Jeune cadre commercial, Fabrice Poulain vendait du matériel et des vêtements de surf pour une célèbre entreprise australienne. Il était ce qu’il est convenu d’appeler un « jeune loup aux dents longues », toujours sur la brèche, toujours disponible.
Depuis le début de la semaine, il résidait à Lacanau Océan où se déroulait le « Nokia international tour », l’un des trois grands rendez-vous du surf professionnel en France. L’organisation de cet événement sportif était parfaite. Les spectateurs s’étaient déplacés en nombre et tout aurait été pour le mieux dans le meilleur des mondes si un fâcheux anticyclone n’avait jugé opportun d’imposer sa présence. Par la même occasion, une canicule infernale s’était installée sur la France, écrasant toute vie sous une chaleur irrespirable.
Ces conditions climatiques détestables pour la pratique du surf avaient déjà entraîné l’annulation de la plupart des compétitions, et de grosses inquiétudes planaient quant au devenir des épreuves suivantes. Pour l’instant, Fabrice trompait son ennui à la terrasse d’un café en sirotant sa énième bière pression. Son portable vibra dans la poche de sa chemise.
Il jeta un regard distrait sur l’écran de l’appareil. Le numéro de son interlocuteur n’apparaissait pas. Mais, comme certaines personnes ne souhaitaient pas divulguer leurs numéros personnels, cela ne le surprit pas outre mesure.
En reconnaissant la voix de Bixente, il sursauta. Le numéro de Bixente Alzuyeta était mémorisé ... mais peut être son ami appelait-il avec un appareil ne lui appartenant pas !
Bixente était un peu le frère qu’il n’avait pas eu. Ils se connaissaient depuis toujours, avaient usé leurs fonds de culottes sur les mêmes bancs, avaient fréquenté les mêmes universités et travaillaient aujourd’hui dans la même boîte. Fabrice était le responsable de l’Europe du Nord alors que Bixente s’occupait de l’Europe du Sud et de la Méditerranée.
-
Bixente ! t’appelles d’où ? je t’entends mal ! la communication est merdique. Tu veux que je te rappelle ?
-
Non !
La réponse ressemblait à un cri, un cri chuinté, mais un cri tout de même.
-
Bon OK ! Qu’est ce qui t’amène ? J’espère que pour toi ça marche un peu mieux dans ton coin, parce qu’ici c’est le calme plat. Et quand je dis plat ! c’est plat ! une mer d’huile, je te dis pas ! Pour le surf c’est une vrai catastrophe.
-
Fabrice ! j’ai besoin de toi
-
Y’a pas de problème qu’est ce que tu veux ?
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Il faut que tu joues au Loto pour Karin !
-
Tu rigoles ? Pourquoi tu lui demandes pas directement.
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C’est trop long à t’expliquer et c’est dangereux pour elle.
La voix de Bixente était très faible. Fabrice comprit que son camarade n’avait pas envie de plaisanter. Soudain il eut peur.
-
De quoi tu parles ?
La communication était vraiment mauvaise et le jeune homme dut élever la voix pour se faire comprendre. Des regards de clients courroucés se tournèrent vers lui.
-
J’ai pas le droit de t’appeler ! Toi t’as pas le droit de faire ce que je vais te demander. La salope va essayer de t’en empêcher.
-
Qui ça ?
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La salope, elle envoie un mec déguisé en motard en ce moment …. Tape la mef ! Je vais t’aider à la baiser, mais toi il faut que tu m’aides pour ce loto !
Une sueur glacée coula le long de l’échine de Fabrice.
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Merde ! explique toi. Qu’est ce que c’est ce motard ?
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Mais la Mort bordel !
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Attend, tu rigoles …. Non, tu déconnes !
-
Je t’assure Fabrice, fais moi confiance …. Il va falloir faire attention, très attention. Mais il faut absolument que tu joues une grille de loto pour Karin. Tu as un crayon.
La voix de Fabrice était altérée quand il répondit.
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Bixente ! je comprends rien à ce que tu racontes. Je passe te voir ce soir en rentrant.
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Je t’envoie un texto avec les numéros. Fabrice, fais le pour moi et surtout pour Karin. N’oublie pas, NTM !
La communication était devenue inaudible, un grésillement ininterrompu sortait de l’appareil. Fabrice remit le portable dans sa poche. Il était atterré, Bixente avait parfois des idées bizarres mais là, il avait carrément pété les plombs.
