L’institut d’éducation motrice de Talence était un bâtiment d’apparence banale. Le parallélépipède de deux étages s’élevait au sein de la zone universitaire, entre une école de commerce et un centre de formation d’assistantes sociales. Une rampe inclinée serpentait depuis la route jusqu’au hall d’entrée afin de permettre l’accès des pensionnaires, pour la plupart en fauteuils roulants.
Le hall était envahi d’une foule bruyante. On aurait pu s’imaginer sur un campus comme un autre, si un ballet ininterrompu de fauteuils, électriques pour la plupart, n’avait rappelé le caractère particulier de cet établissement dont la vocation était de scolariser de jeunes handicapés moteurs.
Deux gamins, tout juste sortis de l’adolescence, étaient en tendre conversation à proximité de la grande porte vitrée. Ils avaient une vingtaine d’années mais en paraissaient cinq de moins. Leurs fauteuils électriques étaient côte à côte, tête bêche, et les jeunes gens se murmuraient des mots doux, comme tous les amoureux du monde.
Le garçon, Julien, brun aux yeux noirs, montrait une nature exubérante. Il était tétraplégique, mais, aussi étrange que cela puisse paraître, il émanait de lui une force, un bouillonnement qui, si l’on prenait le temps de regarder au delà de son handicap, occultait très vite les séquelles de sa maladie. Il pilotait sa machine en manœuvrant un joystick avec le menton.
La jeune fille, Myriam, paraissait plus fragile. Blonde, les cheveux fins, une peau très claire et les yeux d’un bleu infiniment pâle, elle avait une apparence évanescente, presque diaphane. Un foulard coloré noué autour du cou masquait une trachéotomie récente.
La pendule murale marquait vingt heures. Julien murmura d’une voix grave.
-
Il faut qu’on y aille.
Myriam sourit.
- Tu es toujours pressé. Nous avons tout notre temps. Aujourd’hui il y a une nocturne jusqu’à vingt deux heures !
-
Je sais, mais je n’aime pas me presser. Je veux prendre tout mon temps …. Tu m’as promis une surprise, n’oublies pas.
La jeune fille émit un petit soupir. Sa trachéotomie lui donnait une voix rauque et sifflante.
-
Si je trouve ce que je veux, tu ne seras pas déçu !
Elle posa sa main sur l’avant-bras de Julien. Sous la peau translucide de ses doigts palpitaient de petites veines bleutées. Elle soupira.
-
Bon, on y va ?
Dans un beau mouvement d’ensemble, les deux fauteuils démarrèrent et se dirigèrent vers les ascenseurs menant aux chambres. Garçons et filles occupaient des ailes séparées au sein du bâtiment.
(-----)
Professeur à l’Ecole nationale de magistrature de Bordeaux, Philippe d’Entremont avait dépassé la cinquantaine depuis peu. Grand, élancé, il paraissait dix ans de moins. Une hygiène de vie irréprochable lui permettait de conserver une silhouette de jeune homme.
Pour l’heure, monsieur d’Entremont ne comprenait pas ce qu’il faisait là, à déambuler avec un caddy au milieu des travées de l’hypermarché Carrefour de Mérignac. Il s’était rendu dans la galerie marchande pour un double des clefs de sa voiture, et il n’avait aucune raison de baguenauder devant la gondole des jouets du premier âge !
Un sentiment de malaise indéfinissable s’empara de lui. Il n’était pas marié, n’avait pas d’enfant, aucun anniversaire en perspective…. pourquoi saisir une peluche blanche et la mettre dans son chariot ? Pourquoi rester là, immobile, figé devant des jouets de bébés ? Il voulut s’éloigner mais il subissait un blocage à la fois physique et mental ! son inquiétude s’accrut encore.
Il faisait un violent effort pour quitter ce lieu quand une jeune femme vint percuter son chariot. C’était une très jeune fille, africaine, de dix sept ou dix huit ans tout au plus, qui l’observait avec les yeux écarquillés. Comme lui, elle poussait un caddy vide dans lequel elle avait jeté, à la hâte, une grosse peluche blanche. Elle regardait, sur sa droite et sur sa gauche, comme un animal pris dans un piège invisible.
