Je recevais à dîner un ancien camarade de classe. Il était ingénieur, chef de projet dans un grand groupe aéronautique. Après le repas, alors que nous prenions le café dans le salon, je lui exposais quelques dossiers qui occupaient actuellement mon emploi du temps. Son avis m’intéressait car il faisait preuve, en général, d’un pragmatisme et d’un bon sens tout à fait remarquable. Il m’écoutait sans intervenir.
Soudain il m’interrompit d’un geste et me demanda.
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Est ce que tu crois qu’il existe une grande équation qui régit l’avenir ?
Je ne comprenais pas et le lui dis. Il précisa sa pensée.
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Tu parles de prédiction, de précognition, de prévision…. Le paysan qui observait le vol des hirondelles et en déduisait le temps, faisait il de la divination, de la précognition, ou de la prévision ?
Comme je restais muet il sourit en ajoutant.
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Difficile de répondre, n’est ce pas ! Aujourd’hui, nous savons que les hirondelles volent haut parce que les insectes se trouvent en altitude. Et les insectes se trouvent en altitude, parce que la pression atmosphérique diminue… Or nos météorologues savent que lorsque la pression atmosphérique diminue, les perturbations arrivent. Ce qui n’était que divination devient scientifiquement vérifiable et expérimentalement vrai.
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Je hochais la tête. Jusque là je n’avais pas grand chose à ajouter à sa démonstration.
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Bon je continue. En l’espace de vingt ans les météorologues sont parvenus à affiner leurs prédictions, à tel point qu’aujourd’hui, ils peuvent faire des prévisions une semaine à l’avance, avec une quasi certitude.
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Je vois où tu veux en venir. Tu cherches à me faire dire que les météos faisaient de la divination et qu’à présent, grâce aux mathématiques, ils font de la prévision.
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Exactement ! d’ailleurs le mot que tu viens d’employer : « prévision » n’est ce pas l’action de « voir l’avenir » ?
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Oui ! et alors ?
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Et bien ce qui est vrai pour la météo est vrai pour énormément de choses. Les analystes financiers prévoient les cours des actions en fonction de paramètres multiples. Ces mêmes paramètres permettent de calculer un taux de croissance, un taux de mortalité, un taux de chômage et donc des tendances … et ce ne sont que les balbutiements de la prédiction mathématique.
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Je veux bien et alors ?
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Tu ne trouves pas que tout cela ressemble étrangement à l’astrologie ?
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Oui ! si l’on veut.
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Comment ça si l’on veut ! Un astrologue ne prétend pas dire à monsieur Dupont qu’il va mourir le 17 décembre, mais que le 17 décembre monsieur Dupont doit faire attention … je me trompe ?
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Non !
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Bon ! et bien la prédiction mathématique pourrait dire, par exemple, à monsieur Dupont que en raison de la chute des actions du NASDAQ, s’il a plus de 45ans, s’il vit en France et s’il travaille dans le secteur des services informatiques, il doit faire attention à son boulot et donc que sa santé risque d’en pâtir. Personnellement, je ne vois pas une différence fondamentale. Ou plutôt si, il en existe une.
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Laquelle ?
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L’astrologue vit sur des savoirs que nous avons perdus depuis longtemps alors que la prédiction mathématique n’en est qu’à ses balbutiements. Regarde, les progrès que nous avons effectués en quelques centaines d’années ! Nous sommes passés du comptage arithmétique à l’algèbre de Boole puis à la logique floue. Imagine que des progrès analogues soient faits dans les siècles à venir …
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Donc, pour toi le monde est régit par une grande équation, tout est écrit !
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Non, mais tout est mesurable. Toutes les actions sont mesurables et leurs effets quantifiables. Lorsque la pression atmosphérique chute de X millibars en Y minutes on sait que les vents vont souffler à Z kilomètres heures. C’est certain … Il n’y a plus de prédiction, ce sont des certitudes vérifiables !
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Comment explique tu la voyance, selon ta théorie ?
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Le cerveau est un prodigieux ordinateur. Nous avons tous vu ou entendu parler de ces soit-disant mathématiciens capables d’effectuer les calculs les plus complexes en un dixième de seconde. Plus rapidement que les plus performants de nos ordinateurs ! Les voyants sont peut être simplement des gens qui disposent des facultés mentales pour effectuer tous les calculs dont je te parlais sans ce rendre compte de ce qu’ils font !
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C’est un peu tiré par les cheveux, tu ne trouves pas ?
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Les réflexions de mon ami me surprenaient. Lui, dont je louais auparavant le bon sens tenait un discours qui manquait singulièrement de rigueur. Il s’aperçut de ma gène et répondit.
