Je suis surpris qu’on passe du rock et danse encore des slows dans cette boîte de nuit quelque part en province où Jicé m’a traîné presque par les cheveux.
- Viens, tu verras y’a de la meuf ! C’est le palais d’la meuf ! De la gonzesse plein comme sur un cerisier. Et facile à cueillir tellement elles se font chier...
Il est vrai que la musique est honnête, pour qui est nostalgique des 80’s et oui, il y a une foule de femmes seules, certainement de moins de quarante ans, mais sûrement de plus de trente. Jicé est sur la piste depuis que le DJ a mis les Cure « Just like heaven » et Mylène Farmer « Libertine ». Il se déhanche drôlement et tente de s’encastrer en une blonde pas mal qui paraît réceptive à ses agitations de bassin, type Elvis avant la choucroute, et se dit que, peut-être, s’il lui reste de l’énergie, après tout cela, il pourrait jouer honnêtement la locomotive dans une partie ferroviaire avec petit tunnel.
Moi, je bois et n’ai pas grande envie de faire autre chose que d’être ainsi assis dans mon coin à regarder les autres s’amuser - ou faire semblant - de loin et mon verre, de près, se vider.
Sur « Start me up » des Stones, une œuvre très mortelle, je bats la mesure du pied.
Je vieillis. Il y a peu j’aurais renversé tout et tout le monde pour me précipiter sur la piste et célébrer Mick et Keith, et Charlie et Bill, et les autres, comme il se doit en pissant de la sueur comme un fou furieux.
Là rien ne m’atteint.
Je rêve de l’hôtel avec sa chambre fraîche et ce lit à une place doux ferme où je m’évanouirais avec délices de rêves assaillants et fous - grognards d’empire des sens, Huns affriolants, vandales nus des pieds - qui m’emmenant ailleurs, loin, très loin, sur les côtes coralliennes du bout du monde au sud où, v’la l’bon vent, v’la l’joli vent, v’la l’bon vent ma mie m’espère, ma mie m’attend. Enfin, je crois. Enfin, j’en rêve. Enfin, j’espère.
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Lucie - serveuse accorte et vaguement vulgaire qui m’a bavé son prénom dans l’oreille tout à l’heure avec un grand sourire dépoilant -, m’apporte un verre que je n’ai pas payé.
Par-dessus le vacarme, Wham « Wake me up », elle essaie de m’expliquer que c’est la dame, là, au coin du bar, la brune avec un chemisier rouge, qui tient à me l’offrir, celle qui nous fixe tous les deux, l’air interrogatif, interrogateur, interrogeant, en souriant benoîtement.
Rapidement, je suis certain de ne pas la connaître, de ne l’avoir jamais vue, ce qui ne m’apparaît pas grave du tout. Je lève mon verre et le tend vers elle pour la remercier.
Par bonheur, elle ne se lève pas de suite, ne se rue pas, ne s’approche pas. Je sais trop bien comment ça marche. Le verre qu’on offre est un pied dans l’entrebâillement de la porte qui permet de foncer dans le tas ensuite. Je l’ai fait … Trop !
Par les enceintes un orage éclate. Furieux. Ce n’est pas la pluie qui choie, c’est le déluge !
« Riders on the storm » ! Les Doors ! J’apprécie enfin de ne pas être rentré.
Je ferme les yeux. Je la connais par cœur, cette chanson. Je suis même capable de chantonner, de chanter, de hurler, chacun des deux soli qu’il y a au milieu, le clavier de Ray, la guitare de Robbie. Pourtant c’est dur. Je les chante un peu comme le ferait George Benson - le talent en moins - lorsqu’il agite concomitamment les doigts sur le manche et les cordes vocales dans l’arrière de la gorge.
J’ai déjà fait l’amour sur les Doors. Sur cette chanson des Doors. Dans ma chambre d’ado, dans d’autres moins personnelles et dans une R5 où il fallait laisser le moteur allumé pour avoir la musique. Arriver à l’orgasme au milieu de « The end » semble un must absolu, lorsque tout se déchaîne, lorsque tout hurle, lorsque la violence est si douce.
Je pose mon verre. Je chante. Je hurle. Je brame. Je suis un loup, je suis un cerf, un fauve, Jim lui même.
Avec les dernière notes, je m’écroule, exténué, raide, mort, repus, presque heureux. Presque...
