C’était un de ces matins pluvieux, ou tout semble aller de mal en pis. Un de ces matins où même le soleil est boudeur, laissant place à un crachin tenace, diffus et pénétrant, qui vous glaçait jusqu’aux os, alors même que vous ne pouviez pas mettre une veste épaisse sous peine d’en fait mourir de chaud. Un matin au ciel gris, un matin à rester au lit. Ces matins où vous risquez un œil à travers la vitre, pour le ramener tout aussi vite à l’intérieur de votre douillet intérieur...
Mais elle n’avait pas tellement le choix, il fallait bien qu’elle se lève. Un jour de plus dans la grande ville, un jour encore, un jour toujours... Avait elle seulement le choix ? Une douleur l’élance au creux de son ventre, elle n’y prête pas attention. C’est normal. Ca passera. Elle s’extirpe de la couette, grimaçant au froid qui vient hérisser les poils de ses bras ; ses jambes nues trouvent bien vite refuge au creux d’un jeans d’adolescente, et elle enfile un t-shirt uni, suivi aussitôt d’un sweater. Elle plaque un sourire endormi sur son visage pour oublier les pointes lancinantes qui lui déchirent le bas ventre, et quitte sa chambre.
Il la salue d’un sourire qui lui donne envie de vomir alors qu’elle pose un baiser léger sur la joue de sa mère, l’ignorant superbement ; la femme lui adresse un regard de reproche, que l’adolescente fait semblant de ne pas avoir remarqué. Personne ne dit mot de ce jeu qui n’en est pas un ; après tout, c’est comme ça tout les matins. Il n’y a rien à changer. L’adolescent boutonneux à l’autre bout de la table lui retourne un regard qu’elle qualifierait de bovin, alors qu’elle se sert quelques céréales ; il replonge dans sa lecture. Indifférent.
Sans autre commentaire, quelques minutes a peine s’écoulant aussi lentement qu’une épaisse gelée, elle se lève et attrape son sac ; quitter la maison, vite, cesser d’étouffer, fuir cette douleur physique et mentale, fuir ce couple dont l’image la hante seconde après seconde, dès que ses paupières se ferment, dès que son attention se relâche. Rien à faire. Fuir, encore et encore ; fuir, en sachant que votre chemin tôt ou tard vous ramènera au coin de cette vie qui s’obstine et ne s’arrête pas. Fuir, en sachant qu’il n’est nulle issue qui vous est permise...
Elle parcourt quelques mètres sur le chemin qui la mène vers la gare, le visage moucheté par les gouttes de pluie, serre les dents.
Elle a encore oublié son imperméable.
T’as préparé ton TP ?
Oh... Non, j’ai oublié...
Sara... On va encore avoir une mauvaise note... Tu crois pas que...
Que ?
Sans le vouloir, elle a haussé le ton, des éclairs s’allumant dans le gris pâle de ses yeux. Gris comme le ciel, aujourd’hui, gris comme la tristesse et l’envie, gris comme autant de nuances qui n’existent que dans notre imaginaire, gris comme une journée sans rires et sans malices...
La jeune fille en face d’elle secoue la tête. Elle n’a pas pu cacher l’éclair de peur qui est passé dans son regard, alors qu’elle croisait la colère dans les yeux de Sara ; elle n’a pas pu cacher l’incompréhension, la tristesse sans doute, la peur peut être, l’appréhension surtout... L’adolescente le lit dans son rire forcé par après, alors qu’elle détourne la conversation. Elle le voit, et pourtant cela ne lui fait même plus de peine ; pourquoi s’en faire encore ? Elle est partie si loin sur le chemin de l’incompréhension qu’elle ne prend même plus la peine de se demander quelle est la distance qui les sépare, elle et son amie.
Cheveux blonds, cheveux noirs ; yeux bleus azur, yeux gris d’acier. Le sucre et le sel, la douceur et l’amertume ; rien en commun, tout à se dire... Autrefois, peut être. Plus maintenant. Plus rien à se dire, plus rien à dire ; tout à cacher, faire semblant de vivre. Sara hausse les épaules, plaque un sourire sur son visage, s’efforçant de se joindre au rire de Pia.
Tu a raison, reprend elle avec plus de sérieux. Je vais m’y mettre plus sérieusement, je n’ai pas le droit de t’entraîner dans mes échecs...
Oh... Pia soupire et lui adresse un sourire empli d’amitié sincère. Ne t’en fais pas, je sais bien que tu a des soucis en ce moment chez toi... Et puis, ça ne me changera pas de bosser pour deux, tu sais, je commence à avoir l’habitude !
Elle s’efforce de la remercier, mais son cœur se serre, et c’est des larmes de regrets et non de reconnaissance qui perlent à ses yeux... Regret de ne rien pouvoir dire, regret de ne rien pouvoir faire ; la tentation l’effleure, diabolique, impérieuse, de tout raconter à cette amie, de se décharger d’un fardeau qui devient trop lourd, trop gros. De partager quelques instants sa détresse, de taire les inquiétudes qui percent ses entrailles en pointes aiguës, lui arrachant à peine une grimace.