Monsieur d’Entremont eut l’impression qu’elle était en proie aux mêmes affres que lui. Il se demanda si l’endroit n’était pas chargé de quelque maléfice.
La jeune fille ne bougeait plus. Elle était vêtue d’un jean déchiré au dessus du genou et d’un tee-shirt qui laissait nu un ventre plat et musclé. Sa coiffure se composait de centaines de nattes, longues et fines, dans lesquelles des brins de laine multicolores se mêlaient aux cheveux. La jeune femme était jolie, mais son comportement, en revanche, paraissait pour le moins étrange. Elle semblait vouloir parler, mais elle donnait, dans le même temps, l’impression d’avoir peur de ce qu’elle allait dire. Ou, plus précisément, elle donnait le sentiment de ne pas vouloir prononcer les mots qui sortaient de sa bouche !
-
Je te plais, comme ça ?
Elle avait une voix un peu sourde. La phrase, commencée sur un ton provocateur, se termina par une exclamation étouffée. La jeune fille porta la main sur sa bouche. Ses yeux étaient révulsés.
La surprise passée le magistrat s’entendit répondre d’une voix qui ne pouvait pas être la sienne.
-
Tu es absolument ravissante.
En prononçant ces mots, il sentit son estomac se soulever. Cette gamine avait le tiers de son âge, elle le racolait de façon indécente et il lui répondait sur un ton badin ! c’était sans doute une prostituée africaine, appartenant à l’un de ces réseaux internationaux qui sévissaient à Bordeaux ! Et lui, l’un des magistrats les plus intègres de la ville, se commettait en présence de cette … de cette fille ! Il voulut s’enfuir, tourner des talons, mais ses jambes refusaient de lui obéir.
La jeune fille, avec son air de gazelle effarouchée, reprit dans un murmure.
-
J’avais un peu peur de te choquer.
Philippe d’Entremont voulait hurler que « oui ! elle le choquait. Oui il était horrifié par son comportement ! » il répondit cependant d’une voix calme et posée.
-
Tu es vraiment ravissante. Ma voiture est sur le parking, tu viens ?
En disant cela il sentit ses jambes à nouveau capables de se mouvoir. Mais, au lieu de s’enfuir en courant comme il en avait envie, il s’était approché de la jeune fille et lui avait pris la main. Le regard désespéré que lui lança cette dernière lui fit l’effet d’un coup de poing.
-
Tu t’appelles comment ?
-
Aïssetou , et toi ?
La voix n’était qu’un chuintement à peine audible.
-
Je m’appelle Philippe ! tu es d’où ?
-
Mes parents sont de Porto Novo au Bénin. Mais moi je suis française…
-
Tu es très jeune, tu as quel âge ?
-
Dix sept et toi ?
Une envie de vomir le submergea. Il ne voulait pas répondre mais de nouveau il se sentit contraint de le faire. Il murmura.
-
Presque cinquante ! tu viens ?
La jeune fille avait une démarche saccadée, bizarre. Elle donnait l’impression de lutter contre ses propres gestes. Ils sortirent du centre commercial.
A l’extérieur, le ciel dégagé augurait d’une nuit glaciale. Sans réfléchir Philippe d’Entremont prit la jeune femme par la taille. Aïssetou vint se blottir contre lui, dans un repli de son manteau de cachemire noir, devant le regard outré d’une brave dame qui pénétrait dans le magasin.
(-----)
Monsieur d’Entremont ouvrit la portière de sa 607 sans dire un mot, la jeune femme s’installa. En mettant le contact il demanda.
-
On va à l’hôtel « Mercure » près de l’aéroport, comme d’habitude ?
La jeune fille semblait s’être fait une raison. Ses yeux disaient « non », sa bouche murmura.
-
Oui, si tu veux.