J’ai soif. Je bois. Le DJ attaque « Samba Pa Ti » de Santana, autre « amuse-gueule » divin quoique bien moins complexe à intégrer dans une libido. Tout va bien. Je suis bien. Je me souviens de ma jeunesse. C’est à ça aussi que sert la musique, madeleine qui entre par les oreilles.
Je ferme les yeux. Je pourrais dormir là, ou crever, peu importe.
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On me tape sur l’épaule, légèrement, comme un souffle.
- Bonsoir !
C’est la brune du bar. Cécile. Elle me le dit très vite en tendant la main. Sans me lever je la serre mollement. Sa peau est incroyablement douce. D’un geste je l’invite à s’asseoir parce que je n’ai pas envie de me battre ou d’expliquer quoi que ce soit. Sa présence, sa conversation ou son silence, ou bien encore tout le reste me seront moins pénibles que d’argumenter mon refus.
Avec grâce elle se pose à côté de moi, face à la piste où Jicé viole pratiquement sa proie du soir au milieu des autres danseurs enlacés.
Cécile dit :
- Il est chaud votre copain
- Toujours, c’est sa nature.
- Et vous n’êtes pas comme ça ?
- Ce n’est pas ma nature.
Et nous sourions ensemble bien que ma réponse ait été laconique, à peine polie.
De suite, je m’en veux. Elle ne m’a rien fait. Enfin, rien de bien méchant. Rien que de troubler un peu mon désir de silence au milieu de ces bruits que j’aime, ma solitude en si grande attente de décès. Pas de quoi être aussi... rustre.
- Ecoutez, Cécile, vous êtes jolie, vous avez l’air intelligente et sympathique, mais je ne suis pas vraiment en état d’être agréable ce soir, là, en ce moment et ici.
Elle penche la tête, hausse les épaules, pour dire « Pas de problème ».
- Je suis là par hasard et je me sens comme si je gardais le sac de ma copine.
Et je montre du doigt mon Jicé enlacé fiévreusement, rouge, au bord du précipice, de l’explosion, de l’attentat à la pudeur.
- Je suis comme ça aussi. Je suis avec Myriam, la blonde en jean, là-bas, avec le petit brun ridicule. Moi non plus, je n’ai pas vraiment choisi de me perdre dans cette boîte miteuse. Mais, l’amitié a ses droits, et Myriam ne serait pas venue seule. En plus, j’ai beaucoup bu. Beaucoup trop !
- Hum ! Hum !
- Je suis prof, vous savez ? De philo, de philosophie.
- Je sais ce que c’est que la philo !
- J’imagine !
Grand silence entre nous et Cerrone « Supernature ». Quel âge a ce DJ ? Comment est-ce qu’il connaît tout ça ? On l’a sorti de sa maison de retraite ?
Mais, putain ! c’est bon !
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En agrippant mon verre, je vois qu’elle est à sec. Tournée ?
- Vous donnez vos cours ici ?
- Non, au lycée de Mitronnes.
- De quoi ?
- Mitronnes, la ville d’à côté.
- Connais pas !
- Pas bien grave ! Petite ville morte. Rien à faire. Rien qu’ici.
- Ah ! La vache !
Je me rends compte qu’elle réussit à avoir ce qu’elle veut. Parler. Au moins. Peut-être plus, je ne vois pas encore.
- Je viens d’y être nommée.
- …
- Pas mal pour un premier poste, j’aurais pu être en banlieue.
- …
Elle boit.
- En fait, je m’en fous.
Je glisse que « moi aussi » mais, très bas.
Sa voix est douce, posée, mais assez forte pour couvrir la musique. Elle se penche, déhanché étrange, peut-être très étudié, pour reposer le verre et son col s’entrouvre. Dans la lumière aléatoire des spots, des rampes, des étoiles de la boule à facettes je remarque la dentelle blanche qui couvre ses seins.
Et la dentelle blanche, j’adore ! Il n’en faut pas beaucoup plus pour provoquer un intérêt assez soudain, inattendu et violent. Sans vraiment le vouloir je découvre que ses seins sont ronds, formés et présents.
Englué dans cette envie tenace d’être seul et perdu, je m’aperçois que je m’étais refusé à la regarder, et que j’avais probablement bien tort. Maintenant, je la trouve agréable, 25-26 ans, du charme, les yeux qui pétillent, alcool, fièvre contenue, je ne sais quoi d’autre. Elle paraît grande.
Merde ! Je me mets à la désirer. Ce n’était pas prévu et je suis un peu déboussolé.