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J’en sais rien, mais c’était la théorie de Bastien.
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De qui ?
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Tu ne te souviens pas de Bastien … Claude Bastien ! le petit blond qui était avec nous en prépa.
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Bastien ! celui qui est rentré à Normale Sup ?
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Oui !
Je me souvenais d’un garçon à l’apparence insignifiante mais dont les capacités intellectuelles étaient tout simplement prodigieuses. Je n’avais eu aucune nouvelle de lui depuis le lycée. Je demandais.
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Tu as gardé des contacts avec lui ?
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On faisait partie du même club de golf.
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Et qu’est ce qu’il devient ce bon Bastien ? Il au moins agrégé et prof en fac maintenant !
Son œil s’arrondit sous l’effet de la surprise.
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Tu n’es pas au courant ?
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Non !
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La théorie que j’essayais de t’expliquer avec mes mots était la sienne. Il prétendait que notre monde moderne disposait de tous les capteurs d’informations nécessaires pour tout savoir. Il disait aussi que des logiciels d’analyse spécifiques permettaient de faire de la prospective dans tous les domaines.
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Bon d’accord, on dispose dans tous les domaines des relevés de paramètres et des moyens d’analyse pour concevoir des prévisions exactes avec le maximum de probabilité. Et alors ?
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Et alors !… Il avait conçu un logiciel lui permettant de modéliser la vie d’un homme depuis la naissance.
Je restais sans voix avant de murmurer.
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C’est impossible !
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Pour lui non !
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Je ne savais pas comment interpréter cette information. Cela me paraissait tellement énorme, tellement improbable de décrire une existence sous forme d’équations, de formules …. Les joies et les peurs de la petite enfance, les émois de l’adolescence, la première fois … C’est avec un goût désagréable sur la langue que je dis.
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Et après !
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Quand son logiciel de modélisation a été au point, il a conçu un virus informatique ! Le plus extraordinaire virus jamais inventé. Un truc qui devait se déclencher à une date donnée, effectuer un travail prédéfini puis s’autodétruire.
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Ne me dis pas que Bastien c’est transformé en pirate informatique, comme tous ces petits trous du cul qui se prennent pour des génies lorsqu’ils pénètrent un réseau protégé par des incompétents !
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Et bien si ! il s’est senti une âme de « hacker », mais c’était pour la bonne cause… c’était un virus qui devait connecter tous les ordinateurs branchés sur le net à un moment donné. Il voulait utiliser la puissance de calcul ainsi mise à sa disposition pour lancer son logiciel de modélisation en l’abreuvant avec l’ensemble des données récoltées dans le monde.
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Mais pourquoi ?
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Pour prédire l’avenir !
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Quel avenir ?
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Son propre avenir.
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Je crois rêver ! qu’est ce que ça a donné ?
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Il avait choisi la date de son anniversaire pour mettre en action le virus.
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Et alors ?
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Et alors ! Lorsque tout c’est mis en place, lorsque son virus a connecté tous les PC du monde sur son réseau … son ordinateur lui a balancé un message de panne !
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Quoi !
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Il lui envoyé un message de panne. Attends … c’était : « Interruption immédiate du programme, éteignez votre ordinateur » .
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C’est tout ?
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Oui !
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J’essayais d’imaginer le désappointement de notre ancien camarade. Un véritable génie qui n’avait jamais connu l’échec … voir s’effondrer le travail d’une vie devait être quelque chose d’effroyable.
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Qu’est ce qu’il a fait ?
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Il ne l’a pas supporté … Il est allé chercher le fusil de chasse de son père et il s’est tiré une balle dans la tête.
L’annonce du suicide de notre camarade de classe me nouait la gorge… Je n’étais pas surpris, mais je ne savais pas quoi dire. Soudain je frissonnais.
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Et si, il avait eu raison ?
Mon ami me regardait d’un air ahuri, la bouche ouverte. Une idée étrange et saugrenue venait de me traverser l’esprit.
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Oui s’il avait eu raison. Qu’est ce l’ordinateur aurait dit ?
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Et bien l’ordinateur lui aurait décrit son avenir.
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Et son avenir c’était quoi ?
Une lueur passa dans le regard de mon ami. J’insistai.
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Qu’est ce qui lui est arrivé dans les instants qui ont suivi sa demande ?
Il murmura.
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Le suicide !
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Oui exactement ! le suicide … et comment l’ordinateur aurait définit ce suicide ? comment tu dis « suicide » en langage d’ordinateur ?
Un long silence . Je laissais tomber d’une voix blanche.
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« Interruption immédiate du programme, éteignez votre ordinateur » !