Je me regarde dans la glace de la salle d’eau. Je sais que j’ai beaucoup changé ces dernières années. Je le vois.
J’ai changé de forme je suis devenu rond. Pour le fond, je ne peux pas trop dire. C’est plus délicat, je suis seul juge et je suis partial.
Mes cheveux sont plus courts. Plus jeune je les portais longs. Des fois avec un catogan. Ou libres et gras, comme des chanteurs de hard rock. Je ne faisait pas grand chose de ma vie, je jouais de la guitare, très vite, très fort. J’avais un blouson en jean troué. Je buvais de la bière, je me bagarrais. Beaucoup. Durement. Fallait pas me faire chier, « regarde moi de travers que je te défonce ». Malheur aux fiottes disco ! « Hé ! Travoltata viens que j’te donne la fièvre ce samedi soir ! » Je riais grassement.
Je voulais une Harley. Je trouvais les Hells Angels super. Je rêvais de rouler dans toute l’Europe en suivant Motorhead, Thin Lizzy, Saxon, ACDC, Angel City, les Lords, les Dead Kennedys, les Clashs, tous ces salopards défoncés.
Je voulais jouer en première partie devant des types plus raides que moi. Briser ma guitare sur scène. Me rouler par terre pendant les soli. Cracher sur les premiers rangs, insulter le monde, ravager mes chambres d’hôtel. Mythologie classique. Born to be wild !
Mes cheveux sont courts. J’ai retiré la créole de mon oreille gauche. On voit encore le trou mais nul ne peut plus imaginer que j’ai arboré successivement un diamant, des plumes indiennes, une tête de mort et une chaîne noircies à la bougie. La créole ? Un souvenir. Une italienne renversée à Nice. Cadeau d’adieu. Elle s’appelait Angelina. Mètre soixante douze étalon. Des jambes longues comme la Maurienne et le tunnel du Mont Blanc au bout. J’ai porté cette boucle au moins trois ans. La plus grosse du quartier. Viens me la choper si tu l’oses !
Je n’ai plus aucun mal à me coiffer le matin. Les cheveux courts c’est bien pour cela. Je fais propre. Je suis propre, net, sympathique, avenant.
Je ne perds pas mes cheveux. C’est au moins ça. Et il ne blanchit qu’à peine.
Je me rase tous les jours, sauf le week-end, sauf en vacances. Je ne connais rien de plus chiant que de se râper la gueule chaque matin. C’est douloureux. Souvent. La peau qui tire. Les coupures. Les crèmes et les mousses puent. Dans les magazines je vois des produits de beauté pour mecs. J’hésite encore à franchir le pas de l’anti-ride. De toutes façons, comme j’ai pris du poids, on ne les voit pas. Pas beaucoup.
Je suis plus vieux, plus gros, incroyablement plus riche.
Je mange au restaurant. Tous les jours, avec mes clients, avec mes fournisseurs. Je bois du bon vin. Et mon verre de whisky quand je rentre le soir chez moi, tard. Je mange trop riche. Je bois beaucoup. Je bois trop fort, je bois trop. Je ne contrôle pas mon taux de sucre. Tant que ça va, ça va ! Mais je ne sucre pas le café. Quelque part ça compense.
Je vais passer quarante ans. C’est vrai que je suis en forme. Des fois je dis « en formes » avec le « s » souligné par un tapotement sur mon ventre arrondi et un vaste sourire. Tout le monde sourit. Je n’en connais pas un seul qui n’apprécie pas cette sorte d’autodérision.
Je pourrais peut-être faire du sport. Mais je n’aime pas ça. Et puis je n’ai pas le temps : je travaille tellement.
Chaque jour je me lève tôt. Je me douche, je me rase, je m’habille, je bois un café. Je monte dans ma voiture. A cette heure là il n’y a pas trop de monde. On peut encore rouler assez vite. On peut encore faire monter les tours du moteur de la BM.
Je participe à une première réunion. On m’offre du café et des mini viennoiseries qu’il est difficile de refuser. Au beurre. Beaucoup de beurre. Au goût c’est souvent excellent. Pour le reste ?
Je remonte dans ma voiture. Ca roule maintenant horriblement mal. Je téléphone, bloqué dans l’énorme bouchon perpétuel. J’appelle ma secrétaire, les types qui bossent pour moi. Je dicte le compte rendu du précédent meeting. Je débriefe. Je dis « on va les avoir ces salauds ». Ou « c’est dans la poche les gars, on les a bien niqués ».
