?
- Oui, un trésor magique.
- Comment ça, magique ! Il peut transformer les choses ?
- En quelque sorte oui, mais pas tout de suite car le chemin qui te mène vers le bien est encore loin. Sois patient. Tel le Petit Poucet qui se crée un retour assuré, accumule les bienfaits de la vie et tu pourras, tout comme moi, revenir sur tes joies. Tu vois, lorsque tes pas se feront lourds et pesants, lorsque tu seras seul et loin de tes proches, malade ou diminué, allonge-toi calmement et dans la béatitude de l’instant présent, laisse toi glisser, doucettement, vers le coffret de ton adolescence. Ouvre le, laisse toi émerveiller, regarde cet enfant qui est toi et alors, une vitalité intérieure pleine d’émotions heureuses te ressourcera. Le fleuve de ta vie deviendra tranquille et tu pourras vaincre la routine, la solitude, l’immobilité.
Ce coffret, ce trésor, ce jardin secret illumine ma vieillesse et me permet de gambader dans les prés, marcher sur la colline et courir sur les tapis de pâquerettes à l’âge où je ne puis plus.
- Tu racontes n’importe quoi Grand-père ! C’est pas un vrai trésor ! Il n’y a pas de pièces d’or.
- Tu apprendras avec le temps que chaque homme est doté à sa naissance d’un trésor qui n’est pas forcément composé de monnaies sonnantes et trébuchantes. Souvent l’essentiel réside dans l’illusion et le rêve, et parfois, l’apparence prime sur la réalité. Alors, pour atteindre cette sagesse d’exécution, il faut que tu emmagasines dès ton plus jeune âge, au plus profond de ton âme, toutes les graines de bonheur et d’amour partagées. Celles-ci germeront très, très lentement dans ton esprit sous l’impulsion de tes coups de cœur. Mais, tu devras laisser passer les ans et connaître les formules magiques pour accumuler ces richesses.
Le trésor dont je te parle est un ami qui est en toi, qui stocke tes joies et les libère, si tu lui demandes, sous forme d’énergies réparatrices.
- C’est compliqué Grand-père, parle plus simplement. Tu as dit : les formules magiques. Il y en a plusieurs ?
_ - Il y a deux clefs pour ouvrir ton cœur : l’une pour amasser et stocker les richesses de l’esprit et l’autre, pour les libérer et embellir ta vie.
- Donne-moi ces clefs Grand-père ? S’il te plaît.
- Ceci un secret. Un secret de famille que tu devras protéger et ne le confier à personne.
- Je serai muet comme une carpe, grand-père.
- Alors écoute bien. Pour récupérer la première clef, pense très fort au partage, car l’ami qui est en toi, aime la générosité et saura te le rendre. Ferme les yeux, respire longuement et chuchote à ton ami ces quelques mots griffonnés sur un papier plié en quatre et qui devra rester cacher au fond de ta poche.
Ô mon cœur, reçois cette graine d’émotion
Amasse et stocke la beauté de cet instant
Pour que demain et plus encore au fil des ans
Tu me donnes la lumière dans mes actions.
N’oublie pas de le remercier !
- Et la deuxième clef Grand-père ?
- Oh, Pour la deuxième clef tu as encore le temps car c’est celle des grands.
- Je suis grand ! Regarde !
- Bien sûr, mais pas suffisamment pour interpeller ton ami avec cette deuxième clef.
- Quel ami Grand-père ?
- Mais celui qui est en toi. Il est tout petit mais sa voix est celle de la conscience qui t’éclairera sur la réalité pure. Tu peux l’entendre. Fais-lui confiance car il t’aide en éliminant le doute qui est en toi et ne laisse filtrer que l’amour. Il travaille énormément à sélectionner toutes les belles images de ta vie qu’il te restituera quand tu en auras le besoin.
Tu sais quand on est jeune on dit : " Quand je serai grand ..." Mais quand on est vieux on dit : " Si j’étais jeune ..." Alors cette deuxième clef te permet de recouvrer ta jeunesse d’antan. N’est-ce pas formidable de se retrouver avec ses copains d’enfance, ses amours, ses joies, ses enfants... Tu vois, la solitude n’existe pas, enfin je crois.
- Tu parles comme Gilbert Bécaud Grand-père.
- Ah bon ! Ah oui, c’est vrai ! La solitude ça n’existe pas ! c’est ça ? Mais comment tu connais Gilbert Bécaud, toi ?