Très en forme, le DJ a enchaîné les « Phallus d’or » ces slows incontournables sur lesquels se dressent… les envies les plus pures. « Europa », « I’m not in love » de Ten CC et « Hotel California », Eagles, début des années 80, j’avais 15 ans. Temps des émois transformés. Confirmation en aube blanche, retroussée par delà le nombril. Culottes petites barques, Nathalie, Nadège, Rosine, Valérie, Anne, Véronique que nique que nique et Claudine sans faux col. Sève qui roule n’amasse pas mousse. Premiers essais, premières tendresses appuyées, Magellan, Collomb, Cartier, Bresson, Cortez le killer. Les boums d’où l’on s’éclipsait à deux le temps de deux trois tubes pour s’embrasser plus profondément, plus intimement, pas sur la bouche... Quand elles chantaient "welcome to the Hotel California, such a lovely place"... Vite, une chambre !
Cécile ! Cécile, peux-tu comprendre ? Peux-tu savoir ? Etais-tu née ? Tout juste !
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J’ai envie d’un coup, de la serrer contre moi pendant le long solo que je peux chanter - aussi -, sans oublier une note, me lover m’incruster en elle et mordiller son cou.
Je lui dis :
- Viens danser.
Et elle me suit, sans faire de remarque sur ce tutoiement soudain. Je l’embrasse et elle m’embrasse, les lèvres aussi.
- Sortons…
- Oui !
Avant de partir elle vérifie que sa copine n’est pas ou plus seule, qu’elle ne rentrera pas bredouille - ce qui ne semble pas être le cas sauf si une malchance soudaine terrasserait le petit hildago, le laryngologue proto-ibérique qui examine Myriam au milieu du dance floor, si une attaque cardiaque le prenait là, de suite, à la seconde honteuse où la porte mauve et large du lupanar moral ou de l’enfer dansant se refermait sur nous, ou bien si l’andalouse réelle ou bien peut-être pas, de ce brun enjôleur arrive et casse tout, et l’ambiance et ce couple prometteur en pleine composition et se mette à jouer des castagnettes avec ses ...
Non ! Myriam sera accompagnée et probablement bien couverte pour cette nuit.
Cécile me prend la main et monte à mes côtés le grand escalier de pierres.
Jicé a les clefs de l’Audi qui est la sienne. Cécile, sort de son sac celles d’une 4L, normal, elle est prof de philo. La 4L, aujourd’hui encore, c’est une dotation de l’Education nationale au même titre qu’une serviette en cuir, cinq stylos bille dont un quatre couleurs et un cahier avec le trait rouge pour séparer l’écrit de la marge.
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Une 4L Merde ! J’en ai pas vu depuis... La vache !
- Pourquoi tu ris ?
- Euh ! C’est ta voiture !
- Pfuh !
Elle m’explique que ce n’est qu’une histoire de fric et qu’au prix qu’elle pouvait mettre dans une bagnole, malgré les crédits très faciles pour les enseignants, la 4L est la plus rigolote !
- Et puis, on est à la campagne, non ?
Cahin Caha, donc, nous arrivons chez elle, un grand appartement aux abords d’un lycée, avec un peu de meubles et beaucoup de livres posés à même le sol, en piles qui supportent ça et là bibelots et bouquets. Une bouilloire verte sur la cuisine américaine, quelques plantes, une petite table pour deux encombrée de papiers dévoilent cette femme simple et belle.
Elle ôte son pull, j’embrasse ses seins, nous buvons un café.
Je retire mes chaussures, nous faisons plein de trucs. Et puis l’amour.
Elle ne se réveille pas quand je me lève. Le soleil brille dans un ciel d’azur.
Je ne me souviens plus où elle a mis le pot avec le café dedans.
Peut-être dans le frigo, mais, je me rappelle qu’il fait un bruit terrible en s’ouvrant et je veux la laisser dormir. Je m’habille.
Sur l’oreiller je laisse mon numéro de mobile.
Je sais qu’elle n’appellera pas. Ce n’est pas très grave.
Notre histoire, cette affaire, n’appelle pas de suite. Enfin, je crois.
Je sors, ravi de retrouver l’air, le vent et l’espace. Je marche lentement.
Mon juke-box interne s’allume : G7. Neil Young. Heart of gold.
Keep me searching
for a heart of gold
You keep me searching
for a heart of gold
And I’m getting old.
I’ve been a miner
for a heart of gold.
for a heart of gold
You keep me searching
for a heart of gold
And I’m getting old.
I’ve been a miner
for a heart of gold.