J’arrive au bureau, je bois un café. Je décroche mon téléphone. J’appelle ceux que je n’ai pas pu joindre depuis la voiture. J’allume mon ordinateur. Je retire mes chaussures, je lis mes mails, je pose mes pieds sur le bureau. Je réfléchis, un peu.
Je mange avec Patrick, mon boss et deux ou trois autres patrons avec qui nous sommes en affaire. D’autres gus comme moi la ferment pendant tout le repas, sauf quand on leur demande des chiffres précis, des détails sur tel ou tel point des négociations en cours ou quand on leur ordonne d’appeler untel ou machin qui possèdent l’information qui manque.
Dans la voiture, Patrick et moi parlons de ce qui vient de se passer.
En se lamentant. Ou en riant. C’est selon.
A mon bureau je téléphone, j’écris, je parle, je donne des consignes ou des ordres. Je bois du Coca Light. Je lis des rapports que je tâche de cola. Je fais des analyses de synthèses, des synthèses d’analyses et je vais les porter à Patrick qui les lira plus tard. Je lui dis que nous avons fait du bon boulot. Il me croit. Toujours. Nous faisons toujours du bon boulot. Sérieux, appliqué, parfois brillant. Je crois qu’une fois ou deux, seulement, je lui ai dit que nous étions plantés. Mais c’est parce que nous avions été mal conseillés.
Le jour baisse. Je téléphone aux Etats Unis. Sur la côte ouest les bureaux ouvrent à peine.
On me dit bonsoir à demain. Ouais, bonsoir.
La nuit s’installe. Je suis presque seul maintenant. Les africaines de l’entretien vident les poubelles et passent un coup trop rapide sur les bureaux. J’écris quelques courriels. J’attends des réponses. Je dois passer quelques jours au Japon la semaine prochaine. Patrick peut y revendre la boîte dans d’excellentes conditions. Mais il y a aussi les Brésiliens qui arrivent demain. Ils ont du fric à placer chez nous. Une sorte de communiste a été élu président chez eux. Ca craint pour leurs capitaux. On dit qu’il pourrait nationaliser des pans entiers de leur économie. La France serait une bonne planque. Les Brésiliens, c’est des durs mais on va « les niquer ».
Quand j’ai fini, une bonne partie des parisiens s’endorment devant leur télé. J’éteins mon ordinateur et la lumière. Je me frotte les yeux. Je m’étire, dans l’ascenseur. Il ne reste plus que ma BM dans le grand parking. Ca roule bien. Les rues sont tranquilles, presque désertes. Assez vite, je suis chez moi.
Je range la voiture dans le garage. Je vérifie bien que la porte est bien fermée. On a essayé de la forcer il y a peu de temps. Il y a encore les traces du pied-de-biche sur les chambranles. Ils ont du être dérangés par la BAC ou une autre voiture. Ils ont décampé vite fait. N’empêche, ça fout les jetons. Après, ils étaient dans la maison. Et nous aussi. Ca peut faire du grabuge. Aujourd’hui tu as vite fait de te prendre un mauvais coup. Il faudra que je fasse poser une meilleure alarme. Peut-être un truc qui sonne directement chez les vigiles. Ils se pointent très vite à quatre ou cinq. En moins de trois minutes dit la pub que j’ai posé sur la table basse. C’est un peu cher. Mais la sécurité, ça n’a pas de prix. Et puis si on doit compter sur les flics ! Jamais là quand il faut. Ils sont trop occupés avec ces conneries de radars.
Dans la maison, pas un bruit. Ma femme dort.
Elle m’a laissé une assiette de viande froide sur la table. Avec de la salade et des cornichons.
Je retire ma veste et la pose sur le bord du canapé. Je vire mes chaussures et les pousses du pied. Dans le frigo, j’attrape la mayonnaise. Et j’allume la télé.
Quand je ne suis pas trop naze, je regarde Arte. Il y a souvent des trucs bizarres et drôles en fin de soirée. Plus souvent je mets la première connerie de série américaine qui passe. C’est toujours des histoires de flics, de meurtre. Le sujet semble inépuisable. A croire que les types qui pondent les scénarii se font tous les faits divers dans les journaux et brodent à peine autour, rajoutent, renforcent les personnages, glissent leurs héros, les personnages récurrents au milieu et, hop !, c’est plié. Pratique et bon marché. Pas la peine de se creuser plus les méninges.
La société américaine est ultra violente. Drogue, guerre des gangs, assassinats, des armes partout... Ce qui frappe quand tu arrives à New York, par exemple, c’est le nombre de policiers. Partout. Ils sont partout. Ils te regardent méchamment. Tu es suspect d’emblée. Tout le temps. Histoire d’habitude. Ils te regardent méchamment et pourtant tu es blanc, bien habillé, tu as au moins un attaché case, tes cheveux ne sont pas longs et tu ne porte pas un drapeau français dans le dos.