- Moi je ne le connais pas très bien, mais comme tu sais maman s’appelle Nathalie et papa travaille à Orly alors c’est la folie grave tous les jours avec Bécaud.
- C’est bien Bécaud.
- Oui mais moi je préfère la techno. En tout cas, Bécaud ne parle pas de l’ami qu’il aurait à l’intérieur de lui !
- Parce qu’il est plein d’énergie naturelle. D’ailleurs on l’appelle Monsieur 100.000 volts. C’est ça son trésor. Je te l’ai dit, tout le monde est doté d’un trésor dès sa naissance.
- Alors Gilbert Bécaud, tout bébé, avait 100 000 watts à l’intérieur de lui ?
- volts ! 100 000 volts. Tout comme moi qui emmagasine les images de ma vie, Gilbert Bécaud lui a emmagasiné les volts...
- Ah ! bon...
Une voix, forte mais attentionnée, volant dans les airs d’un couloir se fit entendre :
- « Thomas, tu embrasses papi. On va rentrer » . Thomas s’accroche au cou de son Grand-père, l’embrasse très fort et s’approchant de son oreille lui chuchote :
- Dis, tu me présenteras à ton ami de l’intérieur Grand-père ?
- Oh ! Il te connaît déjà et souvent il me fait passer des instants merveilleux avec toi.
- C’est vrai !
- C’est vrai.
Tu me raconteras ? Juré ?
- Juré. Oh ! En partant laisse la porte entre ouverte s’il te plaît.
- O.K, à dimanche prochain Grand-père.
Revenant du jardin où les fins de semaine, quand le temps le permet, il bine et ratisse la terre, mon père, affublé d’une vieille veste de toile bleue aux manches trop courtes et délavée par des années et des années de production jardinière, m’interpella avec son accent chti qu’il cultivait aussi pour ne pas perdre ses racines :
- Alôrs Thomôs tu ôs passé du bon temps ôvec Grand-père ?
- Oui papa. Tu sais Grand-père connaît Gilbert Bécaud et va courir sur la colline aux pâquerettes avec ses copains d’enfance.
- Bien sûr...Bien sûr...
- Oh ! J’ai oublié mes cartes de jeu « Deus » et ma casquette dans la chambre de Grand-père, je reviens tout de suite.
Pendant que son père entrait dans la salle de bains, Thomas S’avança vers la porte entre ouverte et dans le calme des lieux, il entendit clairement une voix suave qui murmurait :
Ô mon doux ami,
Les événements anciens me rajeunissent
Mais les événements nouveaux me vieillissent
Alors laisse-moi, pour que je puisse vivre,
Voir les instants de mon passé qui m’enivrent.
Je te remercie...
Après les embrassades et les au revoir dominicaux, Thomas et ses parents rejoignirent la voiture sans avoir oublié les incontournables pots de confiture préparés amoureusement par Grand-mère. Ah ! ma grand-mère !
Orpheline à l’âge de 10ans des suites d’une guerre qui a laminé le nord de la France, elle s’est retrouvée, tout simplement, pupille de la nation dans un orphelinat de la région lilloise. Accablée de désespoir, déchirée de sa famille, et séparée de son frère jumeau, elle dut supporter le fardeau de l’existence sans pour cela renoncer à la vie. Si je vous disais que le gestionnaire de cet orphelinat s’est emparé des subventions de l’état pour s’enrichir à l’étranger, vous en seriez effaré, et pourtant, à vingt et un ans, ma grand-mère se retrouva dans la vie active sans un sou, seule et désemparée mais déterminée à affronter la folie des hommes qui martelaient encore de leurs bottes les pavés du nord.. Doit-on pleurer et maudire ou se reconstruire et construire ? Vivre dans le passé ou livrer bataille pour organiser son avenir ? Animée d’une force de caractère exemplaire, elle a su balayer du revers de la main, l’hostilité des hommes qui l’avait évincée du bonheur de l’adolescence. Elle qui aurait apprécié Gérard de Nerval quand il disait : « Profitons de l’adolescence, Car la coupe de l’existence, Ne pétille que sur les bords... », ou encore Louis Pauwels : « L’enfance trouve son paradis dans l’instant. Elle ne demande pas du bonheur, elle est le bonheur «