NTM ! son ami avait peint ce sigle sur sa planche de surf en lettres de feu lorsqu’il avait seize ans. A ceux qui lui demandaient s’il était fan du groupe rap du même nom, il répondait dans un éclat de rire.
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« Nique Ta Mort » ! c’est ma devise, c’est comme ça que doit vivre un vrai surfeur !
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En finissant sa choppe Fabrice se força à observer les gamins qui déambulaient sur le front de mer. Il n’était pas beaucoup plus âgé qu’eux, mais pour lui il s’agissait de gamins. Venus des quatre coins de la planète ils se ressemblaient tous. Les garçons, comme les filles étaient grands, minces et bronzés…. Ils portaient des pantalons très larges, des baggies qui menaçaient de s’effondrer sur leurs tongs à chacun de leurs pas. Tous étaient tatoués. Le dessin pouvait décorer la cheville comme l’épaule, sortir d’un pantalon, se glisser dans un soutien-gorge …. l’accoutrement du surfeur officiel 2003 aurait été incomplet sans un collier de perles en bois et de petites lunettes noires, posées en équilibre sur le sommet du crâne. Fabrice notait tous ces détails d’un œil critique. Il cherchait à différencier les tendances de fond des modes temporaires et des particularismes locaux. La tong était, pensait il, un bon exemple de mode feu de paille. Il ne faisait aucun doute qu’elle ne tiendrait pas jusqu’en 2004…. Mais elle réapparaîtra dans quelques années. Qu’est ce qui se vendra l’année prochaine ?… peut être un retour au bermuda. Il fallait creuser cette idée !
Fabrice essayait de fixer son attention sur des détails pertinents mais il n’y arrivait pas. L’appel de Bixente le perturbait bien plus qu’il ne voulait l’avouer. Quelle mouche pouvait bien avoir piqué son camarade ? Depuis combien de temps ne l’avait il pas vu en dehors du milieu professionnel ? Quinze jours, trois semaines maximum. Soudain il sentit son portable vibrer. Il le ressortit vaguement inquiet. Un message s’affichait, laconique : 4, 5, 10, 12, 44, 48.
Fabrice était mal à l’aise, mais il se rendit dans un bureau de tabac qui arborait le logo de la Française des Jeux et joua les numéros. Il irait remettre le ticket à Karin, la femme de Bixente, à son retour à Hossegor, le lendemain. Il se demandait bien quelle explication il allait lui donner ?
Il en profiterait pour apporter un jouet à Benjamin son filleul !
Dans la soirée le jeune homme assista à un cocktail de remise de prix. Son entreprise sponsorisant l’une des épreuves, sa présence était indispensable, mais il avait la tête ailleurs. Il but certainement plus que de raison et regagna sa chambre d’hôtel vers une heure du matin, épuisé, la bouche pâteuse.
Le lendemain, le soleil semblait être encore plus virulent. Une brume grise estompait l’horizon, tandis que la mer ressemblait à un gigantesque miroir. Naturellement, les épreuves de la journées furent de nouveau annulées. Fabrice participa aux cérémonies de clôture et quitta Lacanau en début d’après midi. La chaleur était devenue insupportable, des tourbillons se formaient entraînant feuilles mortes et poussières dans des spirales infernales. Par moment le jeune homme distinguait sur l’horizon des Canadairs et des Trackers qui participaient à la lutte contre les feux de forêt, quelque part en Aquitaine.
Les routes des Landes étaient d’une infinie monotonie et celle sur laquelle il se trouvait ne dérogeait pas à la règle. Au volant de sa Nissan 350Z Fabrice gambergeait quand soudain son portable émit une sonnerie SMS qui fit sursauter le jeune homme. Il sortit son appareil et, tout en conduisant, lut le message, laconique : « attention ! »
Aucun numéro n’était visible. Le message venait de nulle part, comme la veille…. Fabrice avait les nerfs à vif et il sentait monter en lui une colère sourde quand tout à coup une détonation retentit. La voiture fit une brusque embardée sur la droite. Un pneu venait d’éclater et le véhicule se déporta violemment sur le bas côté. Le jeune homme contre-braqua, puis freina brutalement. La route était bordée de platanes et seul un miracle lui permit d’éviter la collision avec l’un d’entre eux. Quand la voiture s’immobilisa, Fabrice tremblait de tous ses membres. Il ouvrit sa portière et s’affala sur une silhouette de contreplaqué noir qu’il avait renversée au passage. Un long frisson lui hérissa l’échine et une nausée lui souleva l’estomac. Ces silhouettes, courantes sur les routes d’Aquitaine, signalaient les endroits où des accidents mortels avaient eu lieu.