L’épisode est déjà commencé. Je reconnais le grand chauve qui mâche son crayon en gros plan. Il est commissaire ou quelque chose comme ça. On l’appelle quand les choses vont mal, quand un suspect ne veut pas avouer. En face de lui, sans menottes, une jolie blonde qui pleure. Pas la peine d’avoir fait polytechnique pour comprendre. Le mari de la blonde s’est fait tuer. Les flics la soupçonnent. Le chef des flics la cuisine sévèrement.
Je finis de manger et elle n’a toujours pas craqué. Je vais ranger la mayo, je débarrasse mon couvert. Sous l’assiette, un petit mot : « J’en ai marre de t’attendre. Je te quitte ! » Je froisse le papier et le jette. Il fallait bien que cela arrive. Je m’y attendais un peu. Les rares fois où je l’aie vue ces derniers temps, je voyais bien que ça se préparait. Elle me tournait autour, comme si elle voulait me parler. Et elle ne l’a pas fait. On aurait du parler.
Je vais m’asseoir dans le canapé. Je découvre une couverture et mes deux oreillers. Je vais devoir dormir ici. C’est sérieux !!!
Dans l’écran, la blonde bafouille, pleure, se contredit. Le commissaire lui met sous le nez un sac plastique contenant un couteau sanglant. Il lui dit « il y a vos empreintes sur le manche » et elle ne sait pas quoi répondre, même pas que c’est son couteau, qu’il vient de sa cuisine, que c’est elle qui coupe les aliments avec ce couteau, que ce n’est pas étonnant, alors, que ses doigts aient laissé des marques dessus. Elle ne lui dit pas que la dernière fois qu’elle a vu ce couteau, il était dans le tiroir du milieu, bien à sa place, que c’est elle qui l’y a mis après l’avoir lavé en même temps que les casseroles, qu’elle l’a posé dans l’égouttoir, qu’elle l’a séché avec le torchon et rangé. Que ses empreintes sont là logiquement parce qu’il n’y a qu’elle qui nettoie et range dans sa maison. Elle ne dit rien au flic. Elle sanglote bêtement.
J’ai un peu froid, je déplie la couverture et la pose sur mes jambes.
Pourtant elle pourrait décrire son calvaire domestique, peut-être même en rajouter un peu, parler de son connard de mari, paix à son âme, sur qui elle ne peut pas compter pour l’aider, pour faire quoi que ce soit dans sa maison. Raconter qu’à part regarder le basket ou le foot en buvant de la bière, il n’était champion en rien. Sauf en boxe très privée lorsqu’il avait trop bu, ce salaud. Dire que, probablement, il la trompait avec une jeune pouffiasse, qu’il allait la quitter. Mais ce serait bien trop dur. Presque un aveu. Il faudrait, alors, qu’elle exige de parler à son avocat.
Sans bruit je me lève. Je marche dans la maison. Je vais vers ma chambre. J’entrouvre la porte. Je la regarde. Elle dort. Son visage est serein. Beau, très beau. J’ai toujours dit que j’ai la plus belle femme du monde. D’abord parce que c’est vrai. Et puis je le crois. Les années n’ont eu aucune prise sur elle. Elles n’ont altéré ni sa beauté ni son charme. Elle est toujours la même.
Elle est encore cette jeune femme parfaite que j’avais croisée au Balto de Franconville. Il y a combien de temps ? Seize ans. Celle qui m’a dit « viens, tu es l’homme de ma vie ». Cette fierté incroyable d’être à ses côtés, cette joie improbable d’être dans ses bras. La plus belle femme du monde. A moi. Rien qu’à moi !
Sous le drap je devine son corps qui repose calmement. Elle me quitte. Je sais qu’elle va le faire. Elle fait toujours ce qu’elle dit. Je la contemple pour la dernière fois.
Je referme doucement la porte. Adieu ! Je t’ai tellement aimé. Je t’aime encore.
La blonde a avoué. Oui, c’est elle qui a fait le coup. Un accès de colère. Un flot de rage. Le tribunal ne lui accorde aucune circonstance atténuante. Bientôt elle sera exécutée.
Je ne parviens pas à savoir si c’est bien fait pour elle. Je n’ai pas l’assurance des jurés. Je ne sais pas si elle est réellement coupable. Dans la vie ...
Je ne me déshabille pas. Je m’allonge. Je règle le réveil de mon Palm sur six heure moins le quart, dans quoi ? Quatre heures à peine. Je m’endors très vite.