En roulant vers le parc d’affaires de Mérignac le magistrat essayait de faire le point. Il savait qu’il se rendait dans une chambre d’hôtel avec une jeune femme, alors qu’il n’en avait aucune envie, et que manifestement sa compagne ne le souhaitait pas plus que lui. Il savait qu’ils allaient faire l’amour, ou tout au moins qu’ils allaient avoir une relation sexuelle dont il ne voulait pas, et il lui était totalement impossible de résister.
Quelques instants plus tard le portier lui rendait sa carte de crédit avec un sourire entendu.
-
Chambre 211. Deuxième étage à gauche. Voici votre clef …. Bonne soirée ! le bar est ouvert jusqu’à une heure du matin.
Au petit matin, Philippe d’Entremont se réveilla brusquement. Il regarda, affolé, autour de lui. Le corps sculptural d’une jeune femme à la peau sombre était allongé à ses côtés. Des vêtements, les siens et ceux de la demoiselle, étaient jetés, en désordre, sur la moquette.
La poitrine de la jeune fille se soulevait de façon régulière. Son visage semblait apaisé, serein. Un à un les souvenirs de la nuit refaisaient surface…. Il la revoyait dans ses bras, ses lèvres sur les siennes…. Leurs langues se rencontrant… l’éblouissement quand il se rendit compte que la jeune femme éprouvait sans doute des sensations analogues aux siennes… le souvenir de ses seins fabuleux au mamelons fièrement dressés… ses gémissements.
Le magistrat était dans un état de confusion absolu. D’un côté il aurait voulu que tout cela ne fut pas, de l’autre il ne pouvait nier avoir ressenti un plaisir infini en faisant l’amour avec la jeune fille.
En regardant ce corps juvénile aux formes épanouies, une bouffée de désir s’empara de lui. Sa main se posa doucement sur le ventre d’Aïssetou et glissa lentement vers ses cuisses. Elle émit un petit râle et entrouvrit les yeux en tournant la tête. Elle poussa un cri étouffé en voyant l’homme à ses côtés, puis elle réalisa qu’une main était posée sur sa cuisse. Elle s’empara de cette main pour la repousser mais, soudain, elle se figea et la reposa sur son ventre. Un long frisson courut sur son flanc. Son regard se porta vers le plafond. Une larme brillait au coin de ses yeux. Elle dit d’une voix douce.
-
Qu’est ce qui m’arrive ? mais qu’est ce qui m’arrive mon Dieu ? Sa voix se brisa. Je ne sais pas ce qui m’a pris hier !
Philippe ne répondit pas. Il caressait doucement la jambe de la jeune femme. Elle reprit d’une voix légèrement plus assurée.
-
C’était la première fois tu sais !
-
Oui, je m’en suis rendu compte… Moi non plus je ne voulais pas. Je croyais que tu étais une..
-
Une pute ?
Elle prononça le mot avec un naturel déconcertant. Son compagnon avait un peu honte mais il préféra jouer la carte de la franchise.
-
Oui, une prostituée …. Et puis tu es si jeune …
Une lueur brilla dans les pupilles sombres. Elle plissa le front, en colère.
-
J’ai dix sept ans …. Hier soir j’étais vierge ….. je suis devenue folle ! Mon père est ingénieur à l’aéroport… et il va me tuer s’il apprend ce que j’ai fait !
-
Ce que nous avons fait !
-
Si tu veux, je ne vois pas la différence …. Il va vouloir te tuer aussi ! Si ça peut te faire plaisir…
La caresse sur la cuisse d’Aïssetou devenait de plus en plus tendre. Le souffle de la jeune fille se fit plus court, les pointes de ses seins durcirent, elle gémit. Philippe d’Entremont murmura.
-
Hier soir, ce n’était pas moi ! je ne voulais pas t’entraîner dans cette chambre. Je ne voulais pas faire l’amour puis…… je me suis brusquement senti libéré et ce fut moi … uniquement moi !
-
Pour moi c’était pareil ! murmura la jeune fille…. Et en ce moment, c’est toi qui réagit, ou il y a autre chose qui te met dans cet état ?
Elle venait de poser sa main sur la virilité de son compagnon. Ce dernier sursauta puis se mit à rire.