(....)
Fabrice se releva lentement et reprit ses esprits appuyé sur le capot avant de sa voiture. Une Harley Davidson s’arrêta à sa hauteur et un homme d’une trentaine d’années, aux yeux sombres et au visage émacié, l’apostropha.
-
Vous avez eu beaucoup de chance jeune homme ! vous avez besoin d’aide ?
Fabrice fit rapidement le tour de sa NISSAN. Seule la roue arrière était à changer. Il se souvint de ce que lui avait dit Bixente. Il sentit la moutarde lui monter au nez et il répondit d’un ton sec.
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Non ! merci ! C’est bon, ça va ! ça va !
L’homme lui décocha un regard noir, puis un sourire carnassier qui le rendit presque aussi sympathique qu’un loup affamé.
-
Bon dans ce cas, je file. Mais, encore une fois, vous avez eu beaucoup de chance ! c’est dans ces cas là qu’on s’aperçoit que l’on est peu de chose…Quelqu’un vous protège !
Il démarra son Harley et, avant de partir, ajouta un peu dépité.
-
Vous pouvez le remercier !
Fabrice fut surpris de cette dernière réflexion dont il ne voyait pas la justification…. Sauf si …. Une frayeur subite lui glaça l’esprit. Il chercha des yeux la moto, le long ruban bitumé de la nationale était vide !
(....)
Fabrice arriva devant la petite maison basque de Bixente vers dix neuf heures. La rue était tranquille. Il gara son véhicule le long de la haie de chèvrefeuilles qui bordait le jardin. La maison paraissait étrangement calme. Fabrice eut un sombre pressentiment lorsqu’il appuya sur le carillon.
La porte tarda à s’ouvrir et, quand le lourd battant de bois rouge s’ébranla, le cœur du jeune homme se serra douloureusement. Le père de Bixente, monsieur Alzuyeta, tout de noir vêtu, se tenait immobile dans l’embrasure :
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Oh Fabrice, bonjour….tu as appris ?
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Non pas du tout, qu’est ce qu’il se passe monsieur Alzuyeta ?
Madame Alzuyeta, « mamie », sortit à son tour. Elle se tenait très droite à côté de son mari, mais ses yeux rougis exprimaient toute la détresse du monde. Fabrice comprit qu’un drame venait de se jouer derrière les volets rouges « sang de bœuf ». Il murmura.
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Karin ! Benjamin !
Le vieil homme lui coupa la parole doucement.
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Non, Bixente….
Fabrice retint un cri.
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Mais ce n’est pas possible, je l’ai eu au ….
Il ne finit pas sa phrase car monsieur Alzuyeta lui faisait signe de rentrer.
Fabrice connaissait depuis toujours les parents de Bixente. Il se souvint des vacances qu’il passait enfant dans leur ferme … les voir, tous les deux côte à côte, droits, dignes, lui brisait le cœur. Il serra longuement la vieille dame sur sa poitrine. Puis il prit la main du père de Bixente sans dire un mot. Les regards des deux hommes se croisèrent et il passa plus d’émotion dans cet échange que dans n’importe quel long discours.
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Bixente a eu un accident mardi sur l’autoroute. Il a été pris entre deux camions…. Il est resté dans le coma pendant deux jours …. Il est mort sans avoir repris connaissance, hier dans l’après midi.
Fabrice, déjà blême avant que le vieillard ne parla, devint d’une pâleur mortelle. Sa voix était sourde, presque étouffée.
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Il n’a pas repris connaissance ….. à aucun moment ?
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Non ! les médecins nous avaient prévenus dès le début que son cerveau était définitivement mort … Il avait un électroencéphalogramme plat. Il ne pouvait plus se réveiller. C’est mieux comme ça, il n’a pas souffert !
Lorsqu’au tirage du loto les 4, 5, 10, 12, 44 et 48 sortirent Fabrice ne fut pas réellement surpris.
Il éprouva une joie un peu triste mais profonde et sincère. La joie d’avoir aidé, une dernière fois, son ami Bixente à « niquer la mort » !