Je me lève de suite. Je me regarde dans la glace de la salle d’eau. Je sais que j’e n’ai pas beaucoup changé ces dernières années. A part les habits. Je ne porte plus de pulls. J’adorais cela pourtant. Je ne mets plus ni t-shirts ni polos. Je n’achète que des chemises, parfois des chemisettes, souvent de grande marque. J’en ai même quelques unes faites sur mesure. Et puis je suis en costard, avec cravate. Qui aurait pu croire ça !
Je ne sais pas si cela me va mieux que mes habits d’antan. J’ai l’air plus sérieux, plus raisonnable. Je fais homme. Je fais cadre supérieur. Je fais ce que je suis.
Tout à l’heure j’accueille ces enculés de Brésiliens à Roissy. Est-ce qu’il pourraient me supporter en jean baskets ? Non, bien sûr que non !
Tiens, si ils signent, je vais me faire un gros bonus. Je travaille pour ça. Pour le fric. Même si j’adore ce que je fais, c’est la thune qui compte. Et si j’en ai assez, je suis capable d’arrêter. De travailler. C’est un signe. Non ?
Prendre le gros pognon et tout quitter très vite. Ne plus rien faire. Buller à vie !
J’achèterais une grande maison pas loin de la mer. Une villa avec piscine couverte pour les jours où il fait un temps moyen. Une demeure avec des hectares de vigne autour. Ma vigne. Je ferais mon vin. Je n’inviterais que mes amis. Je déboucherais mes bouteilles pour eux, rien que pour eux. Ils viendraient en vacances, heureux, sereins, fiers. Ils diraient « en août dernier on était chez Claude, bien sûr ! Attends, quel pied ! » et les autres en seraient morts d’envie. Bande de cons ! Ne rien avoir de sérieux à faire. Se lever quand on veut. Se coucher avec la fatigue sans aucune crainte des lendemains, qu’ils chantent ou non. Et puis voyager, faire l’amour toute la journée et même des enfants. La vraie vie. La vraie vie, bordel !
Je me rase, je me coupe.
Et si je partais ? Là, tout de suite ! Ce matin. Même sans le magot. Je ne vais pas travailler. Je vais laisser ces salopes de Brésiliens plantés à Roissy.
Ils boufferont des mauvais croissants avec un café de merde Do Brasil de mes couilles au lieu du petit dej Fouquets « spécial gros client à impressionner ». J’arrête de courber l’échine à partir d’aujourd’hui. Je vais tourner le dos à Paris, à toute cette merde. Ma vie !
C’est pas raisonnable ?
Mais qu’est-ce qui l’est aujourd’hui ? Tout fout le camp.
Même ma femme, cette garce !
Et la boîte ? Et les types de la boîte ?
Putain, j’en ai rien à foutre de laisser quinze personnes sur le carreau, ces types qui dépendent de moi. Il sauront bien ce débrouiller, ces cons. Ils auront les ASSEDICS. Malheur aux faibles. Malheur aux vaincus !
Je rince le rasoir sous l’eau froide.
Je sais qu’ils comptent sur moi, pourtant. Je leur ai fait de belles promesses :« enrichissez vous, donnez vous à fond comme je le fais moi, donnez moi votre vie, je vous la rendrai en mieux ! » . Et ils ont sacrifié beaucoup, je le sais, pour cela. Pour me suivre.
Je ne peux pas leur faire ça. Briser leurs rêves. De quel droit ? Est-ce que je peux les mettre dans la merde comme ça ? Par cette décision unique et tellement personnelle de récupérer ma vie, de vivre pour moi, rien que pour moi. Enfin !!!
Je repose le rasoir dans mon gobelet, à côté de ma brosse à dents. Je me penche pour mieux me regarder. Je suis impeccable. Presque beau.
Je vais les exploser, les cariocas. Ils vont signer sans même s’en rendre compte. Hop ! Hop ! Samba ! Ils vont faire la meilleure affaire de leur vie. Et moi aussi.
Rhâââ ! J’ai la gnaque.
La rage des fauves. Seigneur de ma jungle. Tout est ouvert. L’horizon est clair. Grands espaces disponibles. Je suis un prince. La chasse commence. Je suis le dieu de la guerre. Rien ne m’arrête.
Pourtant il faut que je retire ma chemise. Une Balmain. Je l’adore.
Mais elle est toute tâchée. Et puis je dois prendre une douche. Tout ce sang ! Sur mes mains, mes avant bras, mes manches retroussées, mon col, l’avant de ma chemise.
Le sang de ma putain de femme admirable qui me quitte !
Ca risque de faire un peu désordre à Roissy. Non ?