-
Uniquement moi, ma belle ! et toi, ton esprit est libre ?
-
Oui, gentil monsieur …. Je penserai à mon papa et à son envie de nous tuer plus tard !
Philippe d’Entremont s’allongea sur elle et la pénétra doucement. Elle noua les jambes autour de sa taille Il approcha ses lèvres de l’oreille de la jeune fille.
-
Ton papa accepterait l’idée que toi …. Et un blanc ? en plus un vieux blanc !
La réponse de la jeune fille laissait entendre qu’elle se moquait un peu de l’avis de son père pour le moment.
(-----)
Il était sept heures et la salle à manger de l’institut se remplissait doucement. Un ballet de fauteuils s’était établi devant la grande table sur laquelle étaient disposés les ingrédients du petit déjeuner. Les jeunes gens s’installaient par affinité autour de petites tables. Myriam et Julien se tenaient côte à côte le long de la baie vitrée.
-
Alors ça t’a plu cette nuit ?
Demanda Myriam, le nez plongé dans son bol de café. Julien était à ses côtés. Une aide soignante l’aidait à manger. Il finit sa bouchée et déglutit péniblement. En souriant largement il répondit ;
-
Tu m’as bien eu avec la jeune noire.
-
La couleur t’a choqué ?
-
Non surpris ! c’était pas sa couleur, mais c’était son âge. On avait dit qu’on ne ferait rien de mal…. Avec elle, c’était limite !
La jeune fille gloussa.
-
Elle avait dépassé les quinze ans ….et puis elle était vraiment jolie. J’étais sûre de prendre mon pied avec elle … Mais je voulais aussi ressentir sa surprise.
Julien avala une nouvelle bouchée que lui tendait l’aide soignante. Il attendit qu’elle lui ait essuyé le menton.
-
C’est pour ça que tu m’as fait choisir un bourgeois respectable ?
-
Oui ! c’était drôle non. Un vieux notable et une jeune africaine.
Le jeune garçon eut un sourire indéfinissable.
-
Tu as été obligée de beaucoup la forcer ? Est ce qu’elle t’a résisté ?
-
Non ! pas trop ….au début oui, mais après je crois qu’elle a aimé… quand elle a pris du plaisir, j’ai pu prendre le mien. Elle avait surtout peur, c’était une première fois tu sais ! Et lui, tu l’as trouvé comment ?
-
Lui ! il était complètement coincé dans le magasin…. J’avais jamais pris possession de l’esprit d’un mec aussi bloqué … Mais quand il s’est libéré, il n’y a plus eu besoin de l’aider et là c’était trop top !
La jeune fille prit un air gourmand et murmura.
-
Tu crois qu’ils se reverront ?
S’il avait pu hausser les épaules Julien l’aurait fait.
-
On s’en fiche ! ça c’est leur problème !
-
T’es un peu vache ! ils n’avaient aucune envie de faire ce qu’on les a obligés à faire. Et on les a forcés pour notre plaisir à nous !
Il y avait une nuance de mélancolie dans la voix de la jeune fille. Julien s’en moquait manifestement.
-
N’oublies pas que la prochaine fois c’est moi qui choisit. Je te réserve une surprise moi aussi.
-
Tu ne veux pas me dire laquelle.
-
Je peux te donner une piste …
-
Oh oui, laquelle ?
-
Il faudra que tu choisisses un homme.
-
Oh !… tu seras quoi ?
-
Tu verras bien… C’est ça la surprise !
Les pommettes de Myriam prirent une jolie teinte rosée.
-
T’es un vrai cochon ! des fois ça me fait un peu peur. Imagines qu’on se fasse prendre un jour.
Julien émit un petit gloussement.
-
Qu’est ce qu’ils peuvent nous faire ? nous mettre en prison !
-
Oui tu as raison !…. on recommence quand ?
Les yeux fixés vers le plafond le jeune homme donnait l’impression de réfléchir. Il savait très exactement ce qu’il allait répondre.
-
La prochaine nocturne à Carrefour c’est samedi !