Alors, quand elle rencontra mon grand-père lors d’un pique-nique, là-haut sur la colline du Mont Huy qui surplombait l’Escaut, ses yeux se brouillèrent d’émotion. Cet homme au regard gris bleu acier et au corps d’athlète si bien moulé dans son Marcel aimait marcher dans l’herbe fraîche, admirer les papillons virevolter, cueillir des pâquerettes et respirer l’air des collines aux senteurs « champignonnées ». Pourquoi avait-il choisi sa tarte aux myrtilles ? Pourquoi dans tous ces assortiments, il avait choisi SA TARTE ! Elle baissa les yeux, passa ses doigts dans ses cheveux et sentit en se retournant, un souffle de vent léger aux senteurs de pâquerettes lui caresser sa joue rubescente d’un baiser qu’elle ne pouvait refuser...Dieu lui faisait un signe, c’est sûr, et par cette grâce qui la touchait et qu’elle ne pouvait repousser, elle se mit à rêver. C’est alors, et allez donc savoir pourquoi qu’une voix intérieure lui murmura ceci : « Tu l’aimes déjà et c’est lui qui te conduira ... »
Ma grand-mère remplaçait inlassablement de ces pots de confiture si tentants, les papiers sulfurisés percés de mes doigts potelés sans jamais me gronder. Elle avait ce doux sourire de connivence qui brouillait mes yeux d’envie de me blottir dans ses bras protecteurs et lui chouchiller à l’oreille ces petits mots simples mais tellement importants pour elle « Oh merci grand-mère, rien à voir avec la confiture de la cantine de l’école ! Tu devrais leur donner des conseils ! ». Le secret des confitures ! Nous étions complices ! Elle était fière de ma gourmandise qui lui donnait une notoriété insoupçonnée sur la préparation de ces nectars de fruits. J’étais le dégustateur privilégié ! Vous entendez ! Oui privilégié et secrètement reconnu et incontesté à ses yeux, car la bouche d’un enfant n’est pas encore altérée. Souvent, elle testait d’autres recettes et attendait avec impatience ma visite au garde-manger dans la cave mansardée à l’ancienne, pour constater la grandeur des trous dans les papiers glacés et sulfurisés. En quelque sorte, j’étais le maître absolu dans le choix de ses confitures et jamais, je n’ai eu autant de responsabilités pour l’élaboration d’un produit aussi sucré de bonheur. Oui, je peux le dire maintenant, grâce à moi, grâce à mes dégustations clandestines, grand-mère était considérée par toute la famille comme la reine de la confiserie.
Papa enclencha une cassette de Monsieur 100.000 volts et machinalement je me retournai pour regarder par la lunette arrière la maison de Grand-père et de Grand-mère. La voiture, une belle Ds des années soixante, s’éloignait et je vis derrière la grande fenêtre ouverte du rez-de-chaussée, mon Grand-père, une main levée dans la brise vespérale qui gonflait les voilages. Il caressa le vent de sa main fragilisée par les ans et me souffla ce message : « N’oublie pas, je suis toujours avec toi ». Alors, pour ne pas oublier cette image pleine de tendresse et de douceur, je tirai du fond de ma poche les mots secrets de mon grand-père, je fermai les yeux, respirai profondément, et dans le parfum des confitures, j’interpellai mon nouvel ami :
Ô mon cœur, reçois cette graine d’émotion
Amasse et stocke la beauté de cet instant...
Mais comme un écho venant à contre-courant, porté par les rayons d’un soleil couchant, j’entendis la voix de ... de ... de mon père !!! Il disait :
Pour que demain et plus encore au fil des ans
Tu me donnes la lumière dans mes actions.
Bien des années se sont écoulées et je pense encore et toujours à mon grand-père et à ma grand-mère d’amour, quand sur un vieux papier froissé je dessine la beauté du jour , relis les instants aimés de mon passé et regarde en souriant mes enfants sucer leurs doigts devenus sucrés. Aujourd’hui, je sais que nos chers aînés à la chevelure blanche sont des traits d’union entre la vie et l’autre monde. S’ils voyagent parfois dans les nuages c’est pour mieux percevoir le chant mélodieux des messages édulcorés de nos Dieux. La sagesse leur est soufflée par le doux zéphyr et si parfois vous les apercevez, là-haut sur la colline, ébouriffés et marchant sur les verts tapis fleuris, sachez qu’ils cueillent dans le vent des bouquets de mots pour embellir nos vies de douces pensées au parfum de paix. Nos chers aînés aimés restent éternels dans nos mémoires et nous emmènent encore et toujours dans les jardins secrets des délices de l’imaginaire pour apaiser nos angoisses et nos colères passagères
Un jour, peut-être, si Dieu le veut, mon épouse fera des confitures et j’irai marcher sur la colline pour cueillir des mots aux mille senteurs « champignonnées »...