Non. Elle n’a pas le droit.
Pliée en deux, au dessus de la cuvette ; trop mal, trop longtemps. Comme toujours. Elle se laisse glisser sur le sol, se recroqueville sur elle-même en boule compacte, comprimée ; comme si rien ne pouvait l’atteindre, comme si la réalité n’existait plus. Plus que cette musique qui se déverse dans ses oreilles, emportant avec elle ses larmes, les unes après les autres ; plus que ce tourment qui la harcèle, et qu’elle voudrait tant pouvoir combattre, plus que cette douleur qu’elle pourrait surmonter si seulement...
Les larmes forment une petite flaque sur le sol, qu’elle essuie rageusement d’un revers de la main ; son bras pâle, dénudé, apparaît en pleine lumière, et elle s’attarde quelques instants sur les marques fraîches qui sinuent sur la peau. Extraordinaire de cicatriser si vite ; cependant, elle sait bien que certaines traces ne s’effaceront pas. De toute manière, elle n’a plus le droit. Elle rabat sa manche, recouvrant sa chair. Oublier...
Pause. La musique s’interrompt, elle se relève ; les quelques pleurs qui s’attardent au coin de ses paupières pourraient presque être attribués au brillant des néons. Non, elle n’a pas les yeux rouges ; enfin... pas plus que d’habitude. Elle regarde sa montre ; 11h15.
Elle a encore manqué le début des cours.
Ta journée s’est bien passée, ma puce ?
Oui, oui...
Elle observe autour d’elle, indécise. Sa mère est seule. Souriante, comme toujours. Elle fait semblant de ne pas voir le bleu sur son bras nu ; l’adulte, suivant pourtant son regard, a un petit rire.
Je me suis cognée au bureau ; décidément, je serais toujours aussi maladroite... Comment vont tes blessures ? Tes bleus ?
Oh... Bien, ils guérissent. Je ferais attention la prochaine fois, je t’assure...
J’espère bien... Sinon, adieu l’escalade !
Un petit sourire, comme pour démentir. Elle lui fait un clin d’œil, et Sara rit. Elle frémit intérieurement de dégoût, voulant encore hurler a cette femme ce qu’elle est sure qu’elle sait déjà, ce que tout le monde sait et que tout le monde tait. La loi du silence, encore et encore, mais pourquoi, pourquoi ? Quelle absurdité... Alors, elle se tait. Elle observe encore, écoutant les bruits coutumiers de la maison ; le bruit régulier du clavier de l’ordinateur, à l’étage ; les clapotis réguliers de la soupe ; le ronronnement du chauffage... Rien d’autre. Espoir ?
Tiens, Papa n’est pas encore là ? demande t elle d’un air anodin.
Non... Soupire l’adulte en fronçant les sourcils. Il rentrera tard ce soir, il a une réunion. Il m’a dit de te dire qu’il passerait voir comment s’était passée ta journée en rentrant...
Ah... Ok...
Elle n’a même pas frémi. L’habitude, sans doute. Pas d’espoir.
La douleur. Encore et toujours. Les bleus sur sa poitrine, ses jambes, son ventre ; la douleur physique, la douleur mentale, au creux de son âme, au creux de son corps, comme un démon aux traits curieusement familiers depuis qu’il ne quitte plus ses horizons.
Rien a faire, rien à dire. Pas le choix. Briser le ménage, briser la famille, briser la loi du silence ? Se trahir soi même, trahir sa mère, trahir son frère ? Trahir son père ? Qui trahit qui, dans l’histoire ? Non, ce n’est même plus la peine. Quoi d’autre que supporter ? C’est bien elle qui doit prendre, qu’a-t-elle d’autre à faire que d’accepter ? Se résigner, discipliner son corps et son âme, alors qu’on voudrait hurler encore et encore, hurler l’injustice, couvrir les gémissements essoufflés de ce corps sur elle, qui l’étouffe et l’enserre, alors qu’elle hurle en silence, prisonnière.
Hurler le sacrifice de son âme. Hurler la mort de sa jeunesse. Hurler, sans fin. Mais il n’y a rien à faire. Maintenir une paix que tout le monde sait illusoire. Respecter la loi du silence. Continuer à vivre... Demain, un autre jour. Demain, une autre nuit. Jusque quand ? Quand il le faudra.
Continuer à vivre. Demain, d’autres rires. Demain, d’autres larmes. Demain, continuer à vivre. Juste un jour de plus. Un pied devant l’autre. Un pas après l’autre. Parce qu’elle n’a pas le choix.
Il se lève, essoufflé, vidé. S’en va. La laissant enfin seule avec son corps.
Elle ferme les yeux.