Assise sur le rebord du lit, la tête entre les mains, Julia ne savait plus à quel saint se vouer. Raisonner à cette heure avancée de la nuit lui était devenu impossible, elle n’arrivait pas à se concentrer sur la situation. Canaliser le flux des sentiments qui l’immergeait était chose laborieuse voire pénible. Les interrogations se succédaient à un rythme effréné. Il ne mettrait quand même pas sa menace à exécution, il aimait trop la vie pour accomplir un acte aussi misérable. Se donner la mort pour l’amour d’une femme ... cela lui semblait si désuet, tellement vieillot. Et pour elle qui plus est.
Elle n’en valait pas la peine. Elle avait toujours pris un malin plaisir à jouer avec ses sentiments. Un jour elle le rendait jaloux en flirtant avec le premier venu, un autre elle lui disait vouloir le quitter. Ou bien quand elle n’était pas d’humeur, quand elle avait envie de l’agacer, de l’irriter, tout simplement, elle se refusait à lui, sans jamais revenir sur sa décision. Cruelle, elle était cruelle. Elle s’en rendait bien compte mais n’en avait cure. Elle s’était toujours comporté de la sorte avec les hommes et ce n’est pas l’amour d’un petit Pablo qui allait changer le cours de son histoire. Ni aucun autre d’ailleurs. Ils l’avaient trop fait souffrir par le passé. Ils avaient lâchement abusé de sa confiance, âprement profité de sa faiblesse, violé sans résipiscence son âme son esprit et son corps, ignoblement détruit son humanité, humilié sa chair, profondément. Elle trouvait donc juste et équitable de les faire payer en retour. Chacun en particulier et tous en général. Elle n’était en somme qu’une pauvre femme en quête de vengeance. Une parmi tant d’autres. Une de celles qui a la haine au ventre, qui, quoi qu’il en coûte, arrivera indubitablement à ses fins.
Avec Pablo cela avait été l’enfance de l’art. Il n’avait jamais connu de vraie femme avant elle. Il était toujours sorti avec des filles de petite envergure, rencontrées par-ci par-là au fil de ses pérégrinations nocturnes. Plus ou moins jeunes, sans véritable expérience, sans réelle beauté, sans grande intelligence. Des femmes fadasses avec qui, invariablement, il entretenait de plates relations sans lendemain. Juste de quoi satisfaire son égo et son inextinguible appétit sexuel.
Et quand un beau soir, ce latinos au sang chaud, en quête de nouvelles aventures, tomba sur elle, son ébahissement fut tel, qu’il lui fallut plus de trois jours pour réaliser. Elle était belle, intelligente, consentante et expérimentée. Tout l’inverse de ce qu’il avait connu jusqu’alors. Il l’avait draguée sans trop d’espoir et puis, comme par miracle, tout s’était bien déroulé. Il l’avait baisée le premier soir, sans trop vouloir y croire et, cinq jours, dix jours plus tard, s’était surpris à encore se réveiller à ses côtés. Un vrai mystère. Il ne comprenait pas très bien mais n’en avait rien à battre ... l’essentiel à ses yeux était son unique présence. Dans ses rêves les plus fous jamais il n’avait rencontré pareille créature divine. Puis il est tombé amoureux de la déesse. Probablement son plus grand délit. Plus les jours passaient plus il l’aimait.
Il était aux petits soins pour elle, tout le temps. Le moindre de ses désirs était exhaussé. Elle levait le petit doigt, il était à quatre pattes. Elle haussait la voix, il baissait la queue. Elle voulait faire l’amour, il frétillait de joie. Elle fantasmait, il accomplissait. Elle rêvait, lui aussi. Elle avait bien des sautes d’humeur, des crises de jalousie, des refus d’acte, des paroles blessantes parfois, mais cela ne l’embarrassait pas, ça lui était égal. Ses défauts étaient devenu des qualités. Il ne voyait plus que par elle. Il se perdait dans ses yeux, se noyait dans ses cheveux, pour finir et succomber délicieusement en elle.
Il en était bleu, elle en profitait bien.
Il ne fallait surtout pas qu’il passe à l’acte. Quelle horreur ! Il faudrait qu’elle aille reconnaître le corps à la morgue, il n’avait qu’elle comme famille. C’est la première chose qui lui était venue à l’esprit.
Ne pas se suicider... il fallait absolument qu’elle arrive à le joindre par n’importe quel moyen, qu’elle le prévienne de ne pas commettre l’irréparable, qu’il y aurait toujours un moyen de s’arranger, de trouver une solution, même si ce n’était pas la meilleure.
Il était cinq heures du matin, elle était là, tremblotante, assise sur un coin de son lit, une lettre à la main. A ses côtés sa grande sœur qu’elle avait retrouvée, un certain Greg, un ours en peluche décapité et elle se demandait dans quel pétrin elle s’était encore fourrée quand un grelot strident la fit sursauter. L’interphone du hall d’entrée se mit à grésiller.
- Police, ouvrez, c’est urgent !
Greg se précipita à la fenêtre, écarta les tentures bleues et jeta un rapide coup d’œil en contrebas. Avec beaucoup de peine il parvint à distinguer deux ombres sur le côté de la maison.
L’interphone se remit à crépiter.
- Madame Julia Klaus, veuillez ouvrir s’il vous plaît !
Julia s’était levée et se dirigeait d’un pas mal assuré vers le bouton poussoir de l’interphone. Elle craignait le pire. Elle l’enfonça et recula, comme si elle s’était brûlée, comme si quelqu’un allait surgir là, à cet instant, traverser la porte, lui sauter à la gorge et lui demander des comptes. Des pas retentirent dans la cage d’escaliers. Les ombres montaient à l’étage. Ils frappèrent exagérément à la porte. Julia ouvrit.
Comme dans un mauvais film policier, la première des deux ombres s’avança et sur un ton laconique s’adressa à Julia.
- Inspecteur Ducouret et voici mon collègue l’inspecteur Evrard, vous êtes bien Julia Klaus ?
- Oui !
- Désolé de vous réveiller, pouvons-nous entrer, nous avons quelques questions à vous poser ?
A contrecœur Julia les fit entrer. Ils traversèrent le petit hall, entrèrent dans le séjour et sans plus de politesse s’assirent de concert dans le canapé gris.
Le soutien gorge qui traînait encore là n’avait pas l’air de les déranger beaucoup. Que du contraire ! Le plus petit des deux, celui qui n’avait encore rien dit, le prit dans ses mains, le tripota dans tous les sens, l’étira en souriant, le renifla même, puis le jeta, le regard en coin, un peu plus loin sur la petite